L’homme qui pleurait les morts. Arata Tendo.

Arata Tendo semble encore peu connu en France ; il a reçu au Japon le prestigieux prix Naoki, l’un des principaux prix littéraires de l’archipel, pour son roman L’Homme qui pleurait les morts (publié en 2008 mais, à ma connaissance, le seul encore traduit en français à ce jour).

Shizuto est un jeune homme, apparemment sans attache ; il parcourt le pays à pied pour accomplir un rituel funèbre à l’intention de ces gens morts pour la plupart de morts violentes, et qui n’ont pas ou trop peu été pleurés. Ce sont des êtres disparus qu’il ne connaît pas, et qui n’ont jamais rencontré sa vie. Il se renseigne sur leur sort, les conditions dans lesquelles ils ont perdu la vie, note minutieusement leurs joies, leurs peines, ce qu’on sait de leur famille, leurs amitiés. Puis il se rend sur le lieu du drame, et entame une gestuelle funèbre pour leur rendre hommage. Cette vocation, il se l’est choisie seul. Mais qu’est-ce que pleurer un mort dans une société qui va à vau l’eau dans la spirale de la vitesse, de la performance et de l’individualisme ? pourquoi donc Shizuto, plutôt qu’un autre, consacre-t-il sa vie à cette pratique ? Pourquoi cet altruisme funèbre ?

Le destin de trois personnages croise Shizuto, dont la trajectoire va densifier l’histoire, en apportant un réseau de significations et d’émotions au cérémonial de Shizuto, qui va permettre d’en dévoiler peu à peu l’origine et la portée. Le lecteur fait d’abord la rencontre de Makino, un journaliste cynique, plus porté sur les ragots ras de moquette que la vérité des informations, lui-même marqué par l’abandon de son père. Puis Junko, la mère du « pleureur », dont les jours sont comptés sous la menace d’un cancer en phase terminale, qui organise sa fin tout en s’occupant de sa fille enceinte et en attendant infatigablement le retour de son fils, pourtant parti sans souhait de retour. Enfin Yukiyo, femme fragile et tourmentée, a naguère tué son mari, et depuis, erre en compagnie du fantôme de ce dernier. Leurs vies passées, les remous intimes ou familiaux, regrets et doutes, se ramifient et irriguent le roman sur un mode polyphonique qui s’organise autour de l’immuable sacerdoce de Shizuto. Chacun de ses personnages, on le comprend vite, a un compte à régler avec la mort, une histoire inachevée, et complète la partition avec Shizuto dans un quatuor qui s’accorde tant bien que mal au fil des morts honorés.

La quête du jeune homme s’éclaire comme le récit avance. Sur les pas du « pleureur », le lecteur s’attache attentivement à la lente progression d’une rédemption nécessaire. Mais la présence obsédante du regret de la vie passée, des chimères de la nostalgie et du bonheur, de l’angoisse de la mort, la mort qui broie tout et termine toujours tout, alimente le récit à chaque page, pour permettre au thème majeur de se dessiner : la perte de toute compassion dans cette société moderne et la pauvreté humaine de nos vies urbaines.

L’écriture minutieuse et délicate, l’authenticité des dialogues, le lyrisme contenu, colorent le roman d’un ton paisible, et, malgré la mélancolie, d’un amour pudique de la vie. Une lecture attentive – facilitée par le charme apaisant de cette écriture -permet d’apprécier les références très traditionnelles de la culture japonaise, qui donne au texte une patine lumineuse. Le cycle des saisons, le climat et le temps qu’il fait – soleil, pluie, vent – comme autant de messages codés de la nature en mouvement, la présence des hommes dans les paysages, qu’ils façonnent et animent- villages et champs, rues étroites et carrefours des routes de montagnes, banlieues tristes et trop urbanisées – tous ces paramètres dressent un décor captivant, où transparaissent les mauvais penchants de la société japonaise, écartelée entre ses obsessions pour la tradition, la pudeur, l’individualisme et enfin, la modernité.

L’homme qui pleurait les morts n’est pas un roman sur la mort, mais bien plutôt inspiré par le lien entre la vie qui reste, et ses devoirs envers ceux qui ne sont plus et qu’on oublie ; c’est en les honorant, sans enjeu, sans intérêt, mais seulement pour ce qu’ils continuent d’être en nous, dans nos paysages intimes et le sel de nos souvenirs, qu’on éclaire sa propre vie, comme l’effet d’une grâce durable.

Espérons, espérons que Le Seuil – ou tout autre éditeur, que fait donc Picquier ? –  nous donnera prochainement la traduction d’autres ouvrages de ce bel écrivain.

 

Arata Tendo. L’homme qui pleurait les morts. Seuil. Traduit du japonais par Corinne Atlan. 606 pages.

 

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