La fleur de l’herbe . Fukunaga Takehiko.    

Fukunaga Takehiko (1918-1979), a étudié la littérature française et traduit des œuvres de Sartre et Baudelaire. Il est l’auteur d’une étude sur Gauguin. Imprégné de littérature occidentale, il appartient à ce cercle d’écrivains japonais d’après-guerre qui s’est nourri dans la tradition et la mémoire du japon, mais aussi dans les lettres françaises. Nakamura, Ooka, traducteurs de Stendhal, Proust, Nerval,  Green… Attentif à la modernité et aux innovations formelles du roman occidental du XXe siècle, son œuvre est d’une écriture à dominante très émotionnelle, et a pour centre de gravité l’amour et la solitude. On appréciera dans sa narration une mélancolie créative, qui élève les interactions affectives entre ses personnages.

« La fleur de l’herbe » peut être qualifiée sans rougir de roman d’amour. Un roman d’amour dans le japon fragile et tourmenté de l’après-guerre et son cortège de traumatismes. Et un roman classique, dans sa composition, sa conception, son développement. On y trouvera tout ce qu’on aime dans la littérature de roman japonais. Une pudeur sublimée, un cortège de situations et sentiments qui travaillent le sensible en profondeur, et un esprit contemplatif supérieur. Disons-le tout de suite, « La fleur de l’herbe » est un très beau roman, qui laisse une traînée sensible dans l’âme du lecteur. Sa publication tardive en français n’en est que plus étonnante.

Shiomi, le narrateur, mourra au début du roman. Dans un sanatorium, ce qui ne teinte pas la narration, on s’en doute, d’une patine joyeuse. Cette première partie est d’un réalisme précis, qui nous décline toute la vie concrète d’un sanatorium dans l’après-guerre et un pays en ruine. Paradoxalement, les patients semblent plutôt à l’abri de cette dévastation, et on les voit tisser dans leur conversation et les journées ordinaires une forme de quotidien tranquille. Sombre mais tranquille. La tuberculose, Fukunaga en a connu la déchirure et a passé de longues périodes de sa vie en sanatorium ; on ne cherchera pas ailleurs la clé de ce réalisme prégnant de toute la première partie du roman. Succombant à une opération particulièrement risquée mais qu’il a insisté pour qu’on lui applique, Shiomi laisse cependant à un de ses amis, deux cahiers. Le roman, on l’a compris, se déploie principalement, sitôt l’introduction et la scénographie du sanatorium passées, dans ces deux cahiers intimes, et de la lecture que le premier narrateur va partager avec le lecteur.

Shiomi raconte ce qu’il a vécu, ce qui l’a meurtri, et probablement, fait perdre le goût de vivre pour se commanditer une opération suicidaire du poumon. Ces deux cahiers forment la matière du roman dont il a entrepris l’écriture. Il a été très épris, et à deux reprises. De deux jeunes personnes, avant, puis pendant la guerre. Les deux objets de ses amours sont très proches, et de la même famille, puisqu’il s’agit d’abord du frère, Kujiki, puis de la sœur, Tchiéko. Il va sans dire qu’aucune de ces deux amours n’aboutira à une conclusion heureuse pour les uns ou les autres.

Premier cahier. Avant la guerre, alors que se resserre cet abject gouvernement militariste, et sa pression insupportable sur la société japonaise, ses intimités et sa jeunesse, un club de tir à l’arc traditionnel réunit pendant quelques jours sur une île plusieurs jeunes garçons. Disons, une forme de stage pour perfectionner l’art millénaire du tir au but. Tous rivalisent de concentration et de discipline. Sauf Shiomi, qui ne s’acharne pas à réussir ses tirs. Cette dissonance est comme une porte secrète qui ouvre une déviation de la narration. Car Shiomi est très troublé par le charme d’un jeune garçon, Kujiki, fragile et absent. Les sentiments sont près d’être partagés, et pourtant, leur aboutissement restera du domaine de l’inachevé. Kujiki est insaisissable, il s’échappe, et se consume. Les cœurs hésitent, les mots restent lointains, et noyé dans sa pudeur, le sentiment passe avant d’avoir éclos. A aucun moment, le sentiment amoureux n’est libératoire ; il n’est qu’épreuve et souffrance (« Je me demandais si l’amour n’était qu’inutile, vide, illusoire, s’il ne serait pas mieux de mourir une fois pour toute au lieu de toute cette souffrance » p. 98). La tentation du suicide rôde.Mais il ne sera pas besoin de mettre fin à ses jours ; le destin se charge de clore l’affaire, et Fujiki succombe à une banale septicémie. Le narrateur se retrouve seul, avec sa mélancolie et le regret des amours inaccomplies. Ce premier cahier nous livre sur le mode de la confidence, une narration très métaphorique. Métaphore du désir des corps, et de la consomption de l’âme. La scène du naufrage d’une petite embarcation, la nuit, ou les deux presqu’amants immergés dans les flots se sauvent mutuellement, en est la catharsis. L’arc est une métaphore du désir et de la distance qu’il impose par sa propre tension. (« On ne tire pas à l’arc pour atteindre la cible. Le plaisir doit consister dans l’acte même de tirer » p. 66).

Puis, après cet échec sentimental et son deuil, les années passent. On aborde alors le second cahier. Moins introverti, le récit se fait plus dynamique ; les plages de développement introspectif du premier cahier ont laissé la place à des dialogues récurrents qui décryptent la personnalité des caractères. Shiomi se rapproche de la famille de Fujiki, après sa disparition, et se sent vite très attiré par la jeune sœur de ce dernier, dont il ne parvient, bien des années après, à se rappeler le visage, hormis « ses beaux grands yeux tout ronds ». Autant Fujiki était beau, et son charme fut physique, autant Tchiéko est esprit. Elle est mathématicienne ; elle est catholique. Ces deux traits vont déterminer la trajectoire du sentiment amoureux, et, pour la seconde fois, son échec à secréter le bonheur. Dans ce deuxième cahier, c’est la foi chrétienne de Tchiéko, qui les empêchera d’accomplir leur amour, qui se perdra dans le sillon creusé d’une divergence entre un sentiment clairement partagé des deux amants, et les lignes morales de ces personnages sensibles, qui deviennent protagonistes à leur insu. Les cœurs s’approchent, se dévoilent ; mais l’ombre de la religion et là ; on pense ici à Shusaku Endo, (« Silence » bien sûr, mais aussi « La fille que j’ai abandonnée ») sitôt que la complexité de la relation entre christianisme et âme japonaise se dévoile au lecteur. Être chrétien et japonais semble vraiment compliqué, du moins dans la littérature (on ne s’en plaindra pas, car ce complexe à fourni de géniales pages…). Les voici dans la forêt, elle ramassant des fleurs, puis les laissant tomber éparpillées, alors qu’au loin gronde la montagne. Après une brève et statique étreinte, un moment de suspens du sentiment, le vide l’emporte. Pourquoi donc Tchiéko rompt-elle ?  A-t-elle senti que, la prenant un bref instant dans ses bras, seul moment d’une infime sensualité, Shiomi se refermait définitivement sur sa propre solitude ?  Toujours est-il qu’elle envoie quelques jours après une lettre de rupture ; Shiomi reçoit dans la foulée l’ordre redouté de mobilisation. Le destin les sépare. Fin des amours de Shiomi et Tchiéko. Le narrateur récipiendaire des cahiers en adressera, après la mort de Shiomi, le second à Tchiéko, devenue femme mariée et honorable épouse d’un enseignant, mère de famille. Sa longue réponse est conforme à la rationalité du personnage.  Si ce n’est la mention d’une ombre discrète, lovée dans le souvenir, entre les deux amants ; l’ombre de Fujiki qui n’aura jamais quitté le cœur de Shiomi.

A mon avis, si on tâtonne sur la littérature japonaise, (« Mais par quoi vais-je donc commencer ? etc.), on peut sans risque commencer par cette lecture. On en a tous les meilleurs ingrédients. Je l’ai dit ; c’est un magnifique roman, intérieur, narratif, très sagement composé. Certes, c’est un roman sur la souffrance. Disons-le, il n’est pas gai.  Mais sa splendeur vous rachètera vite cette délicate pénombre, et vous garantit une lecture lumineuse. Car triste, ce roman est aussi, disons-le tout de suite, un bel éloge de la vie heureuse, par les beautés qu’il délivre à chaque page. Nourri de la connaissance, très maitrisée, des explorations littéraires occidentales de l’âme et ses intermittences – oui, Proust n’est parfois pas loin- le roman sait décrire la sensibilité de l’âme japonaise, son goût fructueux de la contemplation et l’intégration des signes de la nature dans la trame, ainsi que ses codes, ses vertus, ses interdits, au service du tragique. La Fleur de l’herbe, doit son titre à un passage du Nouveau Testament : « toute chair est comme l’herbe, et toute sa gloire comme la fleur de l’herbe. » (Pierre, I, 24). Brahms s’en souviendra dans son Requiem allemand. La fleur de l’herbe est incolore, discrète, et très périssable ; elle ne dure pas, et c’est ce qui en fait la beauté.

 

 

Fukunaga Takehiko.  La fleur de l’herbe. Edition Les Belles Lettres.  Traduction (Japonais) de Iwatsu Kô et Yves-Marie Allioux .238  pages.

 

 

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