Voici  un authentique entrepreneur, un homme qui prend des risques et qui n’est pas sans rien faire, et c’est Arsène. Voici dont un vrai libéral. On peut dire de lui qu’il ira loin, mais il a déjà parcouru bien de ce chemin que la vie dévoile comme on s’y aventure. Arsène considère que tout investissement – d’argent, de temps, de relations- est juste par son principe. Il adore le mouvement mais rejette l’oisiveté, honore le profit et déteste l’assistance. Arsène est un gagnant. Qui lui donnerait tort, de nos jours ? Il est pour l’entreprise et le capital, hostile au partage et à la solidarité dont il affirme que c’est la dictature des faibles et des inaptes. Seul le travail et la valeur font la fortune. Sans doute nourri de son succès, et assourdi par son propre mouvement, Arsène n’aime pas les modestes de la société, et n’a pas de mots assez sévères pour les distancés, les exclus, les précaires et les pauvres, qui ne sont  -tout le monde le sait – que des invertébrés accrochés à leur rocher. Souvent, on le voit s’agacer ou s’emporter quand ces êtres réduits, à la vie confisquée par le sort, encombrent devant ses pas la chaussée qu’il emprunte. Plus les années passent et plus il est intransigeant pour ceux-là. Plus son succès l’élève dans cet ordre social qu’il vénère, plus ceux qui restent en bas l’exaspèrent. Mais qu’on ne lui reproche rien de cette mauvaise obsession, ce n’est là qu’un détour; jadis, on l’aura deviné, Arsène fut pauvre, jusqu’à un soudain virage du sort et toute ces foules de misère sont autant de spectres qui le pourchassent de les avoir oubliés. Lui seul les voit qui le hantent et le pourchassent, mais il ignore qu’on le sait.

C’est un devoir de s’étonner quand l’âge avance vers l’ombre, même si l’ombre semble en apparence encore lointain. Hommes fatigués, qui vous croyez l’esprit fourbu et le corps lointain, étonnez-vous des choses familières, celles que cent fois vous avez croisées et embrassées. Toujours le printemps attend de nous émerveiller : nous lui devons bien cela.

 

©hervéhulin2024

Les cahiers d’Alceste. Le blog littéraire d’Hervé Hulin. Lettre d’information N°16. 

Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie
 Les moyens d’exercer notre philosophie”

(Molière – Le Misanthrope, V,1)

Dans cette seizième lettre d’Alceste, que se passe-t-il? 

Comme une brume flottante, l’imaginaire du Japon et ses habitants extraordinaires. Jacques Dupin, ou la théorie de la poésie pure. Un peu de musique – et de poésie, et de nostalgie – sous la face cachée de la lune. La symphonie pathétique, et l’aspiration au malheur, comme une vapeur qui nous entoure…

Faut-il donc parler aussi de cette méchanceté et de la haine de l’autre, qui dans un vaste élan de servitude, font tellement sociétéces jours-ci?

Donc, d’abord quelques moralités de circonstances, alors que l’esprit d’ignorance et de revanche semble emporter les suffrages.

« Le régime de l’état ainsi transformé, rien nulle part ne subsistait de l’esprit ancien; tous, oubliant la liberté, attendaient les ordres du prince, sans craindre le présent »

Tacite, Annales, Livre I, IV

Souvent, c’est ainsi. Tacite est un photographe. La ruée vers l’obéissance, pourvu qu’on ait l’ordre. On s’y croirait, regardons autour de nous. Mais d’où vient que les Français ont de nos jours, si peu de goût pour la démocratie ? Qu’ils l’ont délaissée, avec l’effort de ses exigences, pour ces fantômes: de l’ordre et encore de l’ordre, et moins d’immigration, bien sûr, cause de tout ce désordre, puisqu’on vous le dit.

Nostalgie ou énergie du Japon. Le Japon – Ja-Pon- c’est étonnant comme ce nom sonne enfantin -est une terre rêveuse en toute circonstance, que l’intensité vivante de ses villes ne sait effacer. On y est saisi de l’esprit d’ordre et de calme, qui irrigue positivement toute la société et lui imprime un esprit de sourire jusque dans ses détails oubliés. La politesse n’y est pas une convention de société; mais une exigence d’humanité sur laquelle se construit tout l’édifice des relations humaines.  Tout n’y est pas luxe, mais calme et volupté, d’une certaine façon. En tout cas, tout y est propre, tout y est en place, apprêté avec gentillesse, et voilà une belle signature de civilisation. Une société sans animosité est donc possible.

Ce qui doit nous épater, et nous laisser quelque enseignement, c’est ce goût de la contemplation. La fleur qui orne un vieux mur et le passant qui se presse vers le sanctuaire répondent de concert à ce même impératif. Les jardins, là-bas, ne sont pas conçus pour la promenade; mais pour la seule contemplation. On en voit même qu’on ne peut approcher, immaculés derrière une large vitre. Le beau est à disposition du regard, et non l’inverse.

Du roman japonais. A propos de regard…De cette étrange nation – que personne ne le prenne mal – on reconnaît surtout la poésie, et sa traduction alchimique de l’intimité par le biais de la miniature (Haikus et Tankas).Et pourtant…Dans la littérature japonaise, le roman est un phénomène récent; en gros, le début du XXe siècle. D’emblée, c’est la facture occidentale qui est adoptée. Soseki sera un des premiers ; puis viendront d’autres, dont on retiendra Fukunaga (La fleur de l’herbe), Ooka (La dame de Musashino) ou encore Nakamura (L’été). Pourquoi citer ces noms, plutôt que Tanizaki, ou Kawabata, au génie supérieur ? Les trois précédents se sont nourris du roman français, traducteurs dès la première moitié de leur siècle, de Nerval, Stendhal, Flaubert, Proust. Dans un contexte d’appétence puissante des lecteurs nippons pour la littérature occidentale de roman, et française en particulier. Ils y ont saisi et cristallisé ce balancement continu de l’intériorité vers la société où se fonde le mystère de la littérature. Car là-bas, tout est ainsi : une palpitation de l’intime, éclairée d’un horizon intérieure où se nouent les sentiments sans jamais se libérer au grand jour. L’écriture imprime plus qu’elle n’exprime. Merveilleux, comme la beauté des mots se joue de la distance des océans, des îles et des langues.

Jacques Dupin. Le corps clairvoyant.

“L’immobilité devenue
Un voyage pur et tranchant”
(Saccades)

Aura-t-on déjà pu recevoir une telle densité de sens et de parole en si peu? Une telle invention en si peu de mots ? Dupin est savant, un savant Faustien qui ne se contente jamais de ce qu’il sait et va chercher plus loin des vérités nouvelles, prêt à toute sorte d’invention à cette fin. Son verbe est à la fois noué et fluide, au service d’une forme de micro-narration exclusivement poétique. «Le corps clairvoyant » est un livre qui vous capte, qu’on emmène avec soi et qui ne vous quitte pas. Un de ces livres-compagnons, qui sont les plus précieux des livres.

« J’extrais demain
L’oubli persistant d’une rose »

(Proximité du murmure )

Ici, c’est la micro-éruption d’une sorte de haiku (décidément, le Japon…) qui soulève la grâce du paradoxe. Dupin déclarait – je ne sais plus où, désolé- que la poésie procédait « d’une demande incessante de vérité ».

« Dans la nuit ravinée reconstruire sa danse
Le geste de la forêt
A la brisure du récit l’abandon de la vague
A son comble décimée
Quand plonge l’oiseau de mer, le vérificateur des marées
Il plonge
Dans ce qui s’écrit, sasn elle, 
Par un saccage sans mesure
Et le feu dont elle est l’enfance (…)
Rien qui ne nous sépare mieux
Et brûle plus clair
Il plonge, J’écris
Elle efface à grande eau matinale
Le savoir qu’une nuit ravinée
Avait imprimée sur ses reins
Étant ici venue pour trahir
N’étant qu’une lame d’air
Dans l’air
Affilée »

(Le lacet)

On admirera avec un réel plaisir de lecture la sinuosité du sens. Mais quel sens, direz-vous, dans cet écheveau de mots et d’image ? Pas évident, c’est sûr…Relisez bien ; ce n’est que la construction du poème, dite de l’intérieur. C’est un grand du siècle, Dupin, un peu dans l’ombre de Char et Bonnefoy. Mais il a son langage.

“Lire l’Ukraine.” C’est une initiative de l’Institut Ukrainien, qui a créé ce site ce site pour faire connaître la littérature ukrainienne et ses auteurs.On ira s’y promener, et peut-être acheter de la lecture pour penser à ce peuple en guerre – qui a le goût de la démocratie, qui continue à écrire des livres pendant qu’un autre peuple, qui lui, ne l’a jamais eu, a pour projet de la détruire et lui faire payer ce goût. Allons-y: https://fr.ui.org.ua/lire-lukraine

Nostalgie sur la face cachée de la lune. Roger Waters aura beaucoup compté pour certains de ma génération, mais il vieillit mal ; parfois, ça arrive aux rock star…Le voici qui réenregistre Dark Side of The Moon. Cinquante ans après. Et pourquoi donc ? Parce que, dit-il (un entretien dans Rolling Stone il y a quelques mois) c’est lui qui à l’époque (donc 1973) a tout fait, tout écrit, tout composé et il est temps de le dire gna gna gna. Les autres ne comptèrent pour rien (les autres, c’est-à-dire, Pink Floyd tout entier, excusez du peu). Dévasté qu’il est par son ego douloureux, personne ne le croit. Alors, ce Dark Side remanié, que vaut-il donc ? Serait-il donc infiniment supérieur à la version légendaire que nous avons tous vénérée? Je ne sais plus quelle revue avait estimée qu’un foyer sur cinq dans l’hémisphère Nord possédait au moins un exemplaire de DSOTM. C’est dire…Et bien non, c’est un peu pauvre, un beau son, des harmonies séduisantes, mais musicalement faible. Rien que la voix traînante, qui ne chante plus, d’un vieil homme qui effleure des sons magnifiques. Or, dans les textes rajoutés, qui hantent toute la durée de l’écoute, il y a de belles choses. On y(re)trouve cela:

« The memories of a man in his old age
Are the deeds of a man in his prime
For life is a short warm moment
And the death is a long and cold rest (…)
And everyone still on the run”

On comprend mieux. Ce sont des paroles d’une ancienne chanson (Obscured by clouds, 1972) qu’il nous ressert ici, le vieux Roger, mais en mode parlé sur le célèbre battement cardiaque de Speak to me. On devient indulgent pour ce vieil homme qui eut naguère, on peut le dire, du génie. Face à la mort, un regard en arrière et voilà tout. La nostalgie d’un autre temps, comme s’il était possible de réenregistrer le passé pour le redessiner, pour revenir en arrière. Ah… La nostalgie, comme ce serait doux de ne la savourer que lorsqu’on est jeune. La face cachée de la lune, c’est peut-être cela: dissimulés au soleil, les regrets de ce qui aurait pu être dans la jeunesse, et ne l’a pas été.

La symphonie pathétique, et l’agonie de la République. Quel rapport?

Nous sommes toujours fascinés par le désastre et son harmonie en clair-obscur. L’ultime symphonie de Tchaïkovski est tellement populaire, surjouée et sur enregistrée; elle est sans doute, la musique du malheur d’une âme en laquelle chacun peut se reconnaître. Le désastre, nous le fixons, immobile et voluptueux, comme captés par la spirale de l’eau qui se vide au fonds du lavabo. Ils vont voter de concert, les humiliés et offensés, dont la vie est confisquée par le caprice du capital. L’instruction qui leur a été refusée, ou qui les a dépassés, laisse une plaie béante d’où suinte une fureur rentrée qui les magnétise vers l’abîme.

Les indignés auront toujours des raisons de s’indigner, les pauvres de contester leur pauvreté, les opprimés d’être opprimés. Mais il y a de nos jours et sous leur atmosphère opaque, tant de rancœurs et mauvais penchants, qu’il faudra bien trouver des coupables en France au malheurs des uns. Ne nous leurrons pas ; ces coupables seront toujours les mêmes, n’est-ce pas ? Ceux-là y verront une revanche dont l’esprit furieux depuis si longtemps a tout balayé de l’esprit de tolérance, et du goût de l’humanité. Ils sont devenus méchants. Ils en sont pathétiques.

Pourtant, rien, dans les lois qui s’annoncent, ne va en leur faveur. Ce sera du malheur, encore et encore; malheur des âmes déçues et coupables, mais aussi, malheur à celui qui bientôt, n’aura pas la peau ou les cheveux qui conviennent à l’ordre nouveau de ces vainqueurs, celui qui rasera les murs dans la rue, qui devra taire sa prière, ou son accent vocal. Ils ont voté, ils voteront encore. Voulue par le peuple, voici venue la fin de la République, une fin qui passe comme le souffle de l’adagio lamentoso qui conclut, fusionné dans le silence, la Symphonie Pathétique. Pour mémoire, on se souviendra que Tchaïkovski s’est suicidé – un simple verre d’eau corrompue des germes du choléra – sitôt achevé son chef d’œuvre.

Allons, cessons-là cette plainte; voici une citation plus heureuse et tournée vers l’espérance, il nous en faut.

“Dans la nuit noire
Tôt ou tard Va briller un espoir
Et germer ta victoire.”

        (Françoise Hardy, Contre vents et marées)

Quelle douceur, ces mots glissent comme naguère la soie de sa voix…Je pense à vous, Alceste, et votre penchant final pour le désert. Molière avait compris la folie de ce monde, si fiévreuse, et pourtant si inspirante. J’ai commis cela il y a quelques temps déjà:

“Je suis las des foules et du cri des cités,
Des savoirs et des pleurs, du fracas des empires !
Rongé par sa gloire, ce vieux monde excité
M’est lointain comme un soir dont la rougeur expire…”

Départ (Envie d’Alceste)

Ah… Relisez donc le poème en entier. mis en ligne l’année dernière. Partir pour échapper au monde. Mais où? Un désert, n’importe où, avec des fleurs, si possible.

Un éclair de maître, pour finir:

“Rien qui m’appartienne
Sinon la paix du coeur
Et la fraîcheur de l’herbe”

                                      Issa Kobayashi

Allez, ne faiblissons pas, et croyons fervemment à la littérature amateure.

En attendant, les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous. A bientôt, si on nous le permet encore.

Les Cahiers d’Alceste,

Et n’oubliez pas vos bienveillants commentaires…

 

©hervehulin2024

La sensation de bien-être que provoque la pluie sur les feuilles, la surprise d’une odeur aigre-douce saisie dans la rue, le bruit doux d’un moteur dont la rumeur s’efface lointaine derrière la ville, ont une cause lointaine que nous ne connaîtrons pas sitôt passé l’instant de cette intimité. Mais restera l’effleurement d’une familarité heureuse, un sentiment de reconnu pour émerger de toute la gamme des secrets que nous avons ignorés en nous comme autant de vérités dont le sens et la portée nous restaient indistinct, comme l’effet d’un langage dont on croyait ignorer la syntaxe et les codes élémentaires alors qu’un rien de passage aura suffi à nous en rendre le verbe parfaitement audible ; le monde s’ouvre alors à nouveau, animé d’une myriade de minuscules connexions qui font soudain que tout ce qui paraissait anodin, médiocrement invisible, trop quotidien pour nos aspirations, est à nouveau resplendissant.

 

 

Il n’est pas de vérité sans secret, qui dort à l’abri du sens et du message ; rien de vrai qui ne soit d’abord le jeu d’un terme inconnu, un  éclat dénué de mouvement mais resté invisible ou inaudible à la conscience formatée de nos cerveaux modernes. Nous apprenons, nous ignorons puis oublions et retrouvons enfin des choses parfois lumineuses, parfois transparentes. Ce qui était mystérieux hier devient soudain élémentaire, et sous-terrain, soudain aérien. Nos ancêtres voyaient dans l’éclair,  les marées, les saisons, un mystère dont la clé, hors de portée des mortels, était possédée seulement par des dieux jaloux. Voilà tout, nous savons que la conscience est une caverne qui ne cesse d’être inexplorée ; mais nous ne savons toujours rien de son âge géologique, sa substance minérale, et de l’orientation de son tunnel. La vérité est ce miracle qui permet de toucher la matière du mystère qui alors, s’évanouit pour renaître ailleurs.

 

 

©hervéhulin2024

Théodule ne croit pas que le Christ ait pu ressusciter au troisième jour, et même marcher sur l’eau ; c’était une époque de superstition et de grande fièvre mystique. Il ne croit pas que l’homme ait véritablement marché sur la lune ; ce sera plutôt un habile montage de cinéma, qui permet aux masses de rêver d’un avenir meilleur. Qu’un chien soit capable de retrouver son maître à cent kilomètres par l’odorat. Et que les escargots changent de sexe avec la pluie.  Il ne croit pas non plus aux vertus préventives des vaccins, ni à l’homéopathie, et encore moins à la médecine traditionnelle chinoise ; pour tout dire, il ne croit pas à la psychanalyse. Tout cela n’a pas de sens, sauf à endormir les anxieux. Et encore moins aux capacités excitantes de la caféine, comme à celles plus discrètes mais recherchées, du ginseng. A lui, tout cela ne fait aucune sorte d’effet. Il ne croit pas non plus que la consommation de haricots occasionne des flatulences ; d’ailleurs, lui-même n’en mange jamais, et il souffre pourtant de ballonnements chroniques.

Mais voici que son journal du jour lui est apporté. Il se précipite sur l’horoscope, et appelle son épouse pour lui faire partager la nouvelle : on a découvert des traces du yéti vers un des plus lointains sommets de l’Himalaya.

 

 

Dans le flot des déclinaisons romanesques du récit homérique, il n’avait pas été entrepris encore d’écrire la chute de Troie du seul point de vue des femmes. Historienne, romancière et passionnée par les mythes grecs, Nathalie Haynes n’en est pas moins journaliste. Et c’est un peu avec cet œil -là qu’elle nous emmène sur un versant discret de la guerre de Troie. A la recherche de vérités inaperçues encore.

Avec le récit homérique, les femmes sont très présentes,  aussi souvent au premier plan, qu’à demi-muettes, à l’image d’Hélène. Très peu aura été décrit de leur souffrance. Les hommes sont morts, victimes de leur violences ; les enfants aussi. Les femmes troyennes sont esclaves, c’est leur sort : accablées par un destin dans lequel elles n’ont aucune part, elles endurent et attendent. Les voici rassemblées sur la plage, couverte des cendres de la cité, ; du sang de leur peuple, de leurs époux, de leurs enfants, de leurs parents ; attendant que leurs maîtres viennent faire leur choix et les emporter comme autant de parts de butin. Mais les Grecques aussi : Pénélope, docile mais lucide, qui manigance sa survie plus qu’elle n’attend cet époux légendaire qu’elle a si peu connu. Hélène impose sa sensualité aux hommes, dont pas un n’ose la regarder en face. Iphigénie, ensanglantée avant d’avoir vécu ; Clytemnestre, figée dans sa révolte intérieure et si patiente. Mais les divinités aussi, sont femmes, et pas forcément – mais on le savait déjà -de la meilleure nature. L’explication de la pomme d’or remise par Paris à Aphrodite, contre Athéna et Héra, est savoureuse et très ironique – invention absolue de l’écrivain, là on sort du mythe récupéré, et on entre dans la littérature. Et les hommes dans cette affaire ? Les mâles, les guerriers, les glorieux…Ils ne sont pas heureux pour autant, broyés par leur destinée de héros qui ne les laissent pas vivre pour autant: ils ont tellement peur de mourir. Même Achille.

Souvent le phrasé de la narration, très fluide, est tragique bien sûr, mais en accusant des variantions plaisantes à la lecture : parfois plutôt lyrique , avec des détours de bavardage, ou de fureur rentrée ; mais toujours saisi de nostalgie, et prenant le sens du tragique comme on prend celui du vent. Ce chœur grec exclusivement femme exhale ainsi un dérangeant lamentoso, que nourrit le récit en alternance continu des personnages, à la troisième personne, ou à la première, dans toutes ces voix sonne le même timbre. Dans la douleur des mères endeuillées ou des épouses captives – Andromaque est les deux à elle seule, la plus pathétique – c’est bien une lucidité supérieure sur la condition humaine qui se dessine et laisse le lecteur songeur sitôt tournée la dernière page.

Et pourtant, ce destin qui les tourmente leur confère une force durable derrière les siècles qui passent. En quoi donc des êtres vaincus restent les invaincues ?Elles sont fières et leurs voix intérieures restent intactes. Ce sont elles qui tiennent la parole, au-delà des siècles. Elles restent, la tête droite et le regard lointain, de vivants modèles du genre humain.

 

Nathalie Haynes. Les invaincues. Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Manon Malais. Edition Michel Lafon. 412 pages.

Sitôt la première heure évanouie

Les rayons honorent

La vapeur intime des mots

Dans la prairie incolore

Tandis qu’à midi les feuilles transforment le soleil

Délié dans sa buée qui expire

 

Images de saisons semblables

De courbes et de fleurs blanchies

Écoutons le son des vibrations sous le sable

Des silences précieux et du givre fertile

Images du vent

En noir et blanc

 

Sitôt la porte relâchée

L’espace s’émeut Le mur est pâle

Un courant d’air sursaute

Et pose un semblant de rime sur

L’existence d’un rideau

Où l’espoir respire

Er respire

Et respire

Dans cette quinzième lettre , le printemps, la littérature pour tous, le bonheur, Rétif de la Bretonne, des étoiles et de la poésie, encore et toujours. Amis lecteurs, dont l’afflux étonne depuis quelques jours (plus de 4000 visites en une semaine, quelle ruée confidentielle!), profitez bien.

Printemps. Les esprits antiques et leurs poètes, imprégnés de la finitude de l’existence, avaient un sens inné de l’idée de renaissance. Le printemps est un moment d’instabilité précieux: voilà pourquoi il aura toujours l’effet d’un charme, au sens que la magie donne à ce terme.La sensation à peine ressentie d’une tiédeur dans l’air, que l’on aime familière, sait redonner espoir et une humeur meilleure. Le printemps atténuera de son seul sourire, la peine et le regret des morts. Il substitue une transfiguration familière, plus apaisante comme passent les années, et que d’autant de printemps se substituent aux hivers. L’âme, en veilleuse depuis novembre, soudain frémit à nouveau: les deuils s’estompent; le bonheur peut recommencer, et l’espérance que la vie soit belle.

 Atelier Mathieu Simonet. Ecriture pour tous. Curieuse et passionnante expérience que cet atelier d’écriture animé par Mathieu Simonnet le 21 mars. Simonnet consacre une énergie quasiment planétaire à multiplier les envies d’écrire pour tous. Il part du principe que toute écriture est légitime; dès lors, la publication devient un phénomène mineur et complètement dissocié de l’acte. Nous avons tous le droit d’écrire, et en plus, nous avons tous des choses à dire. C’est une idée belle qui fait son chemin, poussée en avant par la (jolie) mode des ateliers d’écriture. Tout le monde écrit, on est tous amateur, dans le double sens du mot. Publier, c’est vrai, à quoi bon? L’écrit doit-il en toute circonstance, être opposable à la foule? Ecrire est tellement jouissif. Ecrire rend heureux.

Dans l’atelier Simmonet, l’esprit ainsi délesté travaille donc en liberté. Liberté contrainte, par le temps imparti: celui laissé à l’inspiration est limité à celui d’une chanson – ça vaut ce que ça vaut, mais on fait avec-mais il faut bien reconnaître que la contrainte aiguise le verbe, et aide à aller le chercher dans les recoins. Au final, c’est un moment agréable et bien amusant. Chacun est heureux de ce qui s’écrit, et voilà tout. On en sort bien, avec soi-même.

De sa vie et celle des autres. Mais une limite au point de vue précédent s’impose. Faut-il donc sans cesse ne raconter que sa vie pour être un écrivain de ce siècle? Regardons les programmes des ateliers d’écriture, et, par glissement, les devantures des librairies. Il faut parler de sa vie, à tout prix, si possible en souffrance – un inceste, une rupture, une violence, un deuil, ou plusieurs, un exil, tout ça à la fois, c’est encore mieux -L’intimité déchiffrée semble devenue la matière littéraire première de notre temps- comme au moyen-âge, les chevaliers, ou dans l’antiquité, les dieux et les héros. Mais écrire dans l’ombilic de soi-même, certes, mais sans écrire pour les autres?…Quand on écrit, qu’a-t-on à exprimer pour l’autre? Trop d’écrivain(e)s d’aujourd’hui n’ont rien d’autre à transmettre que leur vie. Avec talent parfois (Ernaux) ou parfois, sans (Angot).

Et voilà que grâce au magnétisme d’internet, je trouve enfin “Monsieur Nicolas” dans la vieille et unique édition de la Pléiade (ah, qu’il est doux de trouver enfin un introuvable livre qu’on attendit longtemps)… Rétif de la Bretonne ne raconte que sa vie, probablement nourrie d’affabulations que personne ne croit, mais qui font littérature.On n’est pas obligé, bien sûr, d’affronter les trois mille pages de ce Nicolas-là. Mais en parlant de soi à chacune de ces pages, Rétif, graphomaniaque compulsif, à travers les siècles, nous livre avec bien de l’image ce qu’était la vie au XVIIIè: comment les enfants jouaient, se passait la journée, comment le désir venait et repartait, ce qu’on mangeait, ce qu’on cachait des sentiments, les mots qu’on prenait pour dire les choses quand de nos jours, on en prend d’autres pour dire les mêmes… Il a deux obsessions, Rétif, qui font le flot de cette somme: le sexe et l’écriture. Le reste n’est que décor et mise en harmonie. Pourtant, il le dit dans son prologue, il n’est alors que le troisième auteur de tous les temps à entreprendre l’histoire de sa vie (après Saint-Augustin et Rousseau). S’il savait ce qu’est devenue cette étrange manie de nos jours…Du plus intime de sa personne, dans une narration submergée de détails en tout sens, il nous montre que c’est possible: en parlant de lui-même, il nous parle du monde; or, de nos jours, les autres ne parlent que d’eux-mêmes comme s’ils étaient le monde.  Parfois tourmenté, son récit reste toujours heureux.Même quand la vie ne l’est pas chaque jour, la littérature, elle, le reste à chaque phrase.

Jean Giono et les étoiles. Jolie découverte de lecture que cet ouvrage, peu connu il me semble, de Giono: “Traversée sensuelle de l’astronomie”. Rien que le titre vous emporte vers la délicatesse des étoiles. Dans cette méditation d’un mode fluent, le corps épouse l’infini du cosmos à chaque page. A force d’invoquer sa finitude face à l’immensité spatiale, nos sens sont appelés par le prisme d’un verbe quasi magique, à gagner la dimension des étoiles.

L’univers n’est pas séparé en deux parties: nous d’un côté et de l’autre côté, le reste, nous sommes l’univers et sa passion est notre passion”.

A chaque ligne, chaque propos, Giono réussit à façonner un lien entre la vie – la nôtre, c’est à dire notre humble matière – et l’ordre des étoiles: c’est une clé de sagesse, cette fameuse sagesse dont la distance nous désespère parfois. La lecture de la “Traversée” nous trace un cheminement du corps vers l’infini des astres.

Au delà de Mars, près de nous, quelqu’un de notre famille est mort.Nous mourrons. Dans les espaces et le temps que le soleil gonfle, les débris du soleil tournent déjà autour de lui.(…) L’idée de notre transformation nous est intolérable; pour assurer sa durée, la matière doit être amoureuse d’elle-même”.

A-t-on souvent lu un tel émerveillement? Une telle densité dans l’expression de l’infini? On contemple les étoiles, comme un fil d’aplomb suspendu au plafond, et un peu de sagesse nous vient, enchantement béni d’une neige fragile.

Alicia Galienne. A découvrir, la poésie juvénile et tragique en même temps, d’Alicia Galienne (NRF, Poésie Gallimard; L’autre moitié du songe m’appartient”). Alicia a beaucoup écrit avant que sa jeunesse ne s’achève: elle savait que sa vie ne dépasserait pas celle-là, à cause d’une affreuse maladie dégénérative comme la cruauté de la nature sait parfois l’inventer.

“Non Rien ne m’est interdit

Car je détiens le rêve

entre mes mains pleines de ciel

car j’ai conquis les oiseaux

tout au dessus de l’eau

Où je marche la nuit”

            (in “La mort du ciel”)

Chaque ligne est comme brûlée de l’envie de vivre. Elle écrivait tous les jours, avec une inspiration soutenue, et sans doute, pressée. On y trouve de l’authenticité, un verbe original, souvent mature -normal, quand la mort vous talonne -délicatement ourlé, parfois, d’inexpérience. Pour exprimer sans fard et sans peur le vertige du vide final qui approche.

Faire le vide

Se retenir d’espérer

Oublier son regard

Deviner l’emprise du silence 

sur soi-même”

            (in “Douceur de nuit”)

Et puis, il y a l’amour, obsédant mais discret, qui transparaît ça et là dans les poèmes.

“Cette nuit pour toujours nous appartient

Nous anges ou démons sans permission

Qui nous volons à chacun l’amour

Où avons-nous appris à vivre sans permission?”

             (in”Deauville”)

Alicia est morte à vingt ans, un triste matin de Noël. Lisez “L’autre moitié du songe..“, lisez tout. A la fin du recueil, une postface pleine de tendresse de son illustre cousin, Guillaume.

De  la magie des rituels. Deuil, Printemps, Sagesse. Pour moi ce printemps n’aura pas été joyeux, mais le prochain le sera probablement. D’ailleurs, il continue de faire froid et gris, cette année. Et le coeur s’en ressent. Proche de ce que Francis Jammes appelait “Le deuil des primevères”. Mais des mots et des gestes familiers, partagés, suffisent parfois à renverser la donne. Chaque instant de splendeur est une résurrection. La doucereuse mélancolie d’un ciel  inversé.

De “La traversée sensuelle des étoiles“, cette phrase incroyable, ode à l’humanité, qui redonnerait (presque) envie de croire au genre humain:

L’homme vit dans des grandeurs libres. Dans tout ce que nous faisons, il faut tout faire pour l’homme.Il ne faut rien faire pour tout ce qui n’est pas, exactement et sans équivoque, l’homme”.

Merci, Jean Giono.

Il est possible, si l’humeur mienne ne change pas, que je vous parlerai dans la prochaine lettre, du voyage au Japon, et d’écrivains d’Afrique.

Allez, ne faiblissons pas, et croyons fervemment à la littérature amateure.

En attendant, les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous. Allez lire les “lamentations de l’errant“, ou de l’esthétique du poème comme une fin en soi…

Les Cahiers d’Alceste,

Et n’oubliez pas vos bienveillants commentaires…

 

Hermodore vous dira qu’il a la passion de l’information. Est-il journaliste? Il vous le dira peut-être. Il est vrai qu’il diffuse bien des choses. Pourtant, il sort rarement de chez lui mais Internet et les réseaux lui font explorer le mode et toutes ses vérités cachées. Il investigue, découvre des histoires, est dénonce des mensonges. Professionnel convaincu de l’information, il n’a jamais eu de carte de presse. Libre, n’appartient à aucun journal. Solitaire, connaît les autres et leurs détours. Immobile devant son écran, il voyage plus que ces agités du système grand public et bien-pensant en flux dominant…Il dénonce et il accuse des maux qu’il découvre ainsi.

Car voyez-vous, si Hermodore se joue des angles morts et sait en dévoiler les secrets, c’est qu’il évolue avec aisance dans des eaux de différentes sortes, profondes et de surface, claires et saumâtres. Ses deux moitiés de cerveau sont poreuses à tous égards, et en font cette étrange chimère si courante de nos jours. C’est un assemblage qui le rend sympathique et le rend unique et commun à la fois. Un corps de loutre plutôt agile, pour plonger sous la surface, des mains palmées pour nager partout, et un large bec pour fouiller la vase ; et pour seul orifice à l’arrière du corps, un cloaque polyvalent. C’est grâce à cette unique physiologie qu’Hermodore vous dira combien il est convaincu d’être indépendant absolument.

 

 

Pourquoi ai-je si peu vécu ?

Sable mobile sous l’eau pure

Pour les névés des aubépines

Où s’exténuent l’ordre et l’éveil

Pour la torpeur floutée de l’aube

Où nul moment se renouvelle

Et l’extase et l’insomnie

Pour les distances hors-échelles

De l’enfant jamais revenu

Voilà pourquoi si peu vécu

Ai-je donc déjà tant vécu ?

Dans l’antique jardin les bourgeons

Restaient bourgeons Mais renonçaient

Aux années discontinuées

Dans la clandestinité qui ont dévoyé

Ce songe nu au cœur du cercle

Et caresser l’espoir des marges

Comme la pluie qui passe et brûle

Sur la cendre d’avoir vécu

Pourquoi ai-je si peu vécu ?

Le front posé sur ces matins

L’instant semblait moins imparable

Les jours suivants les jours s’essoufflent

Et rien ne sait restituer

De l’hiver le pâle flambeau

Ai-je donc tant vécu ?

Les minéraux se sont lassés

De ces aspérités faciles

Cette absence en cheminement

Qui relie le cœur à l’étoile

Pourquoi ai-je si peu vécu ?

De l’iris le pétale hanté

Effleure le sol et le flot

Lumière es-tu si pâle

D’avoir si peu vécu

Pourquoi ai-je donc tant vécu ?

Témoin du contre-jour

Pour l’étoile dessous l’obscur

Et l’innocence dans l’eau pure.

À se complaire dans l’attraction des puissants, on en subit les grandeurs et les servitudes. Vous êtes ami avec l’un depuis vingt ans, mais le voici qui tombe bien bas par une affaire d’argent, d’impôt ou de vilaines mœurs : happé par l’appel d’air et sitôt effondré au creux de l’indignité, vous n’avez su rien voir venir, vous dira-t-on, et qu’il ne fallait surtout pas vous approcher si près d’une personne aussi peu recommandable.  Vous êtes aussi ami avec cet autre depuis six mois, tout autant inquiété : à peine son avocat a-t-il fait annuler un mauvais jugement, que vous serez encensé d’avoir pour fréquentation une personne aussi avisée. Mais ne vous leurrez pas : celui qui s’en tire vous laissera loin derrière, quand celui qui sombre vous emporte avec lui. Ce sont là des amitiés bien difficiles, pourvu qu’elles soient sincères.

Seule l’ignorance primitive inspire l’invention constante d’autres vérités que celles qui nous sont évidentes. Il suffit d’écouter celui qui se vante d’avoir compris, ou découvert, ou prouvé que les choses vraies qu’on lui sert ne le sont pas, et qu’elles ne servent qu’à dissimuler, parce qu’elles effraient les puissants, les bien-pensants, et les marchands, celles qui le sont vraiment. Que nous dit-il, ce libérateur de la pensée, qui sait regarder à travers les murs pour nous révéler le monde tel qu’il est ?  Qu’il ne sait pas pourquoi, qu’il ne voit pas comment, qu’il ne comprend pas du tout ce qu’on lui dit, ce qu’on lui montre, ce qu’on lui chante. Et le voici qui nous fabrique par déduction et par un infaillible instinct des coupables secrets d’autrui, un nouveau tissu de vérité qu’il substitue facilement, à tout ce qu’on lui a appris. Il ne sait pas pourquoi, mais il y a bien quelque chose qui cloche dans la taille des chambres à gaz, qu’il ne voit pas comment on aurait pu envoyer des hommes sur la lune à l’époque des téléphones à fil et de la télé en noir et blanc, il ne comprend pas comment une pandémie peut si vite gagner l’humanité et si tôt disparaître qu’on ait injecté quelques substances dans des millions de veines. Il ne comprend rien de ce qu’il voit, mais connait tout de ce qu’il ne peut voir.

Ne parlez pas aux jeunes des difficultés de leur âge. La plupart est peu disposée à en entendre les couplets, qu’elle aura déjà cent fois écoutée : que leur fait votre compassion, quand vous avez de loin passé l’époque des recherches d’emploi, des angoisses aux lendemain d’examen, des solitudes douloureuses et de l’abysse du chômage ? Leur nature les porte autant à la fierté que celle de leurs aînés… Vous voulez ouvrir une porte, et faire entrevoir un cheminement meilleur que celui tracé par ces années malaisantes ? Évoquez donc le poids des âges et la vieillesse qui monte, son cortège sombre de faiblesses et de maladies, représentez-leur ce qu’il en est de voir partir ses amis et tous ces instants heureux avec eux réduits à de simples souvenirs, tracez donc, avec la précision de l’expérience, la finitude du temps qui vient ; mais surtout, en toute circonstance, n’oubliez pas de dire ce qu’est la sensation d’avoir beaucoup vécu,  son inégalable goût de cerise, et l’écho harmonique de la mémoire illuminée… Alors, vous aurez su parler aux jeunes, les éclairer utilement sur la vérité de l’existence, et quand bien même un sur cent vous aura écouté, croyez que celui-là, pour les temps qui s’ouvrent à lui,  sera bien devenu sage.

Une famille, traversée de ruptures et déchirements, œuvre à la réconciliation, jusqu’à en perdre le souffle. Mais cette famille est dédoublée en deux branches qui s’ignorent. L’une, oubliée sur une grande partie du roman, est une famille éloignée de ses racines africaines. L’autre, au premier plan, est au contraire, enfermée dans ses racines africaines. On pourrait penser avoir entre les mains un Nième livre sur l’identité et la recherche des racines etc. C’est cette dualité, ainsi que la formidable capacité de l’auteur à retracer les douleurs intimes, qui en fait l’éclat incroyablement humain.

A la première page, un homme meurt en silence. En l’espace d’une soirée, la vie sereine de la famille Sai s’écroule : Kweku, le père, tombe doucement dans son jardin, face contre terre, et meurt. Comme dans les films, sa vie défile devant ses yeux et notamment son regret : avoir fait éclater la cellule familiale en abandonnant sa femme et ses enfants. Jadis chirurgien ghanéen extrêmement respecté aux États-Unis, il a subi une injustice professionnelle criante. On lui reprocha une erreur tragique dans une opération – à tort ou à raison ? Le lecteur ne sait pas et peu importe : c’est le sort qui frappe.

Ne pouvant assumer cette humiliation, il aura abandonné à Boston, sa ravissante épouse nigériane, et leurs quatre enfants. Il s’enfuit, accablé par cette indignité, pour ne plus jamais revoir cette famille aimée. Il tente de refaire sa vie au Ghana, pays natal ; mais laquelle de ses deux vies aura été la plus juste et heureuse ?

Il laisse ainsi un double cercle familial tourmenté. Dans le vide abyssal que laisse cette absence, la tension enfouie des secrets remonte et tourmente la famille. Dorénavant, Olu, le fils aîné, est tourmenté par l’obsession de vivre la vie que son père aurait dû avoir. Les jumeaux, la belle Taiwo et son frère Kehinde, l’artiste renommé, voient leur adolescence bouleversée par une tragédie qui les hantera longtemps après les faits. Sadie, la petite dernière, jalouse l’ensemble de sa fratrie. Mais l’irruption d’un nouveau drame les oblige tous à se remettre en question. Les expériences et souvenirs de chaque personnage s’entremêlent dans ce roman d’une originalité irrésistible et d’une puissance éblouissante, couvrant plusieurs générations et cultures, en un aller-retour entre l’Afrique de l’Ouest et la banlieue de Boston, entre Londres et New York. On cherche le bonheur et on espère la joie de vivre, mais chacun pleure beaucoup.

Chacun porte en lui une part de cette innocence qu’a blessée la mort du père. Les retrouvailles vont cristalliser les heurts, les non- dits, les tensions, les manques, les absences, les attentes des uns et des autres. Puis, autour du rituel des funérailles, les cercles fusionnent et l’apaisement survient.

Les séquences chronologiques sans cesse intercalées entre présent et passé compliquent un peu la narration. Ainsi, le parcours de chaque personnage permet une démultiplication rétroactive des détails de leurs vies. Pour le lecteur, ce lacis ne facilite pas toujours l’attention.  Ce qui est intéressant dans l’écriture de Selasi, c’est bien la façon habile dont elle entremêle l’identité familiale avec les blessures intérieures ; là est l’unité de son roman. Tayle Selasi écrit là un roman ambitieux, dont le très beau titre dit tout. Un grand roman, africain, sur le regret des vies inaccomplies, comme la perte de l’enfance et son émerveillement si bref, devant le drame des adultes.

Tayse Selasi. Le ravissement des innocents. Traduit de l’anglais (Ghana) par Sylvie Schneiter. Éditions Gallimard. 432 pages.

 

Chrysante est fier de sa promotion. Celle-ci, dit-il, le valorise. A ses amis, Il représente sa position comme on le fait d’un moment de théâtre. A sa famille, il parle de ses responsabilités, de son nouveau bureau, de ses notes de frais. Il déclame et s’agite, il est tourbillon et référence en même temps ; il dit comment les jeunes viennent lui solliciter conseil, les moins jeunes prennent exemple sur lui ; les seniors y voient à nouveau avec nostalgie leurs espérances de jeunesse. Il raconte souvent d’un air nonchalant ses exploits.

Ce matin encore, nous dit-il, il a sauvé le comité directeur de l’effondrement qui menaçait. Tout y était routine et plus de vingt personnes y parlaient en même temps sans jamais s’entendre. Mais notre Chrysante qui pendant deux longues heures n’avait point parlé, intervient. Voici qu’il s’élève au-dessus des rangs ; très vite, la cohérence de son discours, le resserrement de ses arguments captent l’attention de tous comme d’un seul homme. Les esprits lassés se réveillent. On se nourrit de son verbe, de sa compétence. On loue son excellence. Les décisions pertinentes seront alors prises sous cet éclairage sans appel. Il raconte tout cela d’une traite, l’air nonchalant et satisfait.

Sitôt la réunion finie, auréolée de sa gloire quotidienne, il sort, longe son couloir, jusqu’au bout. Il regagne son espace de travail à lui seul dédié, à côté du photocopieur, à la droite des lavabos. Il a trente exemplaires à produire. Personne n’approche, lui seul sait manipuler la reprographie. Chrysante rêve d’un vrai bureau pour lui seul.

Croire que c’est le travail exercé qui nous donne notre principale dignité est d’un usage répandu. Il est en quelque sorte l’étalon qui fixe le prix de votre personne. C’est un piège délicieux dont les liens sont appréciés, jusqu’à ce le tour du vent change.

 

©hervéhulin2022

Cléobule est ouvrier, ou postier, ou infirmier mais peu importe, vous le connaissez. C’est un homme souriant, plutôt d’humeur avenante. Il déploie sitôt qu’il parle cette faconde heureuse et ce peu d’instructions dans ses propos et ses références qui est pour beaucoup, et pour le grand malheur de celui-ci, la signature du peuple.

Ses opinions sur la société, les lois et les gouvernements, sont consolidées. Il est pour le peuple, pour la fin des puissants et la fin du capitalisme. Pour le partage des richesses, car les grands groupes et leur patrons sont des criminels, leurs biens doivent être rendus à tous et mis en commun, en production et en consommation. Il est pour un gouvernement commun qui assure avec autorité l’intérêt général et protège les pauvres avec rigueur et l’appui de lois très fermes.

Mais il est aussi contre des décideurs abstraits et mous, se sent loin de ces hommes politiques et ces élus décadents, contre ces journalistes vendus au système, contre ces migrants qui nous parasitent, contre l’idée d’un pays mélangé voire remplacé, contre les juifs qui nous surveillent, contre ces musulmans qui nous effraient, et contre tous ceux qui cherchent à nuire à l’homme blanc hétérosexuel de souche chrétienne de cinquante ans. Il est hostile à ce pays qui ne ressemble pas assez à celui de ses arrières-grands-parents.

Car notre curieux Cléobule est convaincu d’être peuple. La preuve qu’il est vraiment peuple, vous dira-t-il, est qu’il est peu allé à l’école, n’a jamais voyagé hors de sa banlieue, est fier de ne jamais lire un livre, et de gagner très peu sa vie, avec ou sans travail. Mais encore de sa sueur, ou d’avoir les mains abîmées. Tout cela est d’une bonne marque de fabrique. C’est sa ligne bien à lui, dont il ne déviera pas. D’où lui vient donc cette furieuse conviction ? Cela fait quarante ans au moins que ces puissants qu’il déteste, lui ont inculqué cette si basse image du peuple, et cette vérité : convaincu d’être peuple parce que tout en bas, détestant tout ceux qui sont plus hauts que lui, et ne disposant de la connaissance de rien ni du goût d’autre chose, Cléobule ne changera jamais rien à la pyramide des choses, pour le grand bénéfice de ceux qui ont tant de mépris pour lui.

©hervehulin2023

Amusements terribles des sondages.On les acceptent comme jadis, les oracles…

50% des français seraient favorables au rétablissement de la peine de mort; sondage effectué à l’occasion de la disparition de Robert Badinter.

24% seraient favorables à la mise en place d’un gouvernement militaire d’exception.

15% des 15-24 ans n’ont jamais vu une courgette.

Quel peuple étonnant nous sommes, mine de rien.

 

 

Liste de choses simples mais brèves, qui ne devraient pas s’enfuir parce qu’elles laissent une impression physique du bonheur:

Marcher dans l’odeur douceâtre de décomposition des feuilles mortes, loin des sentiers reconnus de promenades.

Le crépitement de l’enveloppe qu’on déchire comme on sait qu’elle annonce une nouvelle agréable, qui va sans doute changer le cours des choses.

L’arc-en-ciel des derniers sanglots d’un petit enfant qui a beaucoup pleuré, mais à présent presque consolé.

Un peu de rose , haut dans le ciel matinal, avant que le soleil n’arrive.

Le glissement de l’écriture avec un stylo plume de belle qualité.

La lumière sur les feuillages à hauteur d’homme, après la pluie.

Au petit matin, une brume odorante entre les arbres qui s’efface comme le soleil arrive

Les quelques mesures dernières d’une symphonie puissante -Beethoven – comme s’annonce l’ovation joyeuse, une part entière de la musique entendue.

 

 

 

 

 

 

 

Chaque instant de vie heureuse est une résurrection, chaque souvenir partagé avec ceux qu’on a aimés, tous ces moments d’enfance heureuse, chaque moment de joie jamais oublié, le souvenir d’un printemps, le rire d’un enfant, un flocon de neige qui se pose sur l’eau, une floraison soudaine qu’on n‘attendait pas, un regard nouveau sur un paysage habituel, tout cela exalte l’énergie de la vie, c’est une victoire sur cette mort qui nous guette chaque jour. Un peu de sable qui s’efface, un rameau d’acacia qui frémit, et voilà, c’est la vie qui a gagné.

I

Indice conoscopique8/10.

 

Le 28 janvier, deux activistes se revendiquant du groupe Riposte Alimentaire ont jeté de la soupe sur La Joconde, au Louvre. Les militantes ont expliqué que cette action visait à promouvoir “le droit à une alimentation saine et durable”.

Cette « campagne de résistance civile française » vise «à impulser un changement radical de société sur le plan climatique et social », a expliqué le collectif, dans un communiqué.

En parallèle, le collectif Riposte Alimentaire a appelé à « rejoindre les agriculteurs dans leur lutte », aux côtés de nombreuses organisations écologistes telles que Greenpeace, Alternatiba ou encore Les Soulèvements de la Terre.

Il est certain qu’après une action si foudroyante pour les consciences, le changement radical attendu est imminent; la cause a avancé, et l’humanité va manger mieux.

L’humanité dit merci aux jeteurs de soupe. La Joconde, elle, a gardé intact son énigmatique sourire.

Que dit-on de Ménophile, qui est universellement détesté dans son pays ? Que c’est un homme sans doute brillant, mais sans coeur, très peu intéressant pour qui apprécie les échanges d’esprits, que c’est même un caractère trop ambitieux pour être fréquentable, qu’il en est dangereux sans doute et détestable à force de mentir, car ce genre de personnes n’existe que dans ses mensonges; on dira aussi  qu’il est par nature peu enclin à satisfaire à une morale élémentaire, un manipulateur, avec un penchant certain pour la transgression, si ce n’est la délinquance; les gens comme lui n’ont pas de conscience, sinon il ne serait pas à la place qu’il occupe; c’est un dangereux, voire criminel, il faut le dire, il devra un jour rendre des comptes, devant la justice, devant les foules, il mérite les pires punitions, c’est un odieux et abject, à la fin.

Qu’a donc commis notre Ménophile pour subir un tel procès? A-t-il emprisonné des innocents, détourné à son profit des sommes destinées aux indigents et aux miséreux, a-t-il plutôt privé de soins des malades qui s’en sont trouvé condamnés, dévalisé des vieilles dames sans défense? A-t-il exterminé pour son plaisir des espèces protégées et rares, déporté des populations civiles, dirigé un camp d’extermination, ou plusieurs même? A-t-il enfin dévoré des enfants vivants, brûlé Rome pour son agrément, et avec, des foules innocentes?

Rien de tout cela. Nous sommes en France, et Ménophile n’a rien fait d’autre qu’en présider la République.

Bien sûr, la littérature a survécu au XXe siècle. Survivra-t-elle au XXIe, à la folie fiévreuse des réseaux sociaux, de l’intelligence artificielle, et de tout ce qu’on ne connait pas encore mais que les dérives de l’humain cerveau vont nous pondre dans les années qui arrivent ? Aura-t-on encore le goût des livres, de les lire et les écrire dans un monde à 50°C, dominé par des gouvernements régressifs et autoritaires ?

En tout cas, bientôt un quart de siècle qu’il est entamé, le XXI, et il y a toujours de quoi lire, et du génie dans les lots sur tous les continents. Sans doute trop d’ailleurs, car le foisonnement de publications inutiles, au contenu autocentrés sur les drames intérieurs et la victimisation des uns par les autres, finiront peut-être par nous épuiser. On ne sait plus trop où sont les Virgile, Shakespeare et Proust de ce siècle déjà fatigué avant d’avoir vécu vingt ans, mais surnagent encore des talents, et surtout, l’envie de littérature. Ce qu’on peut noter, et c’est un motif de satisfaction pour tous les amateurs, c’est que jamais la production littéraire n’aura été aussi diversifiée. Écrire n’est plus toujours un acte d’élite, c’est un peu le prix à payer, mais du coup, c’est fou ce que les livres ont envahi nos vies. On écrit, on publie sur toutes sortes de matière, sous toutes les formes, toutes les langues, et on traverse ainsi toutes les littératures, de toutes les langues, les continents, les genres et les sujets.  Renonçant à la rationalité des causes et des effets, méfiante de tout ce qui est apparent, la conscience chavire et l’intelligence fatigue. L’imaginaire y a une part bien plus importante qu’aux siècles précédents, et pourtant, les livres résistent, comme d’inextinguibles témoins des beautés de l’esprit. Boudeuse et fiévreuse, la littérature semble avoir un peu délaissé le vieux continent, pour aller inspirer les Amériques, et faire palpiter l’Afrique. Peu importe du moment qu’on écrit de belles œuvres, qu’on les traduit, puis qu’on les lit, des œuvres dont beaucoup vivront encore dans les siècles.

Voici donc quelques ouvrages de notre temps, qui devraient rester un peu dans la mémoire.

  1. Ian Kershaw- Hitler- 2000. Commencer notre XXIe siècle par ce nom maudit ne doit pas effrayer. Cette monumentale biographie est un livre majeur, indispensable pour essayer de comprendre. Kershaw pose d’emblée la formulation la plus exacte de l’énigme Hitler : Pourquoi Lui ? On y voit de près toutes les facettes du personnage-titre, débile mental, volubile maladif et thaumaturge surpuissant, qui asservit tout ce qu’il touche. Force est de constater qu’au terme de ce millier de pages archi-documentées et multi-référencées, il n’y a pas une réponse unique et surtout, rationnelle. Il faudra vivre avec cet abîme de la conscience. Mais il n’y a pas une seule page de ce monument qui ne soit pas passionnante. N’ayez pas peur, on termine cette lecture avec plus d’humanité qu’on y est entré.
  2. Yann Martel- L’Histoire de Pi-2001. Si vous n’avez pas idée de l’expérience très vive que peut procurer la traversée des océans, sur un radeau, en compagnie d’un tigre, lisez Pi. A la suite du naufrage d’un cargo transportant, outre sa famille, les animaux d’un parc zoologique, c’est l’épreuve que traverse ce jeune garçon. On est bien sûr saisis de cette aventure, dont il est difficile de se détacher. Un conte à plusieurs niveaux de lectures, onirique, symbolique, métaphysique, psychanalytique, ou tout simplement le plaisir de lire une fable à tiroir, le tout animé d’une narration parfaite, tel est Mais d’ailleurs, Pi a-t-il vécu, ou rêvé ? Ce qu’on vient de lire, c’est la vie vraie, ou la réalité espérée d’un songe ? Allez savoir. Une forme d’éloge de la fragilité de l’homme, qui nous dit simplement que parfois, on peut essayer de lui faire confiance pour assurer son destin. A noter que beaucoup de lecteurs sont persuadés qu’il s’agit d’une histoire vraie. Magie de la littérature.
  3. Dan Simmons- Ilium- 2003. Iliade transposée dans un univers de science-fiction, bon, on pourrait croire que c’est simpliste. Cet étonnant transfert procède d’une inventivité fulgurante. Un lointain (ou pas) système solaire, après qu’un virus (nommé Rubicon) a anéanti l’humanité (bon débarras…). Des êtres étranges et évidemment surnaturels ont pris la place des dieux grecs, ce qui ne changent pas grand-chose pour les mortels. Une cervelle géante et immonde qui envahit le cosmos, des néo humains falsifiés par des nanotechnologies qu’ils gardent pour eux, et des androïdes abandonnés par les précédents, mais passionnés de littérature : ceux-ci ont l’obsession de recomposer la vie sur terre dans la stricte conformité aux grandes œuvres littéraires (Homère, Proust…). Il y a aussi des érudits (pour la plupart, d’anciens universitaires humains morts mais ressuscités, (les scholiastes) qui sont envoyés dans ce théâtre fou pour garantir la conformité de ce qui se passe aux textes qui en sont la référence. L’un d’eux est le personnage central et narrateur du roman, et accessoirement, malgré sa médiocrité physique, l’amant d’Hélène de Troie. Voilà, tout ce roman ne se résume pas, mais se lit fiévreusement.Et en plus, en le lisant, on relit l’Iliade avec un regard nouveau, qui fixe rigoureusement le cadre de la narration. Jusqu’à ce que tout dérape, évidemment. Allons-y, c’est génial, affolant, et érudit en même temps. (A lire du même auteur : Olympos- la suite d’Ilium mais moins réussie-).
  4. Robert Silverberg- Roma Aeterna- 2003. C’est un roman uchronique, qui va nous raconter comment l’empire romain n’a jamais disparu, ou plutôt, à quoi ressemblerait l’histoire si etc. En général, les romans uchronique se situent sur une époque particulière, un siècle, une guerre etc. Silverberg nous déroule à sa façon deux mille ans d’histoire continue de cet empire, qui avance, évolue, traverse des crises et des conflits, mais survit. Pourquoi donc, comment est-ce possible ? Le christianisme y est inconnu, ne serait-ce que parce que les Juifs n’ont jamais réussi à quitter l’Égypte des pharaons. Donc, point de Judaïsme non plus. Quelques siècles plus tard, un envoyé spécial de l’Empereur élimine un prophète d’Arabie avant qu’il ait eu le temps de commencer son prêche et de fonder l’islam. Voilà donc un espace dégagé pour que se reproduise et prospèrent les religions non-monothéistes. En outre, les successions de Caracalla et de Théodose sont très différentes de notre histoire, ce qui occasionnent une série de conséquences en chaîne, les vikings ont bien découvert l’Amérique (beaucoup plus au sud, vers le Mexique), mais reviennent faire part de leur découverte, si bien que Rome y envoie ses légions etc. La technologie évolue plus lentement que dans notre continuum. Vers l’an 2650 A.U.C. (Ab Urbe Condita : depuis la fondation de la Ville), qui correspond à la fin de notre XIXe siècle, le téléphone existe et l’automobile fait son apparition. Ce n’est pas un récit historique, ni un roman ; mais un enchaînement de nouvelles où Silverberg développe à chaque fois une période particulière de cette Histoire parallèle. Lecture assez étonnante, qui nous montre bien par quelle horlogerie discrète l’histoire est ce qu’elle, ou comment il s’en faut de peu qu’elle soit autre chose.
  5. Philip Roth-Le complot contre l’Amérique- 2004. A l’heure où on peut s’interroger sur la fiabilité du lien qui attache l’Amérique à la démocratie, ce roman prend une valeur insoupçonnée. Nous sommes dans une uchronie inquiétante : les Etats-Unis sont présidés par Lindbergh, proches et alliés ou presque du nazisme. Les autorités y mènent clairement une politique antisémite et les juifs y sont menacés. Il y a bien sûr un secret qui sous-tend un tel revirement, mais là n’est pas le principal. Ph. Roth savait mener comme nulle autre ce genre de narration, qui nous éloigne et nous rapproche en même temps de nos peurs. Un complot en effet, ou comment tout simplement, l’antisémitisme survient toujours quand on le croit ailleurs.( A lire du même auteur : Némésis-Pastorale américaine)
  6. Jared Diamond – Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie – 2005. Diamond entreprend avec beaucoup de pédagogie à partir d’exemples choisis sur plusieurs civilisations ou ethnies, à différentes époques, (Ile de Pâques, Pitcairn, Anasazis, Mayas, Vikings, …) d’expliquer avec rationalité leur effondrement par une pluralité de facteurs. Sa théorie isole ainsi plusieurs processus récurrents à chaque effondrement : une évolution climatique (tiens…tiens…), un bouleversement économique, dont les causes peuvent elles-mêmes être très diverses selon les cas, (rupture des flux commerciaux vitaux, perte de la production, crise agricole…) une incapacité d’adaptation à ces changements, totale ou partielle.  Mais le sous-titre est très éclairant : il n’y a pas de fatalité : ce sont bien les sociétés et leurs gouvernances défaillantes, qui décident de leur fin, ou, au contraire, d’en stopper le mouvement. C’est analytique, prospectif et très inspirant. Après avoir lu les 700 pages passionnantes de cet essai, vous ne verrez plus sombrer votre civilisation de la même façon, c’est sûr.
  7. Chimananda Ngozie Adichie- L’autre moitié du soleil- 2006. Au Nigéria, ce sont les femmes qui portent la littérature, et Adichie en fait plus que sa part. A travers le regard de la jeunesse, le regard d‘un enfant et ses deux sœurs aînées, c’est la dévastation de la guerre du Biafra sur une famille aimante arrachée à l’unité de son quotidien. L’autre moitié du soleil c’est celle d’un soleil d’espoir, à l’est de l’Afrique, qui a cru à la liberté d’un état nouveau. On commence avec l’euphorie de l’indépendance et la fierté joyeuse d’une grande nation ; et on s’achemine vers le cauchemar de la guerre civile et la terrifiante famine, et ses enfants « aux bras d’allumettes » dont l’image encore hante notre conscience. Et le souvenir honteux de notre silence. Un livre incontournable de la littérature africaine, si moderne, si universelle.
  8. Régis Jauffret- Microfictions I, II, et III- 2007-2022. Sur ces trois volumes, mille cinq cents histoires courtes (deux pages grand maximum), toujours inspirées par les défauts du genre humain : cynisme, méchancetés, envies et jalousies, mais aussi parfois, innocence et naïveté. Elles donnent toute un message ou une morale différente, et ne se ressemblent jamais. A la première personne, mais aussi d’autres personnages en silhouette opposées au narrateur. Pourtant, il y a bien une continuité dans ce fourmillement, et on pourrait y deviner le fil d’un roman en continu, dont le thème serait l’impossibilité de l’homme à être heureux. Régis Jauffret, dont on doit admirer ici la discipline d’écriture, observe le genre humain contemporain comme un entomologiste scrute l’existence minuscule des insectes. C’est original et jubilatoire, mais c’est surtout une forme nouvelle, et joliment moderne, dans la littérature romanesque.
  9. Haruki Murakami – 1Q84- 2009-2010. Murakami est un écrivain universel bien plus que japonais. Avec lui nul exotisme oriental, mais de la littérature qui épouse les contours du monde entier. On ne doit pas se laisser impressionner par les trois volumes de cinq cents pages, car la lecture en est très addictive, et portée électriquement par des personnages incroyables : une tueuse à gage-masseuse qui soulage les douleurs, un prof de mathématique écrivain qui ne publie rien, un maître de secte inquiétant et élégant, une jeune fille quasi autiste et autrice d’une œuvre géniale mais incompréhensible, une vieille dame, un ethnologue, un garde du corps etc. C’est un monde dédoublé (plus que parallèle) avec deux lunes dans le ciel, qui tient lieu de cadre à cette longue et captivante histoire. Le titre est une référence évidemment au roman d’Orwell : l’action se passe en 1984 ; une des deux protagonistes, Aomamé, expérimente cette année-là une réalité déformée qu’elle nomme elle-même 1Q84 ; d’autres personnages feront le même constat plus loin dans le récit. A la différence du roman d’Orwell, la menace ne provient pas d’un Big Brother central, mais de personnages surnaturels et maléfiques, les « Little People » qui font entendre leur « voix » par l’intermédiaire de la secte des « précurseurs » et de leur Gourou, pour pénétrer dans la pensée des gens sans que ceux-ci en aient conscience. C’est déroutant et passionnant, la lecture avance toute seule, irriguée par l’invention fourmillante de l’écrivain ; c’est avant tout un roman d’immersion, outre le fait d’être une œuvre majeure de ce siècle commençant, et qui en pointe tous les dangers. Allez-y, plongez, vous ne regretterez rien de vos heures de lecture, et vous verrez comme le reste du monde vous indiffèrera…
  10. Umberto Eco – Le cimetière de Prague – 2010. Eco, on sait avant la première page, que ce sera un montage savant et tout en équilibre. D’ailleurs, Eco ne se revendiquait pas comme écrivain, mais comme sémioticien. Le récit part du journal d’un faussaire, Simon Simonini, lequel se trouve perturbé par l’irruption d’une sorte de double intrusif qui va l’assister à rédiger ses mémoires. Ce Simonini déteste tout : les juifs, les femmes, les francs-maçons, les étrangers, les démocrates etc. Il est surtout doué pour le mensonge, talent qu’il va mettre au service de tous les complots et manipulations de la fin du XIXe siècle et début XXe. Car pour ce triste sire, tous les malheurs du monde s’expliquent : c’est la faute des juifs. Ainsi cheminant dans les paradoxes de sa haine, Simonini érige logiquement l’antisémitisme en complot ultime. Ce livre, il faut le dire, n’a pas vraiment une thématique très grand public, et bon nombre de lecteurs se lasseront peut-être de sa polyphonie. Mais à l’heure où le complotisme est roi, où tout le monde invente ses torrents de contre-vérités en toute liberté (vaccins, reptiliens, finances, Q-anon, État profond, on en passe…) l’érudition d’Eco vient éclairer de sa sagesse les ressorts intérieurs de la bêtise et la méchanceté de l’homme dans les systèmes de société devenus trop complexes pour la raison, et y trouve, bon an mal an, dans une formule romanesque savante, une explication littéraire.
  11. François-Xavier Fauvelle – Le Rhinocéros d’or- 2013. Ce livre d’histoire est une somme de trente-quatre essais consacrés chacun à un thème, une région ou une époque données, couvrant une grande partie de l’histoire de l’Afrique sur une longue période qui correspond, peu ou prou, à notre moyen-âge occidental. C’est une révélation de ces temps secrets, dont on ne connaît rien…Ainsi donc, ce continent a une histoire ?…Bien sûr, la documentation qui a permis cette reconstitution est fragmentaire- l’auteur le reconnaît sans difficulté -mais la lecture file bien, toute en souplesse comme se déroule ces épisodes d’un continent qui reste mystérieux, et magique. Le titre est déterminé par la découverte stupéfiante, en 1932, d’une minuscule statuette de rhinocéros, en or modelé, qui a lui seul, révèle l’existence d’un royaume puissant mais disparu en Afrique du Sud, comme une métaphore de la réappropriation de son passé par le continent africain tout entier.
  1. Boualem Sansal- 2084- Si vous voulez vivre ce qu’est le cauchemar d’une dictature religieuse universelle, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un régime islamiste qui n’aurait plus aucune limite ni libre arbitre devant sa terreur, lisez 2084. Bien sûr, le mot Islam n’est jamais écrit, mais personne ne sera dupe du modèle visé. Il n’y a plus beaucoup de trace d’humanité et d’humanisme dans cette société écrasée sous les commandements religieux, ou l’esprit ni la culture ne sont même plus l’ombre d’un souvenir, et la terreur si dense qu’on n‘y fait plus très attention. Car à force d’obéir, il n’y a plus que le vide. Heureusement, et c’est la leçon de ce livre puissant, du vide naît toujours l’espoir. On ne sort pas de cette lecture complètement indemne, mais en chérissant un peu plus notre fragile liberté.
  2. Yves Bonnefoy – L’écharpe rouge -2016. Un homme vieillissant met de l’ordre dans ses archives et découvre une enveloppe vide dont l’adresse porte la mention de Toulouse. Il se souvient alors d’une ombre dans une maison, portant une écharpe rouge. Défilent ensuite d’autres images et souvenirs : comme un collage surréaliste, les images s’ajustent les unes aux autres : Yves Bonnefoy, dans cet ultime ouvrage, s’interroge sur les origines de sa vocation, et, du lecteur, en fait le témoin. À partir de textes anciens, inachevés, et retrouvés, dont la finalité et le sens lui semblent oubliés, il va recomposer un puzzle, pour en faire une œuvre unique, majeure et dernière. Tous les registres de la création poétique sont invoqués : précipité de l’inconscient, énigme fondatrice, mémoire et codes secrets de son monde intérieur. Ce texte magique offre une réflexion sur le silence et la poésie, comme un point d’orgue à l’œuvre d’un des plus grands poètes français du siècle passé.
  3. François Mitterrand – Lettres à Anne- 2016. Oubliez l’homme de pouvoir, le chef d’État, le manœuvrier politique et tous les clichés semés depuis des décennies sur le personnage. Découvrez un homme amoureux, un écrivain doué, qui écrit ces lettres en puisant uniquement dans l’intimité de ses sentiments ; aucun souci de paraître, ou tout simplement d’être publié, de « faire » littérature. Mille-deux-cent-dix-huit lettres, rédigées dans le secret d’une intimité indicible, pour clamer l’amour et le bonheur d’être amoureux, sur trente-trois ans d’existence. La face cachée de la lune, en quelque sorte, mais étonnamment rayonnante. Lisant ces lettres, on pense avec compassion à toutes les femmes qui n’auront jamais eu la chance de recevoir une seule lettre d’amour comme une seule de celles-ci.
  4. Richard Powers- L’arbre monde- 2018. Après des années de vie en ermite dans la forêt à étudier les arbres, une jeune botaniste fait la découverte du siècle : les arbres ne sont pas ce que l’on croit, car ils communiquent entre eux. Toute l’évolution s’en trouve bouleversée et la relation élémentaire de l’homme à la nature. La trajectoire de plusieurs personnages – psychologue, photographe, étudiant…- alimentent ce roman symphonique autour de ce thème, pour converger vers les séquoias millénaires de Californie où se joue le sort de l’humanité. Powers situe cette éco fiction à des niveaux métaphysiques étonnamment accessibles, en passant au crible tous les aspects de l’aveuglement humain face à la ruine programmée de la nature.
  5. Sylvain Tesson- La panthère des neiges- 2019. Il n’y a pas d’histoire dans ce récit, rien que l’esprit de contemplation. L’espace, et l’altitude, et la blancheur des cimes. Et aussi, une attente irremplaçable, celle d’une vision qui ne se découvre qu’à ceux qui la méritent. Le léopard des neiges est une des plus belles créatures vivantes, mais si peu visible à ceux qui la cherchent…Le félin mystérieux, caractérisant l’éloignement du monde comme une discipline, est ici un idéal, devant lequel l’être humain redevient, pour une fois, modeste. Tesson a parfaitement saisi cette évanescence, et met son écriture lyrique au seul service de ce merveilleux fantôme, avec justesse et dépouillement. Un songe dans la neige et la brume, les mots qui vont avec.
  6. Mohammed Mbouga Sarr- La plus secrète mémoire des hommes- 2021. Avec une énergie de narration tourbillonnante, de récits enchâssés en mise en abîmes décalées, ce livre incroyable nous remue tout au long de sa lecture. Il n’est question que de littérature, à partir d’un roman devenu mythique, puis disparu (« le labyrinthe de l’inhumain ») dont la quête est le ressort du roman. Celui-ci se déploie à travers un siècle d’histoire du XXème siècle et ses malédictions (les boucheries de la Première guerre mondiale, la Shoah, la colonisation et son sillage, le racisme, n’en jetez plus), confrontant vérités et illusions. Mais ce roman touffu, difficile parfois, à la chronologie sinueuse, est avant tout un conte kaléidoscopique sur la littérature, la liberté d’invention de l’écrivain, la toute-puissance de la critique, et le piège de la gloire. Prix Goncourt 2021, mérité, et, pour une fois, attribué à un livre durable dont on parlera encore dans cinquante ans.
  7. Shuzo Numa- Yapou, bétail humain- 2022.Alors ça, ça ne ressemble à rien – je sais, on l’a déjà dit ici plusieurs fois, mais là, vraiment…On ne sait même pas qui a écrit sur plus de trente ans ce curieux roman, qui ne se déroule qu’en trois jours. Parabole de la déshumanisation de la société moderne, qui a particulièrement frappé le peuple japonais : des individus, dans un monde futur luxueux auprès duquel celui d’Huxley semble une comptine pour enfant, sont transformés en objet du quotidien, tout en gardant une part de conscience de leur sort. Ils servent ainsi de bidets, de stylo, de fauteuil, d’aspirateurs, au service d’une élite oisive, exclusivement de race blanche, dominée par les femmes. Dans cette souffrance rentrée, mais finalement, pleinement acceptée, et ce déferlement de masochisme, on pense à Sade. C’est une façon littéraire unique d’illustrer talentueusement l’incroyable capacité de soumission du peuple Japonais, dans son histoire jusqu’à la dictature militariste qui a mené cette civilisation si délicate, au désastre. Après tout, notre temps est celui où pour la première fois, on a décidé qui était humain, et qui ne l’était pas ou plus. Au-delà, c’est un avertissement face à l’appétit sans limite de notre matérialisme. De ce monument douloureux, publié dans son intégrale seulement en 2023, on n’est pas sûr encore de l’identité de(s) auteur(s).

 

A SUIVRE…

 

©hervéhulin2024

Le blog de littérature amateure, contemplative, et misanthropique d’Hervé Hulin.

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« J’ai renoncé à croire que les années soient nouvelles et puissent apporter un bonheur qui est désormais derrière moi. Mais cela ne me fait pas désirer moins vivement que soient heureux ceux que j’aime. On ne connaît pas son bonheur.On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit ».

Marcel Proust. Correspondance (lettre à Lionel Hauser 31 décembre 1917)

Et voici (encore) une nouvelle année dont la perspective s’ouvre au regard. Les Romains dédiaient le premier jour de l’année à Janus, dieu païen des portes et des commencements, qui avait deux visages : l’un vers l’avant, l’autre vers l’arrière. En cela, ami et amant de Bellone, divinité de la guerre et de la diplomatie. Le mois de janvier lui doit son nom.

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Janvier est un mois étrange, en effet à deux têtes. Il est chargé de nostalgie de l’année qui vient de mourir. Et il porte, dans son froid et ses nuits encore précoces, des espérances pour ce qui vient. 2024 sera difficile, nous dit la planète. Finalement, chaque année ressemble bien à celle qui la précédait, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, vieillissant et regrettant, et comme soudain elle apparait ancienne, qu’on la juge, bien d’autres années après, délicieuse.

Meilleurs vœux à Janus, donc et à nous-mêmes sous son regard. Souhaitons-nous de ne pas être tristes ou déçus ou désenchanté au cours des douze mois qui viennent ; ce sera déjà une grande force d’accomplir ce simple vœu. Un peu de sagesse et de beauté, et juste ce qu’il faut de force pour préserver la petite flamme au bout du temple. Bon courage à tous.

  1. Bien lire pour bien vivre : une ou deux centaines de livres pour vivre mieux et devenir moins idiot etc : L’Intégrale, enfinOn sera d’accord, ou on passera son chemin de ce blog : vivre sans lire est d’un ennui mortel, et les livres sont les meilleurs amis du genre humain. Il y a quelques mois, une précédente « Lettre » d’Alceste vous gratifiait d’un florilège de plus de « cent livres à lire pour être heureux ». Vous avez été nombreux (enfin, relativement, à l’échelle de la fréquentation élitiste de ce blog, c’est-à-dire une poignée) à en consulter les rubriques. Bonne nouvelle : j’y ai porté une légitime mise à jour car trop de lectures décisives y manquaient. Donc, plusieurs introduction d’auteurs et ouvrages. Sophocle, Flavius Josèfe, Gan Bao, Dumas et Tolstoï (ces deux derniers, lus pour la première fois de ma vie cet été…), Jünger, Oé, Attali, trois grands esprits du XXe siècle Une curiosité : Mazo de la Roche, pour les amateurs de lecture d’endurance (seize volume, quand même). Et en plus, le XXI siècle, une quinzaine de livres marquants. Allez-y. Vous ne serez pas forcément d’accord avec tous mes choix. Mais je le répète, ce ne sont pas des sélections discrétionnaires. Ce ne sont que quelques rencontres que j’ai faites, que j’ai lues et qui m’auront un peu façonné.
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Et selon la règle, un seul ouvrage par auteur cité. Le titre initial était quelque chose comme « Cent livres environ pour essayer d’être plus heureux etc ». Ce titre, somme toute, n’est pas judicieux. D’abord parce qu’il y a plus de cent livres déclinés. Ensuite, parce que certains de ces livres (la plupart même) parlent de bien d’autres choses que de ce bonheur qui nous assoiffe. Mais la lecture même de ce qui est tragique rend meilleur quelque chose en nous. L’essentiel est de se sentir un peu moins idiot aujourd’hui que la veille.

  1. Le centième caractère publié, et moi, et moi… Mais pas le centième écrit…Il y a quelques temps, un centième caractèrea été publié sur les Cahiers.On est certes loin des sept-cent-soixante-cinq de La Bruyère, mais ce n’est pas fini. J’ai encore certains de ces apologues en réserve, sans doute pas encore assez affinés, mais on aura remarqué que la cadence de publication s’est atténuée. On pourrait croire que l’inspiration ralentit, mais en fait c’est le manque de temps. J’ai été assez mobilisé depuis quelques semaines par le travail d’un atelier d’écriture animé par Philippe Villain : le sujet ? « S’écrire », tout un programme. On peut juger inutile –autant que certains le jugent de la psychanalyse – de creuser en soi pour y trouver le gisement qu’on ignorait. Toujours est-il que la recherche de soi-même par l’écriture constitue une belle école de style. Car on s’aperçoit vite que l’exercice majeur est plutôt dans les mots qu’il faut ajuster à soi, que dans le contenu de ce qu’on va dire. On pouvait aussi penser qu’écrire sans relâche le caractère des autres, observés avec l’attention obsessionnelle d’un entomologiste, sans avoir écrit son propre caractère, interrogeait. D’ailleurs, pour ceux qui le souhaitent, il y a déjà, dans un des caractères publiés, mon portrait. Si, si…Mais lequel donc ? Cherche et creuse, ami lecteur, mais je me réserve la solution.
  2. René de Ceccatty et un millénaire. J’ai eu l’occasion récemment de retrouver du fonds de la bibliothèque, un ancien ouvrage qui a eu de l’influence (positive) sur moi. Il s’agit de « Mille ans de littérature japonaise », co-signée naguère (en 1982 je crois) par René de Ceccatty et Ryoji Nakamura. Anthologie de contes, récits, poèmes…Acheté jadis chez un bouquiniste, ce livre m’a éclairé et donné le goût de la littérature japonaise, que mes chroniques de lecture vous restituent de temps à autres. Un ami commun nous ayant mis en relation (qu’il en soit ici remercié), R. De Ceccatty, auteur raffiné et subtil traducteur des auteurs japonais et italiens entre autres (Soseki, Pasolini…) m’a fait la gentillesse d’une dédicace. En remettant ce livre à la surface des émotions de lecture passées, j’ai ainsi, dans le cœur de son auteur, « fait revivre après quarante ans ce livre qui a tant compté» …

C’est très juste, cette émouvante formulation, toute en intériorité et en transparence : les livres revivent chaque fois qu’on les lit, et nous font revivre instantanément les émotions qu’ils nous ont données et qui dormaient en nous, jusqu’à ce qu’on rouvre la page. C’est sans doute un peu de cela que j’avais pressenti en engageant le travail de mon vaste florilège des deux cents livres-ou-je-ne-sais-plus-combien-peu-importe (voir ci-dessus), pour vivre moins idiot etc (l’intitulé change à chaque fois, vous aurez remarqué…).

Retrouver dans les phrases, les mots et l’invention des autres, ce temps qui n’est jamais absolument perdu. A ceux qui, pauvres de jugement, vous demanderont à quoi ça sert d’écrire des livres et plus encore de les lire, dans un monde d’abrutis, nous sauront ainsi quoi répondre. Je pensai à ces offrandes fleuries dans les lieux les plus communs à Bali, qui ont pour objet de faire le lien de bienvenue entre les gens. C’est rien, quelques fleurs, une douceur, mais c’est là, sur une pierre ou un pas de porte. Il en est ainsi des livres anciens, des offrandes dont le souvenir nourrit l’esprit et à chaque page tournée, souhaite la bienvenue.

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  1. Jean Sénac. « Un Cri que le soleil dévore ». Cet entretien avec R. De Ceccatty fut aussi l’objet d’un échange sur un auteur que je ne connaissais pas, Jean Sénac. Un poète français mais se revendiquant algérien, croyant (chrétien) mais libertaire, communiste mais modérément révolutionnaire, indépendantiste contre la France, homosexuel et mort assassiné. Belle édition au Seuil qui regroupe sous ce titre magnifique (ci-dessus) des notes et des poèmes. La poésie de Sénac est peu cérébrale, plutôt narrative, d’un formalisme pragmatique qui en facilite la lecture. C’est souvent chantant comme Aragon. Passionné par Verlaine, Sénac s’en fait l’écho et sait en reprendre ce ton musical et aérien. Ceci nous donne une bien agréable poésie.

« A travers nous le temps se nie
Le froid du cœur nous a séduit
Plus rien de ce soleil
Ne peut mordre la pluie
Ce sont des paroles sans sel
Que je répète à bout de peur
L’éternité sur ton sourire est brève
Et l’amour sans l’amour
Est un vide bruyant » 

Voilà, ce n’est pas Mallarmé mais ça coule doucement comme une eau de fontaine. Et ça se lit enchâssé dans son journal, entre des considérations sur la vie, la guerre, les repas entre amis, et ce métier d’enseigner qu’il aimait tant. Étrange parti pris, cependant, de l’éditeur de nous donner les textes (journal et poèmes) avec les ratures. Mais ce n’est pas grave.

5. Fascination du désastre. On n’a pas tellement ici l’habitude de reprendre les propos d’un Président de la République, en l’occurrence l’actuel. Mais j’ai trouvé pertinente sa formulation, lors d’une récente conférence de presse sur la montée irrépressible de l’extrême-droite un peu partout. Il a évoqué une forme de « fascination du désastre», et pour une fois depuis bien longtemps, je serais d’accord. Les sociétés politiques s’affolent et se ruent vers l’animosité et la répression (qui viendra vite, ne nous leurrons pas). On s’apprête à (ré)élire aux États-Unis, plus ancienne démocratie complète du monde, un homme probablement fou. Et cela fera école ailleurs…Les humiliés, les négligés, les offensés, y voient une forme de revanche, avec la certitude infantile d’être le moment venu, forcément, du bon côté du manche. La rupture sera violente, très différente de ce qu’ils imaginaient ; ces malfaisants seront au pouvoir d’ici peu, puisque c’est ce que veut le peuple. Mais ce sont les faibles, ceux-là même qui l’auront voulu, qui seront les moins immunisés et les plus ébranlés. Tout réapprendre du désastre, parmi ce qu’ils auront ruiné, sera leur expiation.

« Car à l’instant même du désastre il faut d’abord apprendre le nouveau visage de ceux qu’on aimait. Il faut en image fermer ces yeux Qui regardaient si bien en face, Croiser ces bras Qui distribuaient De si beaux gestes, Clore ces lèvres dont les paroles Savaient si bien Nous réchauffer. Et le visage nouveau Nous blesse durement au cœur.»

                                  Antoine de Saint-Exupéry. Terre des hommes.

Arrêtons ici la politique, c’en est assez pour aujourd’hui.

  1. Annonces sur les Cahiers d’Alceste. 

Donc, très bientôt, amis lecteurs, sur les Cahiers, un florilège des livres à lire et que j’ai lus et que je vous propose de lire si ce n’est déjà fait, élargi au XXIe siècle et enrichis sur les siècles déjà en ligne. Allez chercher les mises à jour sur leste si cela vous dit. Je vous ferai découvrir sur les Chroniques, une trilogie d’autrices (?) africaines (Ghana-Afrique du Sud- Éthiopie); et d’autres Caractères encore, que m’inspirent aisément la folie ambiante et le déclin des rationalités autour de nous. Et peut-être un long poème, si ma paresse accepte de décliner un peu…Mais qui donc aspire au repos devant la fièvre des mots ?

Meilleurs voeux encore une fois pour 2024. Pour commencer l’année, contemplons des fleurs et la mer, oublions quelques temps nos semblables humains.

Une image contenant plein air, eau, fleurir, fleur Description générée automatiquement

Allez, ne faiblissons pas, et croyons fervemment à la littérature amateure.

En attendant, les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous.  Je rappelle d’ailleurs que ce “ci-dessous” (titre en bleu = les Cahiers d’Alceste, donc…) est le lien vers le site du blog, où vous trouverez un tas de choses jolies et intéressantes, puisque certains ne l’avaient pas saisi ainsi.

Les Cahiers d’Alceste,

A bientôt. Et n’oubliez pas vos bienveillants commentaires…

hervehulin6@gmail.com

A bientôt.

©hervehulin

 

(extrait de « Seconde leçon de paysages »)


                                                     

I

Je suis le voyageur apaisé par sa course
Voici quarante années que j’ai pris ce chemin
De l’horizon craintif la distance m’est douce
Mon âme de la terre imite les confins

Pas après pas j’avance et le temps avec moi
Souriant s’est changé en complice distant
Je regarde le sud je fixe le noroît
Je nomme à mon humeur les astres existants

Ainsi toujours errant loin du pays natal
J’ai si souvent prié pour que le jour ne cesse
Que le temps sur ma peau ralentit sa caresse
Comme un dernier vaisseau dont faiblit le fanal

II

Comme un arbre en hiver qu’argente le grésil
Je capte la lueur qu’un fleuve peut cacher
Douceur amère de l’exil
Sans l’obsession vécue de sa destination
Un rivage inventé me suffit pour marcher

Et les songes sont neige où le vent se  partage
Les pas illisibles sont frêles primevères
Senteur des fleurs d’automne Essor des oies sauvages
Dans la saulaie enfuie s’enivre l’éphémère

III

Embarcadère si seul dans la buée du soir
Que le monde est construit de fragiles figures
Dont seul le sable fin bâtit l’ordre et l’épure
Et ma trace est tissée d’invisibles miroirs

Mes larmes au réveil changées en papillon
Du ciel j’anticipe le sillon sidéral
Du trèfle à peine né l’avenir virginal
Et des jours silencieux la tragique moisson

A la nuit je fais don de la suée de ma peau
J’entends pleurer la grive et le temps moins sévère
Sur cet accord reprend cet arpège ternaire
Comme une étincelle dont la brume est l’écho

Vous les pluies O mes sœurs aux méandres si clairs
Vos murs d’argents gorgés d’une arche de tendresse
En frayant  vos escadres libèrent la promesse
D’orages bienveillants dont mon cœur est l’éclair

IV

Je connais le silence et je connais l’espace
Je perçois les contrées qui séparent les mers
Et je comprends l’hiver comme un avenir vert
Je devine du jour le demain qui s’efface

Mais que sais-je en cela du nom des paysages
Bijoux  du clair de lune Offrande d’un naufrage
Où vont ces saisons qui ne cessent jamais
Ces flots inutiles ces marées immanentes

Ces lémures lassés et ces spectres dociles
Les secrets des amants ou le nom des ancêtres
L’étreinte de soi-même et cette force d’être
Et le soir est en moi ce fœtus invisible

V

Et l’aube en vacillant exhale un trait de miel
La clarté prend refuge où s’avance la pluie
Je m’endors sans prier sous les temples du ciel
Bientôt s’effacera cette arche inaccomplie

Comme le jour capté sous l’étain blanc des flaques
Renvoie au ciel moqueur un éclat vivifié
Mon œil garde en lui-même une espérance opaque
Que nul songe au soleil ne soit plus sacrifié

Mais sous ce nom secret que le soir seul prononce
Je reconnais le trait d’un archer qui me charme
Toujours la nuit imprime une lourde réponse
Je suis le vieil errant et nul n’entend ma larme

VI

Mais le pays qui passe en moi reste gravé
Alors qu’en s’éclairant le nuage s’entrouvre
Il me fait don d’un pacte où l’espace est sacré
Ainsi toujours en moi les lointains se retrouvent

Animal je suis l’ombre au matin qui résiste
Sans élan avéré que cet effleurement
Minéral je deviens un roi en son gisant
Sans parole qu’un souffle au soir volé Si triste

La lumière offre un fruit aux lents vergers du jour
La vie laisse en partant sa plus royale esquive
Le monde est un secret du plus parfait amour
Mais rien ne chante autant que l’éclat de l’eau vive

VII

Souvent le plus beau songe enfante un pur mensonge
Comme une ondée révèle un mystérieux  versant
Quand l’herbe de la nuit sur ces pentes s’allonge
J’entends sourdre en mon âme un étrange océan
Et dans mon cœur vaincu par ce dieu qui le ronge
Ce soleil rouge et noir dont la nuit prend le sang

Indice conoscopique:8/10.

Marx Zuckerberg, inventeur de Facebook, a décidé de se reconvertir dans la production de viande bovine (si si…attendez, ce  n’est pas encore ça…) et justifie cette reconversion par l’envie de produire “une viande de qualité, la meilleure au monde,” pour les gourmets carnivores.

Bon.

On fera remarquer qu’il a déjà produit tant de boeufs avec Facebook qu’il démarre avec du stock, sans limite. C’est plutôt de la boucherie en gros…

©hervéhulin2024

Indice conoscopique: 9/10.

 

Michel Onf… ex-philosophe, abonné au conotron, intervient pour remettre les points sur les I à propos du réchauffement climatique.

Comme on s’y attend, ça vole haut.

” La Terre est sur un axe qui vibre. Qui produit des différences d’exposition à la lumière qui produisent des ensoleillements différents. Peut-on arrêter d’imaginer que la mobylette ou la voiture est la cause (sic) des perturbations climatologiques” ( Le Figaro, 16 janvier 2024)…

Apparemment, il n’y a pas que l’axe de la terre qui branle…Peut-on arrêter d’imaginer que notre Onf… cesse de dire des conneries?

 

©hervéhulin2024

Futhi Ntshingila a grandi en province, à Pietermaritzburg,  et vit et travaille à Pretoria, où elle exerce comme journaliste . Son travail porte sur les femmes qui sont à la périphérie des sociétés, et son roman est emblématique de sa vocation.

Le titre, issu d’un poème de l’auteur gallois Dylan Thomas est explicite sur le thème. Mvelo est , au début du roman, une gamine d’humeur joyeuse, très attachante, assez mature, qui montre plein de qualité pour affronter la vie sociale difficile d’Afrique du sud. Elle vit seule avec sa mère, Zola –allusion au caractère social très sombre du roman ? – dans le bidonville de Mkhumbane, près de Durban. Le sort va malmener cette jeune fille avec acharnement, et la trame du roman suit le parcours de survie du personnage. En soi, ce choix n’est pas forcément original Forcément, le lecteur aura dans les premières pages la sensation de se confronter une fois de plus avec un lourd mélodrame à tendance africano-misérabiliste. mais force est de constater que le roman est plutôt réussi, loin des clichés possibles de ce type de trame, grâce à une  narration assez fluide, et une qualité d’invention des personnages qui les rend très vivants au lecteur attentif. La trajectoire optimiste qui ouvre le roman bascule très vite, après quelques pages d’exposition, quand Zola apprend sa contamination au VIH ; sa fille, peu de temps après se retrouve enceinte à la suite à un viol -d’un ecclésiastique évidemment, tout puissant, pervers et intouchable car ecclésiastique justement. Mais ce n’est pas fini, la dégringolade. Puis, une fonctionnaire à demi-alcoolique vient notifier à Zola et Mvelo qu’elles ne peuvent plus compter sur l’aide versée par l’État. Voilà la mère mourante et son enfant famélique renvoyées à la rue, la rue vorace de l’effroyable Durban. Mvelo n’ira plus à l’école. On est saisi par l’odeur de la paraffine, la fumée des bougies, l’odeur des rues abandonnées à la pauvreté. On découvre ces  monstres de ténèbres qui perdent leur pouvoir au contact de la lumière, les « oncles » et les « testeuses de virginité…La spirale s’engage vite, dans le tréfonds d’une société sans pitié dont on redoute les détours ; pauvreté, maladie, violence, malnutrition, trahison, injustice.  Tout est sombre et suffocant. Mais pas complètement : alors Zola raconte à sa fille une histoire marrante – il est question d’un salon de coiffure et des tentatives désespérées d’une cliente pour arborer une chevelure blonde – puis on éclate de rire. Et voilà ; de l’amour, de l’humour, de l’intelligence, voilà l’exorcisme contre l’accablement. La lumière ne meurt jamais complétement à qui sait l’apercevoir. Dans le souffle de la mère qui meurt, ces mots à sa fille : « Promets-moi que tu ne feras aucun mal à la vie qui grandit en toi ». Pas mal…

Car malgré les vicissitudes de la vie, elles gardent l’envie, tout simplement l’envie, de vivre face à un destin aussi sadique. Il ne fait pas bon être une femme noire et pauvre dans cette Afrique du Sud, où l’apartheid aboli a laissé un sillage d’injustice révoltante. Mvelo va petit-à-petit perdre son innocence, bien sûr. Mais elle gagnera en clairvoyance. C’est une plongée dans la tourmente, ou quelques éclats d’espoir mince permettent petit à petit de douter de la mort absolue de la lumière, et de rêver au constant renouveau du jour. L’énergie enragée que les deux femmes jettent éperdument contre ce destin ravageur secrète au fil des pages un peu de souffle vital. En renfort, toute une série de figures complémentaires, outre la mère blessée à mort, mais aimante et fidèle , un beau-père lointain mais qui saura lui donner de l’affection, une avocate féministe un peu dissipée – métis amérindienne – mais qui lui montrera le chemin, une grande tante sévère mais accueillante, un vagabond mystérieux mais solidaire, un couple bienveillant et altruiste, mais un peu téléphoné, il faut bien le dire, et les autres.

Risquons un lieu commun, fort approprié, en disant que c’est un magnifique plaidoyer pour la vie. Certes, mais pas la vie spirituelle ou intérieure ; non, la vie sociale, l’existence commune qui rend les hommes solidaires et indispensables les uns aux autres. Mvelo ne sort pas des eaux sombres parce qu’elle est solide et déterminée etc. Elle surmonte les calamités que produit cette société mauvaise parce qu’autour d’elle, il y a tous ces personnages qui s’aimantent positivement les uns aux autres.

C’est un roman un peu rageur, sans exotisme, mais surement pas un livre de guerre. La littérature sud-africaine est féconde depuis longtemps, y compris pendant les temps honnis de l’apartheid, mais elle a le plus souvent été blanche et masculine – hormis l’œuvre de Nadine Gordimer. On apprendra avec intérêt que Ntshingila a fait des études en résolution des conflits. Elle aura sans doute exploité cette part de connaissance dans la dynamique de son roman, car il est bien question de conflits, sociaux, intérieurs, ethniques…
Est-ce une Afrique malgré tout heureuse que nous décryptons dans cette lecture ? On peut aussi voir le roman sous ce prisme.  Pour se donner du coeur devant la nature humaine. Avec ce roman  Futhi Ntsinghila, avec urgence et sensibilité dans son écriture, donne enfin une voix colorée aux héroïnes invisibles de son pays, maltraitées par la vie, la société et les hommes mais courageuses, obstinées.  Et résilientes, car s’agissant de littérature, on peut lâcher avec satisfaction ce mot si grave.

 

Futhi Ntshingila . Enragé contre la mort de la lumière.  Traduit de l’anglais  par Estelle Flory . Edition Belleville. 197 pages.

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Luc Ferry, (Europe1, 16 janvier 2024) qui fait ici son entrée au conotron, mais on se demande pourquoi seulement maintenant et pas avant, vu ses habitudes oratoires, bon, mais peu importe, Luc Ferry donc s’interroge sur la quête de jouissance immédiate de la jeunesse:

Dans l’histoire des guerres, les gens acceptaient de mourir pour la nation.Le Chemin des dames, par exemple, 400 000 gamins vont mourir. Aujourd’hui c’est inimaginable”.

Bravo… Belle philosophie…Il est certain que pour mobiliser la jeunesse sur de vraies valeurs non-consumériste, le carnage du Chemin des Dames, c’est tentant. Ah…Que la jeunesse est décevante…

 

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Tout dans notre époque fait de sorte que le genre humain s’acharne à ronger les lignes qui le protègent de son inhumanité. Il est commun de nos jours, il est même de bon ton pour briller et se faire reconnaitre, de dénier une part d’humanité à ceux qui n’ont pas la chance d’être semblables. Partout, protégés d’une nouvelle impunité, dans nos médias, nos plateaux, nos colonnes, des esprits pauvres mais de grande notoriété s’attachent à étendre le domaine de la méchanceté et réduire celui de la compassion.

C’est ce fameux diariste qui consacre des pages à compter les juifs dans les organigrammes des stations de radio de télévision ou les ours des grands journaux ; sitôt interpellé sur ce travers, il s’offusque et se défend « comment, quoi, que me veut-on ?  En quoi compter des gens de telle ou telle communauté serait-il antisémite ? Je n’ai rien dit de méchant ni de nuisible, je compte et je constate, et voilà tout ».

Cet illustre polémiste enfin, le plus en vue sans doute, le plus méchant, évidemment, à son tour va s’en prendre à ces enfants sans titre ni droits, ceux-là qui dorment dans la rue et cumulent, à toutes les misères de la faim, de la violence, de l’accablement, celle de ne pas être français ; il les traite sur une heure de grande écoute, de délinquants, d’assassins, de violeurs, de nuisibles de malfaisants, car ils le sont sans exception, ajoute-t-il, tous, tous, tous… Alors, que nous dit-il, à son tour contesté ? « Ce sont là des vérités, je ne fais que des constats, tout le monde le sait et le peuple se reconnaît dans mon propos ; je m’honore des condamnations qui me sont opposées ».

Et enfin, cet autre, là, inculte à en mourir mais si bien parvenu à la gloire d’une grande audience, qui s’interroge si l’invasion contemporaines des punaises de lit ne serait pas le fait de ces migrants qui, toujours survenant de lointains et chauds pays, n’ont pas les justes notions d’hygiène que notre civilisation nous a inculqués par les siècles ; le voici donc à son tour mis au ban plutôt mollement par une mineure partie de l’opinion, et que nous dit-il ? « Arrêtons-là cette chasse à l’homme à mon encontre. Pourquoi donc un journaliste devrait-il se justifier des questions qu’il pose ? N’attaquez pas ma liberté, et voilà tout ».

On perd son humanité à détester une part de l’humanité. D’autres mauvais esprits viendront sur cette ligne et y ajouteront leurs mots et leurs morsures, sans crainte. Et les esprits meilleurs se tairont, lassés et accablés. Ainsi voici notre temps tel qu’il est, sans vigilance ni conscience.

 

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Indice conoscopique: 8/10

 

Décret du 11 janvier 2024 relatif à la composition du Gouvernement

Le Président de la République,
Vu l’article 8 de la Constitution ;
Vu le décret du 9 janvier 2024 portant nomination du Premier ministre ;
Sur proposition du Premier ministre, chargé de la planification écologique et énergétique,
Décrète :
(…)
Article 1
(…)
Mme Rachida DATI, ministre de la Culture ;
(…)
Le Président de la République réunira l’ensemble des membres du Gouvernement pour un Conseil des ministres qui se tiendra le vendredi 12 janvier à 11h00.”

Quelle magie! Voilà, pas besoin de littérature sur ce point. Accès au Conotron garanti.

 

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De Damis, dit-on, encore un qui a bien réussi. On l’a connu à la peine en toute sorte de chose. Lui qui naguère avançait si laborieusement dans ses propres affaires, le voici qui court et se rue dans les succès, dans la fortune. Avec ce progrès tout en lui change de ses manières et ses vues. Des mots nouveaux, des pensées inédites font sa marque à présent. Il veut qu’on le voie, et clame chaque fois qu’il le peut « où sont mes gens », ou encore « que de dépenses aujourd’hui » ! Il soupire, et se plaint fort de ce qu’on ne trouve plus personne pour bien faire le ménage ou repasser les chemises…Il ne dit plus chez moi mais « dans ma demeure » …Il ne parle plus de son métier, mais décline souvent sa « profession » ; il ne s’agit plus d’évoquer son travail dans les conversations, comprenez-bien, mais de « ses responsabilités », voire de sa « réussite » … Désormais, il dit « dans ma position », mais plus jamais de « à ma place ». Tout ceci résonne fort, car il est ainsi façonné à présent, le langage de Damis. Vous verrez qu’avant peu, le moment venu, il n’évoquera plus son sort, mais « son destin », et ne parlera plus de sa tombe, mais de son mausolée.

 

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Pyrame a la chance d’être riche – riche, vraiment, comme vous n’en avez pas idée-  et chaque jour le gratifie de cette situation. Il jouit de tous les biens possibles, sans avoir vraiment l’occasion de travailler ou de craindre le lendemain. Mais pour lui, être heureux de son sort, ce qui est la moindre des choses, ne le rend pas incurieux du sort des autres.

Souvent, il s’interroge sur ce que serait la vie sans cette fortune que le ciel lui a destinée. Ce questionnement est sans réponse car il ne connait pas d’autre situation que la sienne. Comment savoir, se dit-il, ce qu’est le travail, et d’aller chaque jour par un métro bondé, retrouver le même bureau, un atelier, un commerce… D’avoir une tâche à accomplir, qu’on n’aura point choisie, dans un temps limité peut-être, ou encore de la répéter tous les jours… D’attendre un salaire chaque mois, et de s’en servir pour acheter toutes ses choses nécessaires que lui, Pyrame, ne sait pas acheter car ce sont ces gens qui s’en chargent ; mais aussi, toutes ces choses moins utiles, ces choses belles et agréables et qui coûtent tellement plus que celles qui sont nécessaires. Et à propos de nécessaire, c’est quoi cette nécessité dont on parle tant, dont l’idée le questionne un peu, elle aussi, et dont il ne saisit pas la vérité?

Tourmenté de ces questions, Pyrame prend une décision. Sortant de ses domaines, s’éloignant de ses terres, il va à la rencontre des gens, s’introduit dans un café d’un quartier peuplé de gens qui travaillent :  royal, il salue et offre la tournée.

Il est accueilli en conséquence. Le voilà qui parle, et comme souvent on ne dit que ce qu’on sait faire, il parle bien de lui. Pendant deux heures, il ne parle que de ses grandioses propriétés, de ses luxueuses villas à l’étranger, de ses appartements immenses comme des terrains de football à Londres, New-York et Milan ; de la bourse, des actions et placements que ses légions d’agents assurent pour lui, de ses avoirs financiers stockés aux émirats, au Panama et dans bien d’autres contrées dont ces gens ne connaissent sans doute pas la place sur une carte, ni même le nom ; des innombrables fondations et hospices qu’il a fondés sur toutes les terres émergés du globe. Il parle avec couleurs des casinos, des jets, de palaces et de jeunes femmes aux charmes onéreux. Il en oublie même de demander à son auditoire ce qu’il était venu entendre. Puis, joyeux du bilan de sa vie ainsi arrêté grâce à l’attention de ces gens, il s’en retourne sur son orbite. Et il se dit que ces gens véritables sont bien modestes, qui ont si peu de choses à lui dire sur leur sort.

Jamais il ne saura, Pyrame, que de ces gens véritables,  aucun ne l’aura cru, aucun ne l’aura estimé, aucun ne l’aura écouté. Car l’indifférence des humbles reste la première veine de la sagesse.

                     ©hervehulin2023

Dans cet empire de brouillard où tant de vérités nous sont enfouies, nos esprits ont besoin en tout instant de comprendre, savoir, et découvrir, et c’est ainsi que Thrason est indispensable à notre gouverne affaiblie. Car Thrason est réputé très savant, doué de toutes sortes de sciences; on le sollicite sans se lasser.

Vous interrogez-vous sur la perspective du chômage dans le pays, noyé que vous êtes dans les chiffres que tant de sources assènent sans répit, ainsi que des données réelles de l’immigration ? Thrason vous dira en quelques mots ce qu’il faut croire et ne pas croire, comme la situation va évoluer et comment ce que vous entendez doit être pris pour inexact ; on vous ment, ces chiffres, à lui, et ses faits sont vrais. Les étrangers sont plus nombreux qu’on ne le croie.

Doutez-vous de la vertu médicale des vaccins ? on vous ment aussi. Sur cette question si obscure, Thrason saura vous apporter l’éclairage suffisant, en vous donnant, par ses explications appuyées, les clés utiles pour vous faire une opinion neuve et purifiée de tant de fumées. Les vaccins sont dangereux.

Vous voilà donc si près de renoncer à vous faire une opinion ferme sur la véritable évolution du climat ? Vous n’êtes pas seul dans ce marasme. On vous ment toujours, Quand tant de choses entendues vous égarent l’esprit en tout sens, Thrason encore…De quelques mots simples contre les mensonges des puissants, avec trois images à peine, il saura vraiment vous donner, en toute vérité, le vrai sens des choses véritables qui ont trait aux nuages et au soleil. Le climat de la planète n’est pas si chaud que cela.

Que ferait-on sans Thrason ? Que verrait-on du monde ? Il sait tout, il explique tout. D’où tient-il toutes ses lumières ? De lui-même, et cela suffit à prouver sa science. Thrason n’est ni économiste, ni médecin, ni scientifique, ni journaliste, ni même notaire ou danseuse d’opéra. D’où vient donc qu’il sait tout?  Car Thrason ne sait rien, mais devine tout; il découvre bien des vérités qui nous semblent cachées. De tout ce qu’il dit, de tout ce qu’il affirme, ce qu’il suggère, qu’il déduit, argumente ou soutient, aucune source n’existe ailleurs que dans sa tête.

Toute votre confiance en lui vient de ce qu’il invente tout ce qu’il dit. C’est parce qu’on sait bien cela,  qu’il est devenu indispensable.

 

Ce genre d’esprit sait que vous vous lassez des vérités connues; n’est-il pas normal qu’il vous en propose d’autres plus secrètes?

 

©hervehulin2023

Imaginons. Un terrible fléau contamine l’ensemble du genre humain, et réduit en si peu de temps cette masse de milliards qui se bousculent sur toute la surface de la planète à une simple paire d’individus. Voici nos deux ultimes parmi les hommes, errants sans se connaître ni se reconnaître sur cette terre dévastée et soudain déserte. Que peuvent-ils devenir ? N’en doutez pas. Si ces deux-là se rencontrent, ils ne se tendront pas la main ; leur différence les démarquera très vite l’un contre l’autre. Pour un geste d’humeur, un point d’orgueil, un pan de mur ou un détour de chemin, une simple pomme ou la queue d’un âne, une peau trop sombre pour l’un ou trop pâle pour l’autre,  ils disputeront de tout cela, s’en détesteront d’autant, en viendront aux mains, se détruiront le plus absolument possible, chacun dans sa faiblesse haïssant l’autre de ne pas avoir voulu renoncer ni s’accorder pour sauver l’humanité.

 

©hervehulin2022

Ne voyez-vous avec quelle ferveur Chrysante sert toujours Théramène de si près ? Il est en toute circonstances, à le précéder, pour s’assurer que le chemin est libre, sans encombrement ni saleté devant les pas de son illustre ami ; que la porte est ouverte, que la chaise est tirée. Il se penche encore et lui ôte sa veste. Il se charge de ce que la voiture soit garée sans souci. Au restaurant, il est encore là, vérifie que la commande passée est la bonne, que c’est bien le bon vin et le bon plat, et le bon menu et le bon prix, se lève et va sermonner jusqu’au fond des cuisines. Il se fait voir et revoir tout près de Théramène, il parle et rit à voix forte, démontre sa connivence à force moulinets, et met la main sur l’épaule, s’esclaffe à nouveau, pour peu qu’on ne l’ait point encore remarqué, changeant le ton sonore de son rire, tantôt grave, tantôt aigu, criard et efféminé en même temps pour être certain d’avoir été entendu. Passionné d’être utile à celui dont il a fixé le sillage, il ne voit rien que sa mission. Sa vie n’est plus qu’une antichambre fermée de cette réussite qu’il n’a pas. Mais demandez à Théramène qui est Chrysante : il ne saura vous répondre, et jurera ne l’avoir jamais vu. Car à force de ramper toujours plus bas pour servir un bien plus puissant que lui, le pauvre Chrysante, toute substance perdue, est devenu invisible.

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Chacun nourrit sa superstition du mépris de celle des autres. Celui-ci rit des gens qui croient aux ovnis mais reste persuadé dans ses nuits, que des fantômes vivent dans les arbres ; cet autre vilipende en faisant rire à leurs dépens ceux qui voient une réincarnation après la mort, mais s’est très tôt persuadé qu’il avait un don pour deviner l’avenir ; en voici encore une qui rit quand on lui assure qu’en vérité la terre est plate mais garde la conviction que les gouvernements agissent en secret pour remplacer leurs peuples par d’autres peuples de races moins nobles et moins onéreuses. Et un ou une autre, là encore, qui aura – combien de fois dans sa vie ? – parfaitement vu des phénomènes volants mystérieux traverser les nuits solitaires ; mais ce qui le fait plier de rire, ce sont les convaincus d’une vie après la mort, qui parlent aux esprits autour d’une table, où qui dialoguent avec des animaux morts. Et là-bas, on a toutes les preuves sur les réseaux, que nos civilisations sont envahies peu à peu d’êtres reptiliens qui volent notre apparence, que les pyramides ont été bâties par des non-humains il y a trente millénaires, qu’on nous cache une mystérieuse momie inca à trois yeux et six doigts ; mais comme on rit quand on nous dit que l’homme a marché sur la lune. Comment aurait-il pu y aller, puisque la terre est plate, en vérité ? C’est ainsi, plus le monde avance et plus ceux qui le peuplent entassent des Pères-Noel dans leur placards ; car plus la bêtise prolifère, plus s’enfle l’orgueil d’être plus clairvoyant que son voisin sur les vrais secrets de l’univers.

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Au sommaire de cette treizième lettre (eh oui, déjà…): de l’hiver et de l’automne, Pascal Quignard, Voyage en Algérie, le Fou (d’amour) Majnoun et son flot de centaines de poèmes monothématiques, Louise Glück et Couperin…Aragon, un peu.

La grande plaine est blanche, immobile et sans voix.
Pas un bruit, pas un son ; toute vie est éteinte.
Mais on entend parfois, comme une morne plainte,
Quelque chien sans abri qui hurle au coin d’un bois.

Plus de chansons dans l’air, sous nos pieds plus de chaumes.
L’hiver s’est abattu sur toute floraison ;
Des arbres dépouillés dressent à l’horizon
Leurs squelettes blanchis ainsi que des fantômes

                                                                     Guy de Maupassant. Des vers.

Maupassant n’est pas un poète notoire, là n’est pas son génie premier, on le sait. Mais là, ce texte -trouvé en naviguant – bien qu’un peu académique, pourtant très maîtrisé, fait mouche; mature comme du Vigny. L’hiver est là.

Le retard. Cela faisait déjà un moment que je ne vous avais pas livré ma lettre, je l’avoue (depuis fin août). Désolé pour le retard. Mais ceux qui lisent ces « cahiers » savent bien qu’Alceste n’est pas entré en léthargie pendant ce temps. Ah… la théorie du retard…Ce n’est qu’un jeu de mortel, voilà tout, et la vanité d’un peu de temps dépassé. L’hiver est là, et il faut attendre que ça s’en aille. Bientôt les jours s’allongeront aux premières heures des soirées. Mais alors, il faudra bien se dire que du temps a passé, et des jours sont consumés qui ne reviendront plus.

A propos du temps qui va. En lisant ses « heures heureuses », et sans doute effet de l’âge, j’ai perçu soudain  comment Pascal Quignard m’accompagne depuis longtemps. Depuis le début des années 80, Apronenia et ses notes de buis. Le temps va, donc, et les lectures restent. Que nous dit-il, l’austère Pascal?

« Si le temps stricto sensu est défini par ce retard que prend, du soleil à la terre, la lumière qui éclaire son chemin après qu’elle l’a effectué, ce laps de temps si mystérieux qui se creuse dans l’espace et qui se décolore, ce pli qui s’efface, cet étrange délai qu’accuse toujours plus mystérieusement la poussée qui la porte (…) c’est aussi que le point de distension du temps est son seul référent, et non pas l’instant ou maintenant se maintiendrait. Le temps est l’irrattrapable de ce retard. » 

Pascal Quignard. Les heures heureuses. XXIV. 

Rien ne sert de courir…Le temps est son propre retard… Quignard, c’est toujours intelligent, parfois précieux, mais toujours intelligent. La phrase épouse parfaitement son contenu, elle est bâtie comme du Bossuet.

Mais s’il nous parle si bien du temps, que n nous dit-il de l’espace, alors?

“L’espace, c’est là où s’étend le temps après son implosion.(…) C’est du temps effondré dans la nuit que traverse une lueur (…) qu’on recherche du bout des yeux comme le font les fleurs”.

                                    In “les heures heureuses”, XL

Belle acuité. Le temps qui s’effondre, comme un vieux sable, nous ouvre l’espace. Seul un esprit solitaire peut ainsi voir les choses, en les contemplant derrière les lignes.

Écrire dans le style de. Dans le jeu des ateliers d’écriture, c’est un passage classique d’écrire « dans le style de ». Ce fut ainsi qu’il fallut écrire comme Christine Angot, que je n’avais jamais lu. Pourquoi pas. C’est actuel, et personnalisé. Un passage vite fait à la bibliothèque, et hop, emprunté deux titres, un peu au hasard.  (« Quitter la ville « et « Partie du cœur »). Pendant ce temps, j’avais commencé la lecture des « heures heureuses » de Quignard. La comparaison, qui vient magnétiquement à l’esprit du lecteur, est cruelle (cf. supra, le temps etc.). Chez Angot, on est vite lassé -enfin, « on » c’est moi en tout cas – de cette écriture bousculée, hachée, pleine d’animosité, au vocabulaire pauvre, à la syntaxe inutilment malmenée, lassé de cette écriture si névrosée. On se réfugie alors dans la phrase si délicatement apprêtée, de Quignard. La différence d’altitude vous donne un délicieux vertige.

Novembre. A propos de Quignard (encore…), je me suis découvert une détestation partagée avec lui, de novembre. Novembre est le mois le plus laid, celui qui n’a rien à dire que sa médiocrité, il commence avec la hantise des morts, et s’achève dans l’indifférence de sa nuit.

« Je déteste, novembre. Novembre et veule, pourrissant, pesant, glissant. Presque aveugle. Il est sombre. Il est assombrissant. Aussi grisâtre que le bec des freux. Il est aussi âpre que le cri qu’ils poussent dans les labours noirs. Il n’existe pas de mots assez sales pour nommer novembre. »

In « Les heures heureuses » XXXI

Un voyage en Algérie. Un peu de soleil, donc, en plein novembre derrière la Méditerranée, et l’orée du grand désert. On en parlait depuis longtemps, on l’a fait. Pays étonnant de secret, dont les autorités cherchent à conserver leur chasse gardée. Le résultat : une vaste contrée, lumineuse et rayonnante dont le délabrement matériel ne peut dissimuler les beautés, et, par-dessus tout, l’incroyable bonté de ses habitants. Les couches de l’histoire et ses civilisations s’entremêlent avec une aisance déconcertante : berbère, romaine puis byzantine, arabe, ottomane, européenne …

Une sorte de mélancolie traverse les ruines romaines de Timgad comme les architectures – fatiguées- Art-Déco d’Oran. Partout un foisonnement généreux d’humanité. Bien sûr, on restera désolé devant ces paysages et ces vestiges majestueux mais transformés en poubelles. Et peu de touristes. Certains diront que c’est tant mieux. Je ne le pense pas. Le tourisme est avant tout partage et recherche de l’autre. Il est dommage que des mondes si émerveillant en soient privés, par l’obstruction de leurs dirigeants, et contre l’impatience de leur jeunesse. Et quelle jeunesse, qui de toute part, peuple les rues et les paysages. Enfin, ce peuple si disert et expansif est francophile. Un jeune homme rieur à Constantine nous a adressé un joyeux et péremptoire « Allah est français ! ». Si vous le dites… Ce sont nos vilains « identitaires » (on ne dit plus « xénophobes », vous l’avez remarqué…) qui vont être étonnés. (Ah, imaginons la tête d’Eric Z… saisi de cette la révélation !). Vive les Algériens !

Poésie. El Majnoun : « le Fou ». Alors ça, amis de la poésie, c’est à lire et plus vite que ça.

Sous ce nom (le Fou, ou le Fou de Laylâ : Majnûn Laylâ) se cache un jeune homme dont on ne sait pas grand-chose (évidemment). L’histoire nous dit qu’au désert d’Arabie, dans la seconde moitié du VIIe siècle, (donc, avant l’islam) circulent des poèmes chantant un amour parfait et impossible.

Il y a bien longtemps, le beau Qaïs, fils d’une illustre famille de Bédouins, tombe éperdument amoureux de sa cousine Leïla. Le jeune homme est poète et ne peut s’empêcher de chanter son amour pour Layla à tous les vents .Mais chez les Bédouins, seuls les pères règlent les mariages. Le désir crié par Qaïs est une ombre sur leur autorité, et cette union est refusée. Dès lors, tout s’enchaîne : le mariage forcé de Laylâ, son départ au loin, très loin, le désespoir de l’amant poète…Alors la légende enflamme l’histoire, et nous parle d’un jeune homme qui chante encore son amour, des années durant ; il désespère, sombre dans la folie, va vivre avec les bêtes du désert, puis meurt, d’épuisement et de douleur.

Consolons nous d’aimer, âme trop généreuse
surmontons cette soif, ce mal qu’elle nous fait
Pleure sur ta douleur, pleure, puis reconnais
d’un long éloignement les suites bienheureuses

                                 (230)

Sa souffrance devient si célèbre que d’autres poètes se substituent à lui, et continue de chanter l’amour de Layla, tant et si bien qu’on ne sait plus lesquels des plus de trois cents poèmes sont ceux de Majnoun, le fou, ou de ses disciples ; leurs auteurs, sous divers noms, se veulent, d’une tribu à l’autre, les meilleurs dans le genre pour avoir vécu cet amour.

Dieu me guérisse de Layla, ou si je l’aime
De la louer, de rester pris en ses filets
Que savent si bien. tendre au coeur tous ses attraits
Et de ce mal qui dure autant qu’amour lui-même

                            (219)

Aragon y fait largement référence, dont l’exergue du fou d’Elsa est un extrait (réécrit) de Majnoun.

J’ai partagé le melon de ma vie
et comme au sourd le bruit et le silence
les deux moitié en ont même semblance
prends la sagesse ou choisis la folie”

Mais qui fut Majnoun ? Homme de chair et de sang, ou personnage inventé, il fixe au poème un unique sujet : l’amour dans toutes les variations possibles. On songe à Pétrarque, évidemment. Ou à Aragon.

C’est un recueil fabuleux, dans lequel on erre, s’émerveille, et dont on sait qu’on y reviendra souvent. Il convient de saluer la traduction royale d’André Miquel, rimée et versifiée s’il vous plaît.

Adieu Louise Glück. C’est lassant, ces poètes qui s’éteignent, comme ça, sans prévenir. Un(e) poète qui meurt, c’est toujours une éternité qui s’interrompt. C’est de moi et ça vaut ce que ça vaut. J’aime bien Louise Glück, que j’avais découverte comme beaucoup d’autre. à l’annonce de son Nobel. Les oeuvres exclusivement poétiques nobélisées sont rares. C’est une poésie “neutre” sans émotion, très descriptive et narrative, qui vous laisse flotter sitôt le livre refermé, une idée de noir et blanc savant.

Mais attendre pour toujours est-il toujours la réponse ?
Rien n’est toujours la réponse
La réponse
Dépend de l’histoire
Quelle erreur de vouloir la clarté
Plus que tout Qu’est-ce qu’une simple nuit
Spécialement une comme celle-ci,
Maintenant si près de s’achever ?
De l’autre côté il pourrait y avoir 
n’importe quoi
Toute la joie du monde, les étoiles pâlissantes
le lampadaire devenant un arrêt de bus

                                ( Nuit sans lune)

C’est cette étrange mixage de distanciation et d‘ironie qui embrasse le monde en sa totalité dérisoire qui fait la force calme de cette poésie, essentiellement américaine.

Un vol d’oiseaux quittant le flanc de la montagne
Noir sur fonds de soirée printanière
Bronze au début de l’été
Se levant sur la vierge surface du lac

                               (Parabole du vol)

Au-revoir, Louise Glück.

Le centième caractère publié. Mais pas le centième écrit…Il y a quelques temps, un centième caractère a été publié sur les Cahiers. J’en ai encore en réserve, sans doute pas encore assez affinés. C’est étonnant comme ces petites fantaisies vous occupent et vous inspirent ; ça vient tout seul, il suffit de regarder autour de soi les affaires agitées des hommes et de leurs mondanités. Et voilà tout.

Un peu de musique. Il faut écouter et réécouter « Les ombres errantes », de François Couperin, dans l’admirable version pour piano de Iddo Bar-Shaï. Le piano, cet instrument fabuleux n’existait pas quand Couperin composa sa suite légendaire pour le clavecin. Et pourtant, ça sonne admirablement. Classique et moderne, ça scintille comme la neige. Ecouter chaque pièce, l’esprit tourné vers son titre, toujours ciselé comme un poème: “les ombres errantes“, “les barricades mystérieuses“”double du rossignol””l’engageante” etc etc.

Annonces sur les Cahiers d’Alceste. J’ai remarqué que je digressais souvent des annonces que je fais et dont l’objet ne vient pas, car j’en fais autre chose. Donc, modérons en les effets. Juste des ajouts prochains sur mon anthologie personnels des X… livres à lire pour être heureux; pour le reste, aller voir et c’est ainsi que vous verrez…Je prépare aussi quelques chroniques de lecture, sur des africains et des japonais. Il y a un long poème qui arrive, aussi, un  texte de coeur et de miroir.

     

Et pour conclure Aragon, en hommage au Fou Majnoun, cette strophe:

 

Comme à l’homme est propre le rêve
il sait mourir pour que s’achève
Son rêve à lui par d’autres mains
Son  cantique sur d’autres lèvres
Sa course sur d’autres chemins
Dans d’autres bras son amour même
Que d’autres veuillent ce qu’il sème
Seul il vit pour le demain

(in: Le Fou d’Elsa- Zadjal de l’avenir)

Toujours musical, Aragon, et juste ce qu’il faut d’ancienne tournure dans le langage.

Allez, ne faiblissons pas, et croyons fervemment à la littérature amateure. Très beau Noël à tous et toutes, et n’oublions pas ceux qui n’en auront pas.

En attendant, rendez-vous sur les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous.

Les Cahiers d’Alceste,

Et n’oubliez pas

1. d’aller lire ou relire “Les dormeurs”

2. vos bienveillants commentaires…

hervehulin6@gmail.com

A bientôt.

 

©hervéhulin2024

 

 

 

 

 

Voici Amphion, qui est banquier, qu’on regarde de loin comme il sort de ses bureaux, et qu’on déteste et fustige; car il vit sans humanité, on le sait bien, comme tous ceux de cette mauvaise famille. Ces gens-là n’ont pas d’âme et sont trop dévoués à leur gain. Il commet chaque jour des transactions furieuses pour amasser plus de fortune et se faire plus puissant, plus riche encore, pour mettre à genoux des entreprises, coller à la rue des familles entières, ruiner des lignées et des cités, et certainement déchiqueter des patrimoines centenaires. Partout où son argent s’amasse, fleurit le malheur. Ce sont des nuées d’Amphion qui chaque jour sur terre font les indigents plus indigents…C’est une personne à fuir. On n’en voudra ni pour gendre ni pour ami.

Mais qu’il traverse la rue, s’approche, sourit comme il vous tend la main, et oubliant juste une fois les faillites et les actions, on l’invitera à dîner.

Allons Théramène, respirez un peu, sortez donc un moment de votre bureau, de vos charges et vos réunions ; voyez comme le temps est généreux aujourd’hui, ouvrez la fenêtre, et non, plutôt la porte, et passez-y pour sortir dans la rue. Délaissez un instant seulement, vos tracas et votre carrière. Sentez-vous un peu d’air ? Quittez donc le lieu de votre travail, reculez encore ; ôtez donc cette cravate et votre veste de costume. N’êtes -vous pas mieux ainsi, ne sentez-vous quelque chose changer déjà ? Non, pas encore… Allez jusqu’au bout de la rue, mieux encore, changez de quartier, et laissez là votre carte de crédit, vos clefs de voiture, et tous ces apprêts qui font votre position. Sortez de la Ville, prenez un train, oubliez toutes vos affaires, continuez jusqu’à la campagne… Ne distinguez-vous rien autour de vous ?  Reculez encore, vous dis-je…D’une manière radicale, négligez vos projets, votre immobilier, votre hiérarchie : celle-ci vous oubliera vite, croyez-moi. Déchargez-vous de tous ces poids qui ont imprimé leur ligne sur votre peau, dans votre vie. Ne restez pas là, traversez la mer, puis l’océan, gagnez d’autres territoires, lointains, nouveaux, insoupçonnés. Vous voici aux antipodes…Que voyez-vous alors, que sentez-vous à présent ? Toujours rien ? Cheminez encore, envolez-vous, et à travers les nuées, regardez le sol, les collines et les champs, et les villes et les bâtiments, comme tout cela est petit. Mais ce n’est pas assez ; allons, Théramène, ne cessez pas cet élan, vous atteignez à présent les étoiles et les immensités de l’espace. Contemplez ainsi ce minuscule fourmillement qu’est devenue votre société. Alors, que dites-vous, là ? C’est bien cela : dans cette nudité nouvelle qui vous saisit et vous délivre, vous retrouvez enfin – au vu lointain de ce qu’il en reste – la sensation de votre humanité.

 

©hervehulin2023

 

Reiko Kruk-Nishioka est née en 1935 à Isahaya dans le département de Nagasaki. Après avoir travaillé pour la télévision au Japon, elle arrive à Paris en 1971 et crée l’atelier Métamorphose, (spécialisé dans le maquillage d’effets spéciaux). Son parcours créatif fait apparaitre une dimension littéraire qu’on pourrait juger mineure ; mode, parfums, décors et costume d’opéra et de cinéma. Ce n’est pas un écrivain à proprement parler. Les libellules rouges » sont d’ailleurs seul le roman qu’elle a publié.

Mais c’est un témoin. Elle est une Hibakusha : une survivante qui assume la nécessité de la transmission.  On est sûr, avec ça, qu’elle aura quelque chose à dire de poignant sur un thème tragique aussi rabâché.

Au soir de sa vie, c’est l’enfant qu’elle a été, saisie dans le tourbillon tragique de la guerre et de la bombe atomique, qui raconte. C‘est un roman –un peu -, c’est un témoignage vécu – beaucoup. Lequel des deux, doit primer sur l’autre ? Peu importe.

La narration s’étend sur l’année 1945, au rythme des saisons. Reiko, dix ans, vit dans la banlieue de Nagasaki. Rieko a des rêves et des plaisirs d’enfant qui peuplent des journées en apparence paisibles. Du Japon au pôle nord, les enfants ont souvent les mêmes songes, et les mêmes peurs. C’est la magie de cette période de la vie, et ce qui fait l’universalité dans le genre humain.

À côté de son village, un centre d’entraînement aéronautique de l’armée japonaise, instruit de très jeunes pilotes sur les rudiments du vol. On est encore loin de l’apprentissage du combat aérien. Ici, ce sont de tout petits biplans, de couleur rouge, que Reiko, captivée comme le sont les enfants dans leur émerveillement voit parfois s’élever et s’éloigner vers les hauteurs, en bourdonnant, comme de petits insectes. Les cadets sont jeunes, presque des enfants. Reiko les contemple, les approche. Elle va se lier avec l’un d’entre eux, un jeune prince à l’écharpe blanche, qui –songe ou réalité ? – l’emmène un jour faire son baptême de l’air personnalisé dans un de ces curieux petits avions.

Elle contemple plus qu’elle ne comprend ce monde adulte, éclairé de mystères, de codes étranges et de chose inavouables aux enfants que génère la guerre. L’ombre se resserre comme les mois avancent. On voit bien que les petits avions rouges sont de moins en moins nombreux à s’élever dans le lointain, leur bourdonnement s’estompe : l’inclinaison des évènements ne changera pas son cours. Ils disparaissent les uns après les autres jusqu’à ce que ne subsiste dans le ciel d’été qu’un grand silence. D’abord, ils avaient appris à voler ; puis, au fil de la guerre et de ses désastres, ces jeunes gens ont appris à s’envoler sans retour, car l’heure est au destin des kamikazes. Il n’y a plus rien pour arrêter l’ennemi, et les autorités japonaises sont à ce point aux abois qu’elles envoient au casse-pipe des gamins et des biplans d’école sur les cuirassés américains.

A force d’interroger ce monde un peu énigmatique, sa violence se révèle soudain. Ce ciel bleu et vide, c’est la bombe atomique qui, un matin d’été, sans prévenir, va le remplir : à vingt kilomètres de chez elle, Reiko voit un nuage s’élever dans le ciel. On suppose vaguement, chez les adultes, que c’est la répétition de ce qui s’est passé à Hiroshima quelques jours auparavant. Mais tout le monde ignore ce que sont ces nouvelles flammes de l’enfer… La cousine Ryoko, la copine de jeu du même âge, a perdu ses parents dans cet holocauste, (la petite fille a vu l’horreur de cette mort) puis ce sont les cheveux qui tombent, et la marque du drame, pour la vie. Puis, la paix enfin survenue, viennent les troupes d’occupation et, sous le prisme de l’enfance trahie, un regard teinté d’humour sur ses étranges humains que sont les américains, vainqueurs et maladroits dans ce monde en ruine.

Ce récit est d’un genre hybride, entre souvenirs et roman : on pourra trouver le style parfois un peu pauvre, mais irrigué d’une forme d’ingénuité qui en fait la poésie. Tantôt c’est à la première personne, tantôt à la troisième. Le récit est très linéaire, sans apprêt ni figure.  Les illustrations (encre et aquarelle) qui parsèment les pages sont à la fois tourmentée et gracieuses, comme cette histoire.

Au final, c’est un réel plaisir de lecture. Kruk-Nishioka n’entend pas faire œuvre de littérature majeure, mais rapporter le regard d’une enfant sous la plume d’une grande dame désormais âgée et qui a beaucoup vécu, de l’orient à l’occident. C’est un écrit qui porte la force inimaginable du témoignage direct de ce que si peu de personnes, de nos jours, peuvent encore affirmer avoir vu. Ces libellules dont la silhouette rouge s’élève et s’évanouit peu à peu, c’est l’enfance qui s’en va, consumée par la laideur du monde et ses folies meurtrières. On sera attentif à la très belle préface de Fréderic Mitterrand, qui resitue ce personnage rare qu’est Reiko Nishioka dans son parcours esthétique et multiculturel. La lecture des Libellules rouges ne sera peut-être pas pour chaque lecteur l’occasion d’une révélation littéraire éblouissante ; mais elle procurera un juste sentiment d’authenticité, éclat vif, que nous reconnaissons tous sans distinction d’histoire ou de continent, de la nostalgie de l’enfance.

 

Reiko Krul-Nishioka. « Les libellules rouges ». Traduit du japonais par Patrick Honoré. Préface de Fréderic Mitterrand. Illustrations de l’auteur. Edition Globe. 208 pages.

 

©hervehulin2023

Léandre est fort aimable, chacun vous le dira. Il est doux, bienveillant dans ses jugements, et toujours respectueux des propos d’autrui. Comment se fait-il donc que les gens le détestent ? Son père ne l’a jamais aimé et même l’a rejeté, comme on le fait d’un être indigne. Sa mère est indulgente avec lui, mais elle le dévore de ses exigences inlassables. Et aussi de ces maladies, de ces faiblesses. Sa sœur ne le supporte pas. Ces enfants, déjà grandis, l’ignorent et sont près de l’oublier : ils maintiennent à présent avec lui la plus longue distance qu’il leur est possible. Léandre a des amitiés qui ne durent jamais, quand elles ne se terminent pas très mal. Il est naturellement porté vers des gens avenants :  il s’en trouve souvent déçu ou trahi. Partout dans sa vie, ce ne sont que des tensions et des ruptures. Tous l’évitent, la plupart le dénigre ; il les exaspère tous les jours. Pourquoi donc tous ces gens détestent-ils Léandre, quand lui ne recherche que leur meilleur sentiment ? La vérité est souvent aveuglante ; si ce pauvre Léandre insupporte autant l’univers, c’est parce qu’il ne se supporte pas lui-même, et tout le monde le sait sauf lui.

Dans la faute supposée de l’autre, chacun peut renoncer à la face cachée de sa propre faute. Grâce à ce miroir inversé, la tentation est pressante, de dénoncer le mal imaginaire qu’on voit partout ; c’est toujours l’autre qui est coupable de ce que l’on ne sait pas voir en soi.

L’époque fournit des moyens miraculeux de juger et condamner celui ou ceux que l’on ne connaît pas, selon des causes qu’on ignore, et sur des faits dont on ne sait rien. Des armées invisibles d’experts, de juges et de ministres anonymes s’inventent sur les réseaux dont le fléau déferle au service de l’intérêt de chacun, cet intérêt qui se confond si souvent avec la haine de l’autre, cette haine qui n’est que sécrétée que par le vide de ses causes.  Rien n’est à craindre de ces arrêts, nul recours contre cette justice, plus de règle de droit opposable, chacun dicte dans une liberté sans horizon, son verdict aux autres; ces autres qu’on ne veut pas reconnaître. Ainsi, par la seule entropie des indignations imbéciles dans un lieu qu’on ne connaît pas et qu’on ne saurait situer sur une carte, on peut faire brûler une maison, assassiner un professeur ou un édile, soulever une foule fanatique. Ce passe-temps ne pesant d’aucun coût, n’exigeant nulle comptabilité, nul ne s’en privera.

 

Vous voyez comme Oreste est doué, et comment il aligne des vertus rares mais élémentaires à la conduite des affaires importantes dont il a la charge. Il aura appris bien des choses relevées dans ses écoles si grandes et grâce ses études si longues.

A présent le voici aux manettes de hautes responsabilités. Il sait déployer ses talents pour épouser sans faiblir le poids des décisions. Vous nous dites comme il est clairvoyant et comme il devine sous quel angle agir ? Un tailleur dispose des mêmes qualités, le saviez-vous, qu’il applique à ses tissus dont il trace les coupes au millimètre. Oreste, ajoutez-vous, lui, connaît le prix des choses, et grâce à une sage expertise de l’économie, combien coûte chaque action qu’il arrêtera ou dont il sera saisi. Assurément, mais tout autant que le boulanger, qui sait ce que vaut sa farine et son sel, puis compte chaque sou pour faire son pain et le revendre au prix convenable. Oreste, soutenez-vous, fait immédiatement le lien entre des causes de flux contraire, et connaît les interférences qui les agite ou les oppose, pour décider en quel sens les faire passer plutôt que tel autre ; certes, on ne saurait le dédire de cela, mais un électricien en sait plus que lui encore sur ces affaires de flux et de courant, et en fournit le produit pour moins cher. Mais Oreste, lui, a appris dans une université américaine – de Californie, le saviez-vous? – la façon secrète dont les causes animent des conséquences, et entraînent selon un ordre discret, des énergies et des mouvements dans des directions peu visibles, à qui n’en connaît point la mécanique. Justement, en parlant de mécanique, il s’agit bien du métier des mécaniciens, et n’importe lequel d’entre eux en sait plus qu’Oreste sur ces mouvements qui ne sont mystérieux que si on ne les fabrique pas. Mais voici Oreste, qui après une rude journée de réunions, va faire son marché. Toute sa science ne lui permet pas de connaître le prix des pêches, et il paiera bien plus qu’il ne convient à un mauvais marchand.

Oreste n’est pas inutile à la société, dont il connaît mieux que d’autres le sens et l’intérêt ; mais tout ce qu’il sait se retrouve ailleurs en des termes bien plus simples. Quant aux autres, leur savoir n’est pas moins noble; mais séparés de l’intérêt général, ces gens-là sont aveugles. Isolés, chacun de ces savoirs reste vain pour l’intérêt général : partagés, tous ces talents sont une idée du bien commun.

 

©hervéhulin2023

 

I

Comme un essaim noyé par un soleil pluvieux
Le silence esquisse sa blanche parenthèse
Et soudain rayonnant quand le jour se fait vieux
Se fond dans la nuée des heures qui s’apaisent
Tandis que leurs reflets renaissent sous les yeux
Le silence esquisse sa blanche parenthèse
– L’âme du ciel est évasive-

O volupté simple dans le fil droit des âges
Vivre en vain veut s’éteindre où la flamme s’agite
Les dormeurs si obscurs derrière leurs visages
Effacent les chaînes de l’envie éconduite
Et des passions perdues l’inlassable poursuite
O volupté simple dans le fil droit des âges
Autant d’heures inoffensives-

Tout entier absorbés dans ces embrassements
Les dormeurs dérivent sous un vent libéré
Leur voilure invisible a déjà oublié
Du jour et son effort les rayons harassants
L’âme au creux de l’ombre va se réfugier
Comme un feu absorbé dans ses embrassements
 – Oiseau voleur es-tu en veille ?-

Seul le cœur éclaire la raison qui s’endort
Dans l’abîme entrevu aux distances majeures
Où tant d’estuaires s’ouvrent dans un flot d’or
Mais si le miracle vibre ainsi dans les corps
Où donc de nos âmes nous attend la demeure ?
Dans l’abîme entrevu aux distances majeures
– Les peaux nues baignées de vermeille-

Comme neige un sommeil gris, l’abîme se fond
Sous la ligne d’argent d’un soir mélancolique.
Nous dormons. La vie passe et enfin, nous dormons…
La nuit délacera tous ces masques tragiques
Et nous redeviendrons de pâles embryons,
Sous la ligne d’argent d’un soir mélancolique.
 – L’humain est vivant cimetière –

Si la nuit aveugle parle aux astres éteints
Ruinant de l’éveil le cycle et le carcan
C’est tout un univers éploré qui se plaint
Souffle et couleurs mêlés dans l’eau d’un même instinct
Le temps se transfigure en capricieux volcans
Ruinant de l’éveil le cycle et le carcan
-La lune est fidèle ouvrière ! –

Comme un pétale enfui d’un halo de senteurs
Colore ce versant ombragé de la vie
Une vapeur bleutée de lave inassouvie
Embrase la clarté tranquille des dormeurs
Jusqu’au rivage oblique où danse un soir de pluie
Comme un pétale enfui d’un halo de senteurs
-Battement d’ailes Argent d’étoile ! –

Mais alors que le cœur ne bat plus qu’indistinct
L’alcool pourpre du corps s’exhale en cent matins
Nous dormons Les ailes de l’insomnie balayent       
Les amers du cerveau où la raison faseye
L’aube est ténébreuse dans ses draps de satin :
L’alcool pourpre du corps s’exhale en cent matins
– Ombre et soleil, sauvages voiles ! –

II

Hypnos enfant survole et surligne l’espace
Son regard ne dort pas il ne s’endort jamais
Son cercle halluciné dans la nuit qui se lasse
S’épuise à se chercher Qui pourrait l’en blâmer ?
Le dieu trismégiste sous ses paupières fauves
Incendie nos songes dans ses tièdes alcôves
 – La pluie passe sur les gisants –

Les dormeurs naviguent, hautains et voyageurs,
Accostant leur royaume aux mouvantes frontières.
Là où le seuil a soif, où faiblit la lumière,
Résonne en murmurant un tourbillon d’orages
Que n’apaiseront ni le sommeil ni les âges.
Mais où dort donc le pays des dormeurs ?
 – Combien d’anges et d’océans ? –

III

Des hommes sans regard l’étincelle diaphane
Vacille et se change en forêt
Hiver secret des mots Neige cachée des sens

Dans ce vertige dont ne cesse la transe
Un rayon émane
Un vieux et gros soleil entend remuer sa panse
Comme un cerveau hanté d’un sablier qui dure
Loin du désert et des tortures

La surface appuyée succombe
Médiane en transparence
Et dans un renversement vertical
Devient nuit soudaine

Juste sous l’angle abstrait des paupières closes
Se régénère en vain l’invention de l’éveil
Dans le signal tremblant d’un frisson de roses
Des mots forgés d’argent se teinte de vermeil
Mais aucun son ne porte Au seuil voilé des limbes
Le dieu blanc passe et va, insomniaque, et triomphe
Versant dans l’abstraction des abîmes qui gonflent
L’élixir résurrectionnel du sommeil

A ce point du flux et de l’espace
(déroulement de l’invisible)
L’opacité se retourne
Et redevient surface

L’optimiste sommeil, problème inconsistant
Noie ses flux et son chant O berceuse pareille
Aux zigzags empourprés de l’hésitante abeille

Brulant son sillage d’orient à occident
Un triangle inconscient stabilise la voie
Des champs de chimères tourmentées d’oiseaux pâles

L’horizon alourdi de tant de nuits vidées
Transgresse le poli affolé du miroir
Le sommeil s’est enfui au pays des dormeurs

Dans le cercle d’un sort jamais rompu il sème
L’inintelligible halo de son pollen
Chargée de fleurs vieilles et de lustres fantômes
L’insomnie se retourne enflée de laudanum

IV

Car chaque fois que nous dormons
De la mort le sillon inachevé appelle
Cet élan alangui d’une pâme éternelle
Comme un ultime éclair au bout de l’abdomen
L’arc-en-ciel et la flamme éblouie du noème
Et nous – les initiés, les éveillés – vivons !

 

 

©hervéhulin2023

Clélie est parisienne et ne vit que pour les réseaux. Cette passion la démultiplie dans un rayonnement de relations virtuelles. Tous les jours, elle envoie un trait, une image, quelques verbes, une maxime de son cru. Le temps qu’il fait, le dimanche qu’elle a passé, le cinéma qu’elle a aimé, les chaussures qu’elle a achetées. Parfois, des inscrits lui répondent. Ils lui disent la même chose, et en signent la portée, en aimant, souvent, ou désaimant, parfois.

Un matin, Clélie, juste avant le travail, photographie d’une minuscule terrasse, son café noir et son croissant. Elle poste un commentaire, qui ne dit que cela, comme il fait bon, un matin de printemps, déguster un café noir et un croissant sur une terrasse; et elle ajoute, dans une intuition éclair : c’est l’esprit de Paris. Cela, donc, et rien de plus.

Et voilà, ça part, et ça circule. La formule plaît. Et elle plaît vraiment, et re-plaît encore : de partout arrivent en flots soutenus les aimants sur son adresse. En deux jours, elle est notoire, en quatre, elle est célèbre. Sa phrase incarne à elle seule, dit-on, tout le sens d’une époque, toute l’âme de son temps, la merveille de Paris. Elle y a tout saisi, en une poignée de mots. Quel œil, quelle vérité en si peu de choses ! Clélie est illustre soudain et, propulsée influenceuse majeure. Tant de jeunes lui demandent conseil. On parle d’une émission de téléréalité, on parle d’une entrevue télévisée avec la Maire de Paris, et qui sait, le Président… On parle d’un magazine. Sa popularité déferle sur les esprits jeunes et simples. Les semaines avancent, et l’été vient.  L’esprit de Paris…

Toute à son succès, électrisée et transformée, Clélie sait qu’on l’attend encore. L’opinion des amis et les foules de guetteurs attendent d’elle une nouvelle opinion. Ils ne savent quoi, mais ça doit advenir. Un soir de chaleur, à la même terrasse, elle envoie, la photo d’un verre de vin rosé glacé et trois olives. Et elle commente : et maintenant, voici l’été sur Paris.

Que n’a-t-elle pas dit là… Cent mille réponses se ruent dans la seule nuit qui suit. On la désaime en masse. Quoi, voilà tout ce qu’elle peut dire des merveilles de Paris, de la splendeur de l’été. D’autres ajoutent que dans une ville où tant de gens dorment dehors, il y a d’autres choses à glorifier qu’un coup à boire… Décidément, ce pauvre hère n’a rien à dire qu’elle n’a pas déjà rabâché. L’été sur Paris, le rosé et les olives, quelle pauvreté de ton et de propos. Clélie, blessée, titube, mais entend défendre son opinion. Oui, envoie-t-elle, la robe du rosé est bien la couleur de l’été à Paris. Et la foule invisible et sans tête à force d’en avoir cent-mille, se déchaîne. Quelle nullité, quelle imbécillité, quelle médiocrité ! Comment la jeunesse en est-elle arrivée là ! Du rosé!

Clélie n’écrira plus rien, n’enverra plus rien, ne notera plus rien. Elle se couvre le visage en sortant dans la rue, sait comme on rit d’elle à son travail, qu’elle redoute de perdre au premier tremblement. Ah ah, le café, et le rosé… Elle n’ose plus prendre le métro, de crainte qu’on ne la reconnaisse. Elle évite ses voisins, et sent bien une pesanteur et des silences dans les repas de familles. Elle n’envoie plus rien sur les réseaux. Elle ferme un jour son compte.

Alors on l’oublie, et plus tard, elle tiendra une librairie très en vue, dans une agréable ville de province.

 

©hervehulin

Pyrame est de figure joyeuse et d’esprit rieur. Il plaisante sans cesse, mais sans excès, ce qui en fait une agréable personne. On dit de lui qu’il est amusant. Ses amis, on ne les compte plus. Mais en fait, loin de cela et face à lui-même- son âge qui vient, ses souvenirs qui vont- Pyrame est très seul et tout l’angoisse ; il est souvent las de devoir amuser pour exister.

Ariste n’est pas aimable, et souvent cassant face à une femme ; sévère avec les humbles, distant vis-à-vis de ses pairs, il ne semble pas aimer la distraction ni la comédie. Il est peu appréciable dit-on, de l’avoir en face de soi. La vérité pourtant n’est pas cela. C’est un timide, Ariste. Il a si peu de choses à dire en société, qu’il apparaît souvent mutique; il craint tant les autres et leur aisance qu’il se doit de les distancer. Mais tournez-le sur lui-même, sitôt seul, il est alors doux et très attentif à son chat.

Césonie compte les sous tout le temps, elle compte, elle compte encore. Mieux vaut ne pas être reçu à sa table, elle finirait par vous présenter l’addition. Mais de Césonie aussi vous ne voyez pas la juste face ; malgré son joli salaire; elle est pauvre et manque de ressource. Ce que vous ne voyez pas, c’est qu’elle dépense fiévreusement son argent pour des riens qui rabaissent sa vie. Incapable de garder la moindre économie, elle aime tant à donner aux autres ce qu’elle ne possède pas. Et passe sa vie à compter ce qui reste pour elle.

Pour obéir aux commandements d’une vie minimale en société, on est parfois obligé de donner de soi une autre face que celle que la nature a imprimée au fonds du cœur.  Cesser de jouer ainsi un rôle, qui n’est jamais vraiment choisi, pour rester visible de la société et de ses lois étranges.c’est n’être que la moitié de soi-même. L’avers sans le revers.

 

©hervéhulin2023

Les Cahiers d’Alceste.  Le blog de littérature amateure, contemplative, et misanthropique d’Hervé Hulin ;

J’aimerais être capable de suivre du regard le tracé d’un papillon qui virevolte au-dessus d’un buisson de lavande (…), rester immobile, en paix, avec le papillon, est au-dessus de mes forces. Quel est l’usage le plus juste du temps ? Celui qui nous convient, celui qui allume le bonheur en nous. “

                    Yannick Haenel. ” Le tracé du papillon, “In Charlie Hebdo” N° 1619.

A l’ordre du jour de cette douzième lettre ? Le florilège des lectures d’Alceste et des cent cinquante (ou plus) livres à lire pour se sentir moins vide ; les femmes poètes prennent la tête ; et à quoi bon écrire ou inventer le beau dans ce monde pourrissant ? Et aussi, de la vertu des éléphants.

Cent-cinquante livres (au moins) pour vivre un peu mieux etc. On y arrive, bientôt achevé. Que pensez-vous, ami lecteur si occasionnel, de mon panthéon littéraire personnel ? Ceux qui ont la curiosité de consulter le site des « Cahiers » auront vu que le parcours touche à sa fin, puisque j’ai mis en ligne il y a quelques semaines le volet (monumental) du XXe siècle. Quelle époque, comme disait l’autre, que ce fabuleux siècle de littérature !

On n’aura pas toujours saisi à quel point ce siècle en effet a été foisonnant. Ce fut le temps d’une mondialisation sans limite de la littérature, et l’avènement définitif du roman comme axe central de la création, et au delà, comme langage universel. Sélectionner – uniquement dans mes seules lectures – une cinquantaine de livres dans cette forêt aura été une gageure tortueuse. Un cortège de géants. On commence avec Soseki et London. Proust, Aragon, Joyce, Kafka. Et connaissez vous Ashebe, Isegawa et Numa? Allez voir, donc, ne restez pas là…

Ce ne sera pas le dernier volet; je vous promets un florilège pour le XXIe, mais pas avant la rentrée. D’autant plus que je vois déjà pointer de nécessaires mises à jour sur les volets déjà publiés. Eh oui, la lecture, ça ne s’arrête pas…

« Ai-je été un homme ou un crétin ? » s’interrogeait Saül Bellow sur son lit de mort. Si, dans quelques décennies probables, les livres, les bibliothèques, et les écrivains ont disparu, dévorés par les nouvelles morales et les réseaux sociaux, au moins, dans ce silence nouveau, j’aurais écrit cela, quelques-uns l’auront lu, nous aurons partagé.

Poésie vivante et palpitante. Sasha Thomas, dont je vous avais invités à apprécier le recueil « Eaux et carêmes», a organisé une lecture semi-publique – parterre d’auditeurs choisis – le 10 juin dernier au café « L’Écritoire » (Paris 5e). Beau moment de partage, inauguré par un « orage » poétique (traduction : lecture à plusieurs voix d’un texte, en mode non simultané). Et j’y ai même entendu ma voix, sur de jolis mots («…Les langues déforment le rideau liquide/ Le chant convoque l’orage et force la main des tempêtes/ A soulever la noce » – in “Noce” pp 5 et s).

La poésie à voix haute est différente de celle qu’on lit d’une voix intérieure: elle captive et sonne.

Heureux aussi d’avoir retrouvé au Marché de la Poésie le lendemain, Marilyne Chaumont, pour la dédicace de son si beau recueil « Dans l’épaisse forêt des jours » (Ed. L’Arbre). C’est aérien, ocellé de contre-jours comme un sous-bois, toujours écrit dans la grâce. Parfois, un air de Verlaine :

Il y a dans mon cœur
Et depuis si longtemps
Un poème qui meurt
Sous le cri des passants

Il cogne dans mon cœur
Depuis l’éternité
Ce poème qui pleure
Depuis l’éternité

                  (Le mendiant)

J’adore ceci, également :

Les larmes sont gelées pendant que l’or des branches
Agite un carillon grelottant de lumière
Hier il a neigé les figues étaient blanches
Sans savoir tu défais le lange de ta mère

 

                 (Le bâillon)

Et parfois, le recueil s’assombrit d’une douleur résurgente :

L’horloge sonne-t-elle ? Je l’ignore
Je pense à mon enfant qui s’est perdu
Aux joues rouge sang du lavoir

                 (Le lavoir)

Lydie Dattias, enfin. « J’aimerais mieux mourir que de douter des anges » : poésie absolue de ce vers. De Lydie Dattias, j’ignorais jusque-là l’œuvre et l’existence. « Le livre des anges » (Coll. Poésie Gallimard) notamment, rayonne d’une écriture fébrile et cérébrale, nourrie de répétitions et d’enchâssements qui évoque un peu Péguy. Chaque vers est phrase complète, et le texte prend un effet de stances délicat, parfois à la limite de l’hypnotique.

Mon sang est un vitrail illustré par l’azur
Les lys blancs se pressaient autour de ma pensée
Et mon âme trempée dans le sang de l’azur
Plus tendre que la nuit au cœur du lilas blanc
Mon cœur martyrisé par sa propre douceur.
                (Mon sang est un vitrail)

C’est très intérieur, et d’une beauté pudique.

Sasha, Marilyne, Lydie… Comme le clamait un ancien poète décalé du XXe siècle, Jean-Marc Reiser : « Vive les femmes !».

La fin de l’Oeuvre et le silence. Xavier Dolan, à qui beaucoup de connaisseurs et cinéphiles prêtent du génie, a annoncé récemment son souhait de cesser de faire du cinéma. Dolan ne voit plus de sens dans l’acte de créer. “Je ne comprends pas à quoi ça sert de s’efforcer à raconter des histoires pendant que le monde s’écroule autour de nous. L’art est inutile, et se consacrer au cinéma une perte de temps”. Voilà qui est tranché.

C’est LA question, même si toute forme d’art ne “sert” à rien : à quoi bon produire quelque chose de beau, quand l’effondrement du monde rend vain l’idée même d’une humanité ? Est-ce donc le beau qui donne du sens au Monde, ou le Monde au beau ? Je n’en sais rien.

Rimbaud eut tout réglé de cette affaire avant d’avoir vingt ans. Sibelius taira sa musique – sauf quelques murmures- plus de trente ans avant sa mort. Toujours, nous rêvons d’accomplissement, de merveilles et de poèmes, d’inventions de toute sorte qui vont sortir les hommes de leur torpeur facile, et apaiser leur médiocrité.Et puis un jour vient qui pose cette question fatale: pourquoi accomplir cela, encore et encore? Ce n’est pas le talent, réel ou espéré, qui fera la réponse. C’est bien le sens de cette activité étrange. Pourquoi donc, quand l’humain reste incapable de civilisation durable? A quoi bon, à quoi bon donc?

Ah… l’envie d’un vaste désert et son repli loin du monde.Mais plus le monde s’enlaidit de la folie des hommes, plus il faut y injecter de belles choses, comme une infinitésimale pénicilline. Les mots, les notes, les couleurs, si cela est bien choisi, la recherche permanente du lieu et de la formule, suffisent à donner du sens à cette fragile existence. Car “Vivre affligé, tel est notre seul destin” (Homère- Iliade, XXIV) .

N’aspirons jamais au repos sur l’envie de beauté qui nous saisit et nous rend humains.

 

Le mystère du 45 rue de la Folie-Méricourt. Je passe souvent devant cette adresse étrange et ses curieuses enseignes. Les termes en sont ainsi choisis pour étonner. Quel est ce lieu, de quel mystère est-il consacré?

Le passant est interpellé, il va s’interroger, et prendre le mot « poésie » en pleine face. Le but est celui-là, imprimer l’idée de poésie – idée simple, somme toute -dans le pas d’un quotidien qui va.

Les métiers affichés valent le détour. Les noms évoquent une bande dessinée, journal “Spirou” ou du genre… Amusant. Un jour peut-être pousserai-je la porte du 45 rue de la Folie-Méricourt. Mais ne perdra-t-on pas, une fois l’inconnu transgressé, un peu de l’éclat poétique ainsi inventé sur la rue ?

L’Ombre qui vient. Edwy Plenel, a publié récemment un sonore « Appel à la vigilance : face à l’extrême-droite». Que nous est-il arrivé, interroge-t-il ? Les obsessions de l’extrême droite occupent dans le champs médiatique la même place dominante que celles d’extrême gauche dans les années soixante-dix. Elles sont à l’offensive, ont envahi la société en toute facilité, et devenues le centre de gravité du médiatique. Peu de voix s’élèvent pour mettre les justes mots sur la situation. On ne dit plus fasciste, ni raciste, ni xénophobes pour désigner ces gens-là qui n’ont plus de limite ; ce qui était obscène il y a vingt ans est désormais le langage courant de ces gens-là. Il faut dire patriote, identitaire, illibéral etc.

Edwy Plenel a le mérite de replacer le sujet et de remettre à l’équerre le sens des choses. Il dit les mots. Ces gens-là sont des fascistes, sont des racistes. Ce sont des méchants et des mauvais : ces gens-là considèrent que tous les hommes ne se valent pas et n’ont pas les mêmes droits. Lisons, relisons cet excellent petit livre, animé d’une écriture efficace et vive. Citation : Plenel stigmatise « l’installation à demeure dans l’espace public des idéologies xénophobes, racistes, identitaires, rendant acceptables et fréquentables les forces politiques qui promeuvent l’inégalité des droits, la hiérarchie des humanités, la discrimination des altérités. Quand avons-nous baissé la garde ? Quelle est la responsabilité des journalistes et des intellectuels dans cette débâcle ? Comment, au nom de la liberté de dire, de tout dire, y compris le pire et l’abject, la scène médiatique est-elle devenue le terrain de jeu d’idées et d’opinions piétinant les principes démocratiques fondamentaux ? ». Voilà de la grande vérité, dont on perd l’habitude.

Entendez l’Appel. Méditons sur ce qui nous attend. Il est encore temps. Moins nous le lirons, plus vite il sera interdit quand ceux-là qu’il dénonce seront -un jour- au pouvoir.

                               (Edwy Plenel. Appel à la vigilance- Face à l’Extrême Droite. Ed.  La Découverte, 134 pages).

Rencontre avec Ganesh, le dieu éléphant. De retour d’Indonésie, avec cette petite effigie qui donne envie de toujours sourire. Maître de la connaissance et de l’éducation, Ganesh transmet les choses de l’esprit. Il trône dans l’innocence de son corps d’enfant, l’œil malin, tout en exhalant la puissance débonnaire de l’éléphant. C’est sa tête d’éléphant (d’Asie) qui en fait une divinité. Il est l’intelligence des choses, mais regardez comme cette petite statue se prend élégamment la tête, comme inquiète devant l’inanité du genre humain.

Il nous inspire une esthétique parnassienne, et une envie de forme finie

Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons poudreux ;
Et creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les pèlerins massifs suivent leur patriarche.

                          Charles Leconte de Lisle – “Les éléphants” Poèmes barbares (1862)

Bien que dans un style compassé qui l’éloigne aujourd’hui des lecteurs, il saisit bien le calme puissant de l’éléphant, l’impassible Leconte de Lisle.  (“Il guide au but…”C’est bien vu). Curieuse idée que de faire un poème sur ce gros animal. Mais on la comprend mieux en observant un tant soit peu cette statuette.

Annonces: quoi de neuf bientôt sur les Cahiers d’Alceste? Je vous avais promis dans la dernière lettre des chroniques de lecture africaines, mais je me suis plutôt consacré à mon florilège   – qui vous livrera bientôt le XXIe siècle, avec une vingtaine de références -et du coup, vous n’avez rien vu. Donc, je vous envoie bientôt mes commentaires sur l’étonnant Sosa Boy, de Ken Saro-Wiwa, (Nigéria, encore… Quel pays d’écrivains !). De la guerre et de l’enfance. Je vous parlerai aussi bientôt de libellules rouges : un roman japonais d’une femme qui n’est pas écrivain mais puisant dans ses souvenirs, s’en sort magnifiquement.

De la poésie, aussi. Enfin, Les dormeurs, sorte d’Ode au sommeil de mon cru. Un ancien premier ministre de la Ve République affirmait, comme une fierté, lire tous les soirs un poème pour s’endormir. De la poésie comme un comprimé de sommeil… Pauvre homme, qui se pensait cultivé. J’ai un peu pensé à lui en achevant mes « dormeurs », noème long et statique, à lire sans doute un peu ivre de bon vin, que j’enverrai bientôt- sitôt parachevé…

Et sur le Conotron, rubrique appréciée de mes quelques lecteurs, on parlera d’expertise et de moutons.

En attendant, continuons avec les éléphants. Ils ont en eux la force et le rythme lent des poèmes. Et la rondeur de Ganesh, qui fait tant de bien au contemplateur.

    

“Tel l’espace enflammé brûle sous les cieux clairs ;
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,

Vont au pays natal à travers les déserts.”         

Charles Leconte de Lisle – “Les éléphants” (suite) Poèmes barbares (1862)

Et bien sûr, Adieu à Milan Kundera, qui est sorti du chemin. gardons et regardons cette citation, comme un trait de feu:

“Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède. »

C’est très beau, et très juste.

En attendant, les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous.

Les Cahiers d’Alceste,

Et n’oubliez pas – O timides lecteurs – vos bienveillants commentaires…

hervehulin6@gmail.com

A bientôt.

©hervehulin

 

 

La lumière est douce au linteau du temple
Quand sous la ligne le pas du silence
Lâche son voile nuptial puis danse
Dans ce cercle que cent astres contemplent

Combien d’étoiles ont ainsi viré
Au gré des brises aux jeux sinueux
Combien d’aurores captées dans les yeux
De ces migrateurs si tôt chavirés

C’est un reflet c’est un soupir,
Une lumière qui ruine sa trace
Et dans l’âme un reflet qui s’efface
Qu’aucun temple ne fera revenir

©hervehulin2023

 

A l’Orient le soleil décline
Comme un vieux maître fatigué
L’obsession de regagner sa ligne
Emporte les jours et les années

D’un trait simple du haut vers le bas
Les narcisses au bord du chemin
Aveuglent d’étoiles faciles
La droite qui s’éloigne du trait

Tourmentée d’un effet de grâce
Comme la sterne perd son cap
Souvent je contemple cet axe
De l’astre qui va et revient

La nuée se coule avec le plomb
Visitant la terre et ses diamants profonds
J’ignore encore quelle est la droite qui me tient.
Et pour l’éternité je fixe le plafond

 

©hervéhulin2023

Criton sait compter, et sait le faire savoir. Mieux, il aime cela. Il vous raccompagne en voiture, joyeux de vous rendre service : il vous donne non seulement le prix du véhicule, mais aussi le montant exact de l’essence consommée. Il apporte des chocolats d’une maison de grande notoriété ; il a pris soin d’en laisser le prix collé sous le ballotin. Il vous invite chez lui, et très vite, vous connaissez le prix du vin, du rôti, du tapis, du café et du canapé sur lequel il vous le sert. Il part en vacances très loin, et inévitablement, quand il vous montre les photos, vous savez instantanément quel sont les montants du billet d’avion, de la location avec piscine, de l’assurance, il vous fournit en plus les ratios des dépenses jour par jour et parviendra même à vous donner le prix d’une heure de soleil ou d’un mètre cube de bonheur. Au restaurant, il sera très heureux de vous inviter avec faste, et croyez-le, ne lésinera pas sur la qualité ; mais il aura calculé le montant de l’addition avant même que vous ayez commandé et vous la notifiera, tout en sourire. Il est ainsi, Criton : c’est un gestionnaire. N’allez pas croire qu’il est malade. Le mental de Criton n’est pas excessivement avare ; il est désespérement comptable, ce qui est plus triste. Il vit simplement avec son temps, ce temps où tout se vend, tout s’achète, tout se compte, tout a un prix, même les mots qu’on emploie pour désigner ce prix, ou éviter d’en parler.

 

©hervhulin2023

Un trait d’or aveuglé tremble sur la fenêtre
Les traces d’encre disparaissent
A peine empourprée l’aube pointe
Là-bas s’achève une caresse
Les secrets de la nuit éteinte
Nous imposent ce choix entre la chose et l’être
Fièvre adoucie chaque jour
Brûlure d’un triste velours
Rougi sous la plaie et la lèvre
Où déjà solaire le zéphyr se relève

J’espère du plein-jour le rayon somptuaire
Rêvons un peu rêvons encore
C’est là l’ultime sanctuaire
Des dieux fragiles que le jour neuf ignore
Voici le dur diamant que le moment éclaire
Le métal et son or L’oiseau et son orgueil
Revoici l’astre fou qui grossit à vue d’œil

Vite quelques fleurs d’ellébore
Vivants prenons garde à l’aurore
Enfant Je m’émerveille aux pièges de sa traîne

À nouveau les hommes vivent
Rêvons un peu sans plus agir
Rêvons de vin et d’apparences
Flammes faciles les jours se suivent
Dans l’écheveau des évidences
J’entends le rire sourd du chaos à venir

Derrière l’aube vient l’été
Dans la houle stressée des blés
Les coquelicots se consument
Leur volage rougeur essaime
Quand un seul soupir les dénude

Chaque jour sur la terre
Sur sa circonférence entière
Condamne chaque lendemain
À se dévorer de chagrin
J’imagine fleurir des éblouissements
De superbes aveuglements
Sous l’aurore toute entière
Irriguée d’orageux réveils
Des forêts d’astres fous et de nouveaux soleils
De soleils champignonnant
Prenons garde au matin trop blanc

L’astre levant face à la route
Joue sa partition de splendeur
Soudain dans le rétroviseur
Un deuxième soleil s’ajoute
La chaleur d’un éclair fait fondre
L’idée de la terre si ronde
Et dans le souffle qui met fin à toute aurore
Toutes les larmes du monde enfin s’évaporent.

 

©hervéhulin2023

On relève dans les pensées de notre époque, bien plus souvent le projet de se distinguer du mouvement général des esprits, que celui d’y contribuer. Les idées nouvelles ne sont plus celles qui éclairent un sujet, ou répondent à une énigme, ou apportent une vérité nécessaire mais celles qui rompent une tendance. Celui qui énonce un propos qui n’avait jamais  été encore entendu paraît soudain devenu un sage. Et son idée, moderne. Ce sera tant mieux si ce même propos n’aura pas captivé plus d’une minute d’attention. Ainsi, plus aucune philosophie  ne peut se constituer sur des arguments et s’établir durablement dans le champ cultivé des esprits, pour en infuser avec progrès la pertinence des idées et préserver quelques conséquences dans ce siècle qui saigne.

 

©hervehulin2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  1. Entreprendre un livre dont on n’attend pas une lecture captivante, puis découvrir soudain que trois ou six heures ont déjà passée avant qu’on en ait relevé le nez.
  2. Avancer dans sa lecture jusque tard dans la nuit qu’on n’aura pas vu venir, puis, ainsi éclairé de ce silence, dormir d’un sommeil du juste, d’une traite et sans aucun rêve.
  3. Ne plus entendre le bruissement sourd du monde autour de soi, parce qu’une page ou un chapitre par leur seule magie des mots si bien agencés, vous en a libéré quelques instants.
  4. La lecture bien entamée, comprendre alors que son fruit ne vous quittera plus, et que le livre à présent entre les mains, sera un compagnon discret, à sa façon, toute votre vie.
  5. S’attacher à un personnage dont le sort vous touche si bien qu’on se prend à en imaginer un autre, plus favorable, ou moins contraire, longtemps après que la lecture a cessé, et sitôt qu’on est retourné à la vie non-lue.
  6. Se laisser captiver par le seul flux abstrait des mots et des phrases, sans plus d’attention à la trame, aux personnages, ou à l’avancement d’une histoire.
  7. D’un livre acheté à l’occasion d’une flânerie imprévue, répondre sans attente à l’appel et commencer la lecture pressante – dans la rue, le métro, en cachette au bureau – comme si le bonheur sur terre en dépendait désormais.
  8. Sentir monter une douce tristesse de la séparation, comme on progresse vers les dernières pages d’une aventure qu’on aura beaucoup aimée.
  9. Après six pages ou six cents, s’apercevoir alors qu’on est un tout petit peu devenu quelqu’un d’autre grâce à elles.

 

©hervéhulin2023

Lycon cet après-midi se promenant vers la Goutte-d’Or a vu un homme africain emporter avec lui un coq vivant. Il en est étonné car que peut-on faire à Paris de nos jours avec un coq sous le bras, quand on un étranger d’Afrique ?

Aussitôt, Lycon saisit une phrase, une seule mais semi-interrogative, sur son réseau favori. Très vite, en moins d’une heure, plus de cent amis lui répondent. Leur interprétation du phénomène était déjà réchauffée : ces gens-là sacrifient des poules et des coqs et ne renonceront pas à ces pratiques ancestrales. Peu avant que le soir tombe, plus de mille amis s’enflamment et en appellent dix-mille autres; tous ceux-là savent maintenant que nos migrants importent massivement chez nous ces pratiques magiques primitives : mais la mobilisation des patriotes fera barrage et la France restera la France. La presse – du moins, une partie – s’empare justement de ce grave sujet, aussitôt le gouvernement est interpellé à la Chambre et sommé de légiférer. Bientôt, la Loi a parlé, la situation est rétablie et la République sauvée.

Dans cette hyper-connexion fulgurante de la masse des esprits qui ne cherchent pas, on perçoit une forme de vertige sans réponse. Certaines impulsions empruntent par leur stupidité à l’immensité du vide intersidéral qui distancie les galaxies, et dont l’esprit usuel peine à mesurer les chiffres. Ce vide est d’autant plus vertigineux qu’il dépasse l’entendement, et le bon sens reste hébété devant l’infini de la sottise. Quelque part et pas très loin, en banlieue, dans un paisible jardinet, un coq coule une vie longue et heureuse, entouré de poules affectueuses.

 

©hervéhulin2023

La vie vous assigne d’appartenir à un élément; sans détourner risque l’asphyxie. Hippolyte montre beaucoup de fortune, bien que très jeune.

Il brille et scintille dans le monde. Il bondit, vole et plonge. Il trace un train de vie exceptionnel à tous ses amis et ses collègues. Il raconte ses formidables voyages, qu’il mène très loin et très luxueusement. Il ne prend que des vols de première classe, et ne réserve que des hôtels cinq étoiles. Il possède, dit-il, des appartements en Thaïlande et à Los Angeles. En Suisse, aussi, il a des propriétés.  Et malgré son jeune âge, il conduit – souvent très vite- une Porsche. Il vit seul dans un pied à terre parisien- un loft, appuie-t-il – de deux cents mètres carrés ; mais sa véritable adresse est celle d’une large villa à Monaco, dotée d’un parc et d’une piscine. Sa mère est une styliste très célèbre, elle possède sur le Rocher une agence de mode ; et aussi un immense voilier, dont les sorties en mer, en belle société, sont resplendissantes. Hippolyte compte des stars parmi ses amis, il peut vous en présenter certaines et même vous avoir un autographe ou un selfie. Il fréquente la jet-set, prend part à des fêtes ruisselantes d’or et de jouissance, parfois coquines, sur la côte tout l’été. Il minaude si on l’interroge sur ses conquêtes. Partout, en soirée, au club, à la piscine, au gymnase, au marché, Hippolyte ressasse et sème son train de vie. Il aime éblouir, il aime raconter des aperçus de sa vie, il aime que sa vie fasse envie à ceux qui ne peuvent se l’offrir. Et on l’écoute.

Mais pourquoi donc, étant si fortuné s’habille-t-il de si modeste façon ? On ne l’a jamais vu autrement qu’avec ce triste blouson en faux cuir. C’est, dit-il, parce qu’il ne se réfugie pas dans les apparences, la mode ne l’intéresse pas. Et sa mère, si célèbre et reconnue, pour quoi donc ne la voit-on jamais près de lui ? C’est parce qu’elle travaille beaucoup, et d’ailleurs, son agence est à Monaco, là où elle a sa fameuse villa. Où donc, dans quel quartier se trouvent ses appartements ? Los Angeles, c’est grand. En fait, il n’en sait trop rien, achète et revend, ça change tout le temps ; peu importe, d’ailleurs, ça ne l’intéresse pas, et il n’a pas la mémoire des noms. Nous recevra-t-il chez lui, dans son vaste loft parisien, pour une soirée électrique ? Plus tard, des travaux qui traînent, et beaucoup de désordre, mais avec plaisir le temps venu. Nous invitera-t-il alors un été quelques jours, à Monaco, dans cette fastueuse villa ? On verra cela, mais il n’ira pas nous chercher à la gare ; et la pente est raide, qui mène à la villa. Et ce yacht ? Il est en maintenance, cela prendra du temps. La Porsche, pour une belle virée, nous emmènera-t-il ? Certes, mais pas pour l’instant, il l’a prêtée à un ami célèbre, qui est en Italie pour un long moment. Et ces célébrités amies, nous en présentera-t-il un jour ? Rien n’est moins assuré. Il ne répond pas de leur envie de vous connaître, ces gens-là sont si facétieux. On l’écoute, Hippolyte, il s’essouffle, comme on l’écoute encore.

Mais personne ne le croit, Hippolyte. Il ne le sait pas, et continue son numéro, persuadé de voler, de briller, de cingler dans les airs avant de rentrer dans ce logis étroit de banlieue où il vit seul avec sa mère. Hippolyte est ainsi, tel l’exocet qui force son élément pour scintiller un si bref instant, hors des flots, vers le soleil. Mais très vite, sitôt exposé à l’air libre, sa nature l’appelle, il lui faut respirer, et redescendre dans son élément, s’enfoncer loin sous la mer grise. Et les goélands, si loin dans les hauteurs solaires, crient et rient.

 

©hervéhulin2023

Ken Saro-Wiwa fut un grand écrivain nigérian. Très doué, et déployant une acuité supérieure sur la vie sociale et politique de son temps, il n’aura pas eu le temps de nourrir une œuvre aussi conséquente que son talent le permettait. Saro-Wiwa a eu la triste destinée d’être condamné à mort par la junte de son pays et exécuté (il fut pendu) en 1995.

Sosa Boy est un original roman de guerre, de ceux qui nous parle de paix et d’humanité. Son personnage, Méné, est un tout jeune homme, qui suit une vie plutôt doucereuse dans un village du Biafra. On ne connaît pas son âge, mais on le suppose juste sous la vingtaine, à peine sorti de l’enfance dont il est encore très imprégné. Le jeune homme est chauffeur-livreur, et sillonne la région de village en village dans son petit camion. Ce métier le fait libre. Mais deux préoccupations intimes pèsent sur son existence. Il aimerait pouvoir mieux s’occuper de sa mère, si fragile et attentive ; il voudrait aussi pouvoir mieux se consacrer à sa belle Agnès, si séduisante et exigeante. Mais au loin, les rumeurs d’une guerre, dont on ne saisit pas grand-chose, approchent. Alors, se dit-on, qu’est-ce qui lui prend, à Méné, de vouloir à tout prix, s’engager dans la guerre, et porter un uniforme de « minitaire » ? Être soldat, ce serait la solution pour grandir, être un homme, et se faire respecter, se faire admirer. Et le voilà, pour impressionner sa belle Agnès, qui s’en va dans cette guerre lointaine, espérant traverser le monde, revêtu de la panoplie guerrière dont il ignore la malédiction. Quand il reviendra, comme un vainqueur, se dit-il, il sera respecté, admiré, définitivement mâle, et protecteur de celles qu’il aime.

Bien sûr – le lecteur aura déjà anticipé – la désillusion est ravageuse, à l’échelle de la violence qui va.  Méné ne comprend rien à ce qui se passe, aux ordres qu’on lui assène, à cette absurdité qui s’agite. Quels sont les ennemis, quels sont les buts, et quelle est la cause ? Le presqu’enfant participe à la mort, au désastre, à la laideur des hommes. Des villages détruits, des cadavres çà et là. Peu importe les péripéties traduites : plus rien n’a de sens. On tire, on tue, parce que c’est ainsi, et tout souvenir d’innocence est vain. Telle est le visage objectif de la guerre : nulle grandeur, nulle vertu, et encore moins de héros, toutes ces fadaises sont littérature… Dans ce chaos pressant, le pauvre héros est malmené par ce destin qu’il a déclenché, assujetti à son tourment, et hélas, transformé. En mal. Pourtant, il conserve une ingénuité, même souillée, mais préservée. Il revient enfin dans son village, où il rêve de retrouver sa vie d’avant, sa maman, son épouse. Il n’en reste rien, que des ruines,  et des vies arrachées.

On peut voir dans la simplicité d’esprit de Méné une forme de métaphore, qui nourrit pleinement le sens du récit. Devant ce mystère de la guerre, et son étrange passion qui dévore des civilisations entières, le genre humain ne régresse-t-il pas à un niveau infantile ? La narration est à la première personne : c’est un miroir que nous tend Saro-Wiwa. Nous sommes tous idiots quand l’animalité secrète de notre espèce reprend le dessus.

Cette régression est dans chaque ligne. Car le roman est écrit en «anglais pourri (rotten English)» : une forme infantile de langage qui détonne, ainsi développée avec autant de maîtrise dans la richesse de la littérature nigériane. Passé l’effet d’étrangeté de la consonance et des formes, on glisse avec un réel plaisir de lecture sur le texte. Car si le style, pour reprendre la théorie de Vladimir Nabokov, est le point d’équilibre entre le fonds et la forme, alors « Sosa Boy » est un grand ouvrage de style. Cette forme – risquée – ouvre des possibilités d’écriture étonnante, tout en gardant une simplicité d’expression qui va droit au cœur. De ce langage décalé surnage une sensation d’enfance meurtrie Ce langage qu’on ne soupçonne pas reste celui d’une forme d’innocence, et, en cela, secrète à chaque page une dimension d’universel très attachante, presque tendre. Là est l’intelligence exceptionnelle de ce roman, et c’est pour ça qu’on l’aimera.

Moins violent et anxiogène et que « Johnny chien méchant » d’Emmanuel Dongala (Acte Sud) qui nous emmenait dans l’enfer des enfants-soldats, « Sosa Boy » reste, derrière sa langue quasi-enfantine qui le sous-tend d’une sorte d’à-plat tragique, un roman de grave amertume. On trouvera aussi une belle sagesse dans la merveilleuse préface de William Boyd, qu’il ne faut surtout pas contourner. Pour Boyd, ce roman est le plus fort jamais écrit sur la guerre. C’est bien possible. Malgré toute l’admiration que tant d’esprits et d’auteurs lui vouent sans borne, malgré les chefs-d’œuvre de littérature et de création qu’elle a pu occasionner dans toutes les cultures, de l « Iliade » à « Guerre et paix » malgré ses alibis d’héroïsme et de vertu révélée, la guerre reste une torsion abjecte de l’humanité. Mais elle n’est jamais aussi abjecte que lorsqu’elle détruit l’enfance.

 

Ken Saro-Wiwa. “Sosa boy (petit minitaire)”. Traduit l’anglais « pourri » (Nigéria) par Samuel Millogo et Amadou Bissiri. Introduction de William Boyd. Edition Acte Sud (Babel). 305 pages.

 

©hervéhulin2023.

Un berger solitaire est en train de garder ses moutons au flanc d’une montagne. Soudain, une voiture s’arrête au bord de la route, genre 4X4 Duster. Il en sort un type, en costume bleu marine serré, chemise blanche, cravate étroite, souliers pointus et bien cirés.

Le type s’adresse au berger.

« Bonjour mon brave. Si je vous dis exactement sans avoir à les compter combien vous avez de moutons dans votre troupeau, est-ce que vous m’en donnez un ? »

Le berger, plutôt taiseux, répond, « pourquoi pas ».

Le type sort alors une table pliante de sa voiture. Il ouvre un micro-ordinateur portable, installe une imprimante mobile, et toutes sortes de connexions. Il se met au boulot. Il tape à toute vitesse sur son clavier. Se plonge dans Excel. Envoie des recherches, des requêtes. Il se connecte sur l’Insee. Sur le site de la NASA. De la documentation française. De l’ONU. Il brasse et recoupe des tas de données, de statistiques et de chiffres. Le berger entrevoit sur l’écran des histogrammes qui se dressent, des algorithmes qui dansent. Il y a des camemberts qui changent de couleur.

Le type continue de travailler. Il ne quitte pas des yeux son écran. Les heures passent. Il retire sa veste. Remonte ses manches. Desserre sa cravate. Il bosse, il bosse. Il imprime des feuillets. Ressaisis des tableaux. Les recoupe. La nuit vient.

Tout d’un coup. Il se tourne vers le berger d’un air triomphal. « Voilà. Vous avez précisément 647 moutons dans votre troupeau. Est-ce exact ? »

« C’est bien, cela, répond le berger. C’est exact. »

« Je peux donc en prendre un » répond le type. Il saisit la première bête qui passe et l’enfourne dans sa voiture.

« Oh là, lui dit le berger. Minute. Et moi, si je vous dis quel métier vous faites exactement ? est-ce que vous me rendez ma bête ? »

« Pourquoi pas, lui répond l’autre. C’est un beau challenge. Mais je ne suis pas sûr que vous…»

« Eh bien, l ‘interrompt le berger. C’est simple. Vous êtes un expert. »

« À ça alors, c’est bien vu. Oui, je suis un expert, qui fait de l’expertise, et du conseil et des études très compliquées. Mais comment avez-vous trouvé ? »

« C’est très simple. Vous déboulez de nulle part sans que personne ne vous ait rien demandé. Vous