Le tigre. Une histoire de survie dans la Taïga. John Vaillant.

Un homme marche dans la forêt sibérienne, en pleine nuit, il marche dans la neige jusqu’aux genoux. Il fait si froid que la sueur et la salive gèlent dans l’air. Son chien lui ouvre le chemin devant lui : sa seule compagnie dans cette immensité glacée ou il faut bien vivre. Vivre d’expédients, d’un peu de braconnage et de bois volé, de coups de mains avec les rares voisins très lointains, qui vivent pareillement. Cet homme regagne donc sa cabane, après un long parcours dans cette nature farouche. Il allonge son pas en imaginant déjà le feu dans la cheminée, la bouilloire, une cigarette et sans doute, un peu de vodka. De la viande grillée…Un bon sommeil, enfin, dans la baraque réchauffée. Soudain, encore à distance de ce réconfort, le chien, hors de vue, loin devant, s’agite, et jappe, puis se tait. Quelque chose est là, hostile. La nuit absolue résonne alors d’un grondement sourd. L’homme comprend, et reconnait sa terreur.

John Vaillant est un écrivain et journaliste américain. Il vit aujourd’hui à Vancouver et collabore à divers journaux et revues, comme The New Yorker, ou le National Geographic.  Il convie le lecteur à observer le monde au travers des yeux d’un aventurier resté indemne : s’intéressant dans ses ouvrages aux frictions entre l’homme et son milieu naturel, il a voyagé à travers les cinq continents.

Dans les confins de la Sibérie, au début de 1997, un homme, Markov est tué par un tigre dans des circonstances troublantes. On le sait, le tigre de Sibérie (parfois nommé, tigre de l’Amour, ce qui en dit long sur notre regard) est le plus grand félin vivant. Sa rareté, comme les menaces qui pèsent sur son espèce, en font un joyau fascinant- absolument. Sa solitude, son déplacement permanent, sa puissance rarement déchaînée et l’incroyable vulnérabilité de notre condition qu’elle met en miroir, lui donnent une aura sans égale dans le monde vivant. Aucune autre créature de la taïga– ni ours, loup, léopard, sanglier- ne peut avec lui rivaliser.

Un autre homme, Iouri Trouch, avec son équipe de la « mission Tigre », en charge de la protection de l’espèce contre vents et marées, va enquêter pour élucider ce qui s’est passé. Et, surtout, abattre le redoutable prédateur devenu criminel, avant qu’il ne récidive. Or, ce qui rend magnétique la lecture de ce récit, c’est le comportement troublant du fauve : le tigre ne s’est pas contenté de charger et frapper, comme soudain en fureur. Il a suivi, pisté, attendu. L’analyse des traces, des indices, le recueil des témoignages et surtout, la vie de la victime, montrent que l’animal a agi avec détermination, en préparant son assaut depuis des semaines, voire – eh oui – des années. Du pauvre Markov, les enquêteurs retrouvent dans la forêt la dépouille taillée en pièces, et dispersée méthodiquement. Il est clair qu’il y a eu préméditation et que le tigre avait ses raisons. On découvrira que quelques années avant, le même tigre avait anéanti la cabane de Markov en son absence, s’acharnant même sur les latrines. Pourquoi donc ? Plusieurs fois, le fauve aura pisté Markov à son insu.

Vaillant suit pas à pas le travail de Iouri Trouch et son équipe. C’est un monde inconnu, vierge et contemporain, qui ouvre ses latitudes blanches à nos regards. Les investigations dévoilent toute une galerie de personnages, des bûcherons, des braconniers, des commerçants. Des gens pauvres et droits, qui vivent dans cette contrée peu généreuse, mais qui ne sauraient exister autrement que là. Ils sont adaptés à ce monde, ils ne se contentent de rien, ou presque, de ce que leur concède la taïga et rien d’autre.

Ce n’est pas une simple chasse, mais une affaire criminelle. On saura, après quatre-cents pages, pourquoi ce tigre a tué Markov. Dans toute forme de crime, il y a un acte, mais surtout un motif. Ce motif, on l’aura à la fin, seulement quand le corps du félin, enfin vaincu, sera examiné et autopsié. Markov avait bien commis une erreur, il y a longtemps, contre l’identité de ce seigneur qui, soumis aux lois de l’adrénaline et de l’instinct, comme tous les grands prédateurs, ne pardonne pas ses blessures. Une grave erreur, de celles qu’on ne concède pas face au tigre. Un dessein tueur s’était bien tracé année après année ; une vengeance, en quelque sorte. Pauvre Markov, condamné qu’il était, depuis tant de temps, et ignorant – lui, le braconnier- qu’il était la proie.

Trouch ne va rien lâcher dans cette enquête qui décline tous les codes du roman policier ; pourtant, ce n’est pas un roman. C’est un récit. Amélie Nothomb se trompait, en livrant il y a quelques années un très beau commentaire de ce livre, mais qu’elle qualifiait de roman (une méprise ?). Or, c’est bien un récit. Pas un roman, mais un récit de faits et d’actions vrais qui se comporte, il est vrai, comme un roman. Elle a eu raison cependant, quand elle parlait d’un « Moby Dick » forestier. La formule est juste. Car cette traque d’un mangeur d’homme, dans cet univers si lointain et sauvage, est l’occasion pour nous, citadins lecteurs configurés dans nos vies urbaines, de partir à la découverte de ce monde immergé dans une nature peu conciliante. Très loin de toute forme de tourisme, de voyage, de safari ou de trekking. Même meurtrie, cette forêt reste impériale et sans partage. Les hommes qui y vivent y sont pauvres, éloignés, rares, et tout entier consacrés à ne pas se laisser dévorer par ces climats et ses immensités dominatrices. Comme dans son royaume, l’incroyable félin est si difficile à repérer… Mais LE tigre (toujours dénommé au singulier) est présent, avec eux. Il est ici dévoilé comme jamais, familier aux habitants de ces contrées, lui que si peu ont vu, que tous respectent et  prient pour ne jamais le rencontrer lors de leurs errances dans ces forêts.  Dans ce territoire inimaginable d’espace et d’hostilité, la relation sacrée entre ces humains durcis et cet animal mythique prend une autre dimension.« Depuis des millénaires, l’homme de la taïga vit en bonne intelligence avec le tigre, moyennant certaines règles de politesse, dont le respect du gibier de l’autre. Quand un homme est dévoré par un tigre, on estime qu’il l’a cherché ». Dans ces contrées farouches, le tigre, est le vengeur d’un cosmos d’équilibre qui impartit sa zone mineure au genre humain.

La vision de l’animal de Vaillant n’est pas écologique, mais ontologique. Elle se différencie ainsi, par l’effet de cette trame policière, de celui de Peter Mathiessen, qui publia il y a quelques années, « Tigres dans la neige » très beau récit de nature, qui retraçait une expédition scientifique dans ces mêmes régions – à peu près. Mais l’objet en était différent, consacré à l’écologie du tigre et son extinction en marche ; les hommes y étaient moins présents, d’une certaine façon, et l’angle de prise de vue plus large.  Le tigre y figurait plus objet, et moins sujet.

Dans cette « histoire de survie dans la Taïga », on retrouve cet univers enneigé. Mais toutes les situations que relève Vaillant dans cette longue enquête mettent en perspective un sillon de la condition humaine quand elle est ainsi, par la force des choses, resituée à sa juste proportion naturelle. Quasi-divin par sa puissance, son charisme, mais aussi son invisibilité, à la fois esprit de la Taïga sauvage et force immanente de tout un éco système à lui seul, tel est le tigre de Sibérie. John Vaillant en fait ainsi un personnage de littérature à part entière. Pas un objet de documentaire animalier, ni une sorte de graal incertain au bout d’une quête mystique dont l’atteinte enfin vous rend meilleur (« La panthère des neiges » S. Tesson ou encore, « Le léopard des neiges », P. Mathiessen, à nouveau). Le propos du roman est métaphysique. Nous sommes désespérément fragiles face au monde sauvage et les créatures qu’il envoie pour nous rappeler à notre mortalité.  Décrivant le rugissement du tigre, Vaillant traduit excellemment cette relation cosmique : “En plus d’être aussi puissant que le bruit d’un réacteur, ce son a la capacité terrifiante de se disperser dans l’espace et de sembler venir de partout à la fois. C’est une expérience sidérante. Celui qui la vit a l’impression que son esprit se dissocie de son corps et que l’appareil neurologique censé l’aider dans un moment pareil est totalement paralysé. Les scientifiques et les chasseurs qui connaissent bien ces animaux, quand ils parlent de ce rugissement, décrivent moins un bruit qu’une sensation qui envahit tout le corps. (…) Bref, au plan acoustique le feulement du tigre produit le même effet qu’une catastrophe naturelle. Il fait ressurgir en l’homme la crainte de Dieu.”Lequel, du prédateur ou du fauve, est le reflet de l’autre ? A la différence de Mathiessen, qui invoquait avec ravissement le tigre comme une sorte d’épiphanie permanente, Vaillant nous parle finalement surtout des hommes, et ne montre le tigre qu’à travers le prisme de la condition des hommes, des hommes pauvres et oubliés de cette partie du monde. Nous visualisons l’animal par la fenêtre du regard des hommes. Fascination épique pour la force animale, son récit est aussi une belle ode à la persévérance et au courage.

On sortira rêveur de cette lecture, imprégné du contraste de cette vie qui veut toujours que l’homme défie la nature et la subit depuis la nuit des temps. Toute notre relation originelle à la nature sauvage, celle que nous honorons, nous redoutons, celle d’où nous croyons avoir échappé une fois pour toute, si peu enfouie, remonte ainsi dans la traversée de la conscience pour nous rappeler encore une fois, qui nous sommes. Devant un rugissement dans la nuit, un virus, une avalanche ou un tsunami, qui nous sommes et ce que nous ne serons jamais. Le divin, définitivement, ce n’est pas nous.

 

 

 

 

Le tigre. Une histoire de survie dans la taïga (The tiger : a true story of vengeance and survivalde John Vaillant. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Valérie Dariot. Ed. Libretto, 423 p.