Pourquoi désobéit-on, quand on est enfant ? Pour exister, pour occuper l’espace que l’enfance nous laisse avant de devenir responsable de ses actes ? Pour être autre chose qu’un esprit qu’on commande ? Parce que désobéir, c’est être libre dans son esprit d’enfant ? Pour ne pas ressembler aux adultes ? Difficile d’isoler une seule réponse. Mais franchir les lignes, c’est aussi, un peu, la vocation de la littérature.

« Les pêcheurs » est le premier roman de Chigozie Obioma, et a reçu en 2015 le prix Booker, rien que cela. Voici l’histoire d’une malédiction dans le Nigeria contemporain. Ikenna, Boja, Obembe, Benjamin, le narrateur, David et Nkem, cinq frères et sœur Igbo, mènent une vie de famille soudée et disciplinée. Aucune cause apparente de chavirement vers le malheur. Ils vont désobéir, par esprit d’enfance et de rébellion, à leur père. Il leur a interdit de s’approcher de la rivière. Les eaux de l’Omi-Ala sont maudites. Ils vont y aller, pour jouer et pêcher. Ils y retournent, ils sont désormais des pêcheurs. Ils vont déchaîner l’enfer.

« Mes frères et moi sommes devenus des pêcheurs en janvier 1996 lorsque mon père eut quitté Akure, la ville à l’Ouest du Nigéria, ou depuis toujours, nous avions vécu ensemble ». Cette première phrase du roman est, il me semble, exceptionnelle. Tout y est dit, sauf le drame à venir. Obioma sait jouer de l’alliage romanesque entre la matière d’une Afrique ancestrale, et celle d’une vie quotidienne urbaine et matérielle. Le personnage du père est la charnière qui articule les deux facettes de cette Afrique biface. Paterfamilias sans concession, il est la loi et la tradition. Il ordonne, et la vie se range à ses commandements. Mais il est aussi un père de famille qui a ses ambitions professionnelles, sa voiture, son bureau ; il rentre le soir, se met dans son fauteuil, lit le journal. Sa présence fait la loi. Voilà qui a le mérite d’être simple, et trace une vie droite pour toute la famille. Mais, un jour, il doit s’absenter, partir ailleurs pour son travail, ne rentrer qu’un weekend sur deux. Le malheur va se ruer dans cette absence.

Quand on désobéit, on est grisé par cet espace de liberté qui s’ouvre derrière la loi. On ment, et l’enfant qui ment se met en situation de faiblesse ; le mensonge ouvre sur le secret, le secret sur la culpabilité. La culpabilité sur la peine. Ils pêchent donc, les quatre frères. Des petits poissons sans intérêt. Le père n’en sait rien, ni la mère, douce et fragile. Tout cela est un peu fébrile, et joyeux. Les voilà avec leur clandestinité puérile, et leurs chuchotements, dans la chambre, le soir, et leur complicité, et leurs secrets.

Mais la rivière est maudite.  Un démon y séjourne. Une sorte de clochard céleste, répugnant, psychotique, lubrique, rôde dans ce lieu. Le fou Abulu a la réputation d’émettre des prophéties terrifiantes qui se réalisent toujours d’une façon ou d’une autre. Son passé en a fait un damné. Les enfants jouent, ils voient soudain un homme mort sous les manguiers, ils s‘approchent, quand l’homme bondit dans un grand éclat de rire. Voilà, c’est ça, le démoniaque Abulu. Et alors, soudain, la malédiction tombe : puisque les enfants ont bravé l’interdit, puisqu’ils ont osé pêcher dans ces eaux, et répéter leur faute, et s’en réjouir, l’aîné, Ikenna, mourra de la main d’un de ses frères. Le prix à payer d’une insouciante désobéissance.

L’engrenage est activé. Très vite, les choses sont jouées, aucun retour en arrière possible, et la haine, et la mort, et la douleur emportent tout sur leur passage. Est-ce la parole de ce sorcier Abulu, qui conditionne les esprits dévastés par le doute, à sombrer en spirale vers la chute ? Ou plutôt les esprits de ces enfants, travaillés par la perte d’identité de la famille, qui s’inventent une voie vers le drame ? Car une fois que le frère aîné est tombé, la ligne tragique ne peut plus s’arrêter. Où s’arrête l’impact de la malédiction, où commence la pulsation inaltérable de la vengeance ? Impuissant, le lecteur découvre page après page, grâce à une écriture bien filée, comment l’horlogerie si délicate des passions, consumées dans les doutes et les tâtonnements du libre arbitre, détruit la fraternité et l’amour.

La progression de ce texte a l’intensité d’une tragédie grecque, dont il remue toutes les composantes : un oracle, la haine fratricide, le déchirement de la famille, la quête épuisée d’une justice, l’obsession de la vengeance. L’auteur définit lui-même son roman comme « une tragédie Igbo ». Les Atrides en Afrique. Une voix d’enfant nous témoigne, celle de Benjamin, quatrième des cinq fils. Chargée de tendresse et de questionnements devant cet effondrement, elle nous captive. Il est à la croisée de bien des mondes, celui des hommes et celui des enfants, celui de la colère et de l’amour.

Mais il y a aussi, je crois, un charme sous-jacent. C’est un roman sur la difficile transition de l’enfance vers le monde sans pitié des adultes. Le malheur commence quand les enfants s’affranchissent de la parole du père : sans cela, leur voie resterait tracée. Ils cherchent une identité propre, et sont si heureux de la trouver ainsi : toute leur vie, dont ils ignorent qu’elle sera si courte pour la moitié de la fratrie, ils resteront ces « pêcheurs ». Toute sortie de l’enfance est-elle vouée au tragique ?  Un avenir était déjà dessiné pour chacun d’entre eux. Alors, l’inconnu du bien et du mal s’ouvre soudain, comme un furieux abîme. Toujours obéir sans faillir ni questionner aux lois de la tradition mène aussi à l’échec : là n’est pas la leçon des « pêcheurs ». Mais le libre arbitre ne vaut que si la raison l’emporte -même de peu – sur la passion.

En déviant, sous le jeu d’un libre-arbitre encore inaccompli, de la voie tranquille d’une vie bourgeoise de province, dans le Nigéria en pleine modernisation des années quatre-vingt-dix, tout s’effondre, comme écrivait Chinua Achebe il y a un demi-siècle. J’aurais tendance à penser qu’Obioma, auteur habile, nous envoie ainsi un signal : l’Afrique contemporaine puise son paradoxe dans le drame de cette fratrie. Ce continent si riche a lui aussi eu son enfance arrachée à la courbe de son identité. Les « Pêcheurs» sont une fable, une splendide fable sur l’humanité de ce continent.

Chigozie Obioma. « Les pêcheurs ». Traduit de l’anglais (Nigéria) par Serge Chauvin. Edition point Seuil.354 pages.

NDLR: On pourra aussi s’émerveiller du second roman d’Obioma, « La prière des oiseaux » traduit de l’anglais par Serge Chauvin, Paris, Éditions de l’Olivier, 2020.

 

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