Le crépuscule de Shigezo. Sawako Ariyoshi. 

Sawako Ariyoshi (1931-1984) est une personnalité à part dans la littérature japonaise du XX e siècle : c’est une femme. Une femme écrivain, qui écrit principalement sur les femmes dans ses romans. Ceci est assez rare pour son époque. Malgré quelques grands noms (Fumiko Ayashi, les inoubliables « Nuages flottants ») il faudra bien attendre un tournant plus récent – disons fin XXe et XXIe siècle – pour que les femmes prennent une place plus importante dans le roman japonais. Le bandeau qui traverse la couverture du livre proclame en blanc sur fond rouge « La Simone de Beauvoir du Japon » …

Bon, c’est plutôt raccourci mais si ça peut faire plaisir… Il est vrai que ce qui est intéressant, et surtout constant, dans les romans d’Ariyoshi, c’est que le personnage central est toujours une femme, ou plusieurs (Kaé ou les deux rivales ; Les dames de Kimoto). Non pas que les personnages féminins soient abandonnés dans cette belle littérature ; mais dans les trois romans évoqués ici, c’est une femme qui fonde la trame du récit, de sorte que les situations du roman se construisent autour d’elle. Elle en est la moelle épinière, qui irrigue les émotions et les sentiments. Assez rare dans le roman nippon du XXe siècle, mais on l’a déjà dit.

Shigezo est un vieil homme. Il a gardé un physique très digne et plus que la trace du très bel homme qu’il fut jadis. Il en impose. Mais le roman commence quand sa belle-fille, Akiko, le rencontre un jour en train de marcher sous la neige tombante, avenue Ome à Tokyo (une sorte d’avenue des Champs Elysées…). Elle s’étonne de le voir comme ça. Mais que se passe-t-il ? Où va-t-il, droit devant lui, le regard fixe, vêtu léger comme en été ? Quelque chose a basculé. Voilà le drame qui monte. Le lecteur se doute déjà bien de ce qui approche.

Shigezo devient sénile. Il a été un homme autoritaire, sans partage et sans considération pour son entourage, et notamment son épouse. Jamais affable avec sa bru, distant avec son fils et son petit-fils. Toujours à se faire servir, jamais à dire merci. Disons, un mâle japonais à l’ancienne, avare de ses sentiments, mais plutôt irascible dans sa vie quotidienne. Sa femme décédée subitement, qui donc pour veiller sur lui ?

Akiko, elle, n’est pas complètement dans le rang des femmes de son temps, même si on est loin du féminisme à l’occidentale. Elle est une femme autonome, qui a son emploi – dans un cabinet d’avocat -et qui mène sa vie et sa famille de façon relativement moderne. Elle et active, elle est bosseuse, entreprenante et dynamique. Devant le désastre qui lève, son mari, bien brave mais sans éclat, est aux abonnés absents. L’harmonie très nippone de la famille se décompose vite. Akiko seule va affronter l’effondrement d’un homme et avec, de sa dignité. Elle se mobilise, y consacre une part dévorante de son temps, de plus en plus de temps, court toute la journée, renonce à son travail.

Les institutions et les services sociaux n’ont au Japon rien à voir avec le rayon d’action qu’ils ont chez nous (du moins dans ces années -là : si le roman est peu daté, on peut situer les faits dans les années 70). L’accès y est conditionné de façon si étroite qu’en la plupart des circonstances, c’est à la famille d’assumer la terrible charge. Dans cette étrange société où tout vieillard est honoré comme un maître, sans considération d ’histoire ou de classe, rien d’autre n’est prévu pour accompagner la fin de vie que la solidarité sans faille des proches. Les sollicitations d’Akiko à ces services sont donc toutes refoulées les unes après les autres : le cas de Shigezo, entendu avec l’attention froide des administrations, ne rentre dans aucune des étroites cases prévues.

Akiko -quasi-seule- va tout tenter pour freiner la chute. Plus Shigezo décline, plus apparaissent en contraste les traits et les vertus de l’homme qu’il fut. Et il décline très vite, très bas. Les propos incohérents se multiplient, les attitudes grotesques ou infantiles, le déclin du corps et son hygiène. La boulimie conditionnée dans une sorte de voracité mécanique. L’incapacité à rester seul ; d’abord quelques jours, puis à peine une heure. Les draps trempés la nuit. Les murs, les tapis souillés…Les cris…Les fugues, puis les violences. Suprême cruauté du sort : à aucun moment, Shigezo ne s’enlaidit. Il reste beau, ses traits jamais ne perdent leur droiture.  Selon moi, le thème majeur du roman se tient là. Le titre (traduit) est magnifique sous cet angle : l’esprit s’assombrit comme les lignes du soir, quand des feux intenses, en plein contrastes, persistent à rougeoyer avant la nuit qui vient.

L’anxiété diffuse d’une fin décadente gagnera en filigrane tous les personnages et les situations du récit. Chaque membre de cette étroite famille s’inquiète des signaux de déclin que son propre corps lui envoie ; Akiko, ses problèmes de vue, son mari qui prend du poids… car à la fin, on cherche toujours à éluder, mais personne n’en réchappera, n’est-ce pas ? Alors Akiko ne se résout pas seulement à combattre pour préserver ce qui peut encore l’être, de la personne de son beau-père. Mais elle va combattre pour qu’il vive le plus longtemps possible. Ainsi, un lien insoupçonné, un lien presque tendre, s’éclaire peu à peu entre les deux protagonistes.

Certains moments glissent hors de la tension tragique du récit : on appréciera comme une embellie, les réunions de retraités et l’amitié collective qui les rassemblent. Shigezo s’en approchera à la demande de sa belle-fille. Mais il est trop tard. La régression de son psychisme est déjà très avancée, et il ne pourra entrer dans l’orbite de ce petit groupe ; mais l’un des vieillards, au détour de sa conversation et s’en penser à mal, émet un triste avertissement. Shigezo, nous dit-il, n’a rien fait de son esprit depuis qu’il a commencé à vieillir ; voilà ce qui arrive à un esprit immobile, qui n’avance pas avec l’âge, et dont on ne se sert plus… Et puis, vient aussi Madame Kadotani ; on sourira presque à cet épisode assez pittoresque. Akiko demande à l’entre-deux âges Madame Kadotani de s’occuper un peu, dans la journée de Shigezo, de l’emmener au club de troisième âge, de passer le chercher au matin dans le pavillon de jardin ; ça soulagerait la tension… Mais la voisine avait jadis, secrètement jeté son dévolu sur le beau Shigezo… ça ne se passera donc pas comme prévu ; nos deux originaux nouent une idylle légère dont Shigezo ne semble pas conscient.  Et puis, il y a un ressort marquant de bien des romans japonais, qui mettra de la vie dans l’étau de ce drame domestique : on y mange et déguste beaucoup, on a un repas toutes les trois pages.  Comme autant de petits éclats de vie dans cette pénombre croissante.

Le roman d’Ariyoshi est exemplaire de cette intériorité translucide que la sensibilité japonaise imprime à sa littérature. Un vieillard tombe en ruine devant nous, page après page, dans les détours abjects que la démence imprime au corps et à l’esprit. Page après page, la pudeur, la tendresse, la délicatesse des sentiments font résistance, pour une cause perdue d’avance ; les émotions d’un quotidien attendri se densifient, comme un rempart d’humanité brillant mais vain face au désastre. Au terme de tant de souffrance, Shigezo meurt doucement, dans la discrétion d’un petit sommeil. Le rituel funèbre souffle la paix sur les brulures de cette famille et de la vaillante Akiko, qui s’apercevra alors qu’elle n’est pas si seule. Les larmes de son fils surprennent un peu. Et pourtant…

Je l’ai déjà écrit à quelques reprises, mais on appréciera toujours dans le roman japonais – qui rappelons -le, est un processus littéraire relativement récent, début du XXe siècle- cette capacité à passer sous une relative rigidité sociale et familiale, pour exposer sous une douce lueur des émotions rayonnantes. Et toujours universelles, semblables aux nôtres. Les sentiments humains ne sont pas si différents que cela, à tout prendre… Si vieillir est autre chose pour vous qu’une angoissante certitude, lisez ce « Crépuscule de Shigezo », il vous fera aimer toujours plus la vie.

 

 

 

Sawako Ariyoshi. « Le crépuscule de Shigezo (1986). »  Traduit du Japonais par Jean-Christian Bouvier. Gallimard, Folio. 366 pages.

 

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