Eleanor Catton est néozélandaise et née en 1985. Les Luminaires est son second roman, publié en 2011. Il a obtenu le prestigieux Booker Prize, ce qui, pour une si jeune personne, on en conviendra facilement, est un coup de maître. Elle a d’ailleurs dès ses premières publications, moissonné des prix littéraires à tour de bras.

Ce que nous raconte ce roman massif et complexe se situe en 1866, en Nouvelle-Zélande. Terre et époque peu connues des lecteurs européens que nous sommes, ce qui va stimuler notre attention. Celle-ci, il faut bien le dire, ne sera pas forcément cajolée tout au long du millier de pages de l’ouvrage, à la construction complexe, et à l’intrigue multilinéaire. On reviendra sur cet aspect un peu plus loin dans notre propos.La Nouvelle- Zélande, en ces temps-là, fut une sorte de terre d’appel pour des hordes d’aventuriers, d’ambitieux. Genre Ouest américain à la même époque mais moins sanglant quand même. En outre, cette terre lointaine, battue par les vents, la mer et ses tempêtes, ses paysages tourmentés, terre confuse ou cohabitent tant bien que mal nos colons encore frais avec les peuples autochtones, est saisie par l’appel de l’or dont la prospection et le trafic affolent tous ces personnages. Voilà pour le décor et les circonstances de notre épais roman.

Walter Moody, un jeune anglais qui cherche à faire sa place et sa fortune dans ce monde nouveau et peu ordonné, arrive fraîchement débarqué, dans le petit port d’Hokitika, par un soir de vent et de pluie. Il entre à l’auberge et semble perturber une étrange réunion entre les notables, dans une ambiance cosy très anglo-saxonne. Très vite, on l’entretient d’une histoire qui mobilise tout le monde dans cette étroite communauté. Un riche notable a disparu, une prostituée a tenté de mettre fin à ses jours, et on a découvert dans la maison d’un pauvre ivrogne, mort lui aussi, une fortune en pépite d’or, ainsi qu’un testament pas vraiment signé et à moitié consumé. Une aventurière débarque en Ville et, affirmant être l’épouse du disparu, revendique cet or. Un courtier louche a touché une forte commission sur la vente de l’or qu’il a d’ailleurs déjà dépensée. On n’est pas certain que la prostituée se soit vraiment suicidée ; peut-être a -t-elle été empoisonnée ? Du notable disparu, rien ne dit qu’il soit mort puisqu’on n’a pas retrouvé de corps. Tout est à l’avenant. Bien d’autres personnages vont foisonner dans ce roman ; la plupart se croisent, mentent et échangent des intentions sous-jacentes, les uns s’appuient sur les autres, se manipulent, pour satisfaire une seule obsession dans cet écheveau indéchiffrable : emporter l’or perdu. Walter Moody se trouve au centre de l’enquête ; il essaie de comprendre et cherche la vérité dans ce fatras d’intérêts et de secrets.

Le roman est structuré sur des séries de contraintes formelles assez étonnantes. La motricité intérieure du récit repose sur le fait que chaque personnage enquête sur les autres, ce qui crée sur la longueur du récit un enchevêtrement dynamique, où chaque situation rencontrée par un personnage sera éclairée des investigations d’un autre. Les chapitres progressent en taille décroissante, chacun fait la moitié du précédent, de quatre cents pages environ au premier, pour une demie à peine au dernier. Leurs incipit, au contraire, vont en s’épaississant. Ils sont chacun placés sous un signe du zodiaque, qui en illustre la clé ainsi que le caractère d’un personnage dominant.

Il faut avouer qu’au-delà de l’excellence incontestable des Luminaires, la composition du roman et les choix de l’auteure laissent un peu perplexe. Il est normal qu’un écrivain joue avec les concepts, et on jugera plutôt courageux de s’imposer des contraintes de composition. C’est un peu l’essence de l’art du roman, qui permet de dépasser le simple stade de la récitation linéaire d’une histoire. C’est brillant, ici, évidemment. Mais pourquoi si long ?  En quoi un étirement du récit sur mille page – certes, on a des rebondissements, de l’invention à foison etc. – est-il pertinent sur un jeu d’intrigues à vrai dire assez familier ? Il s’agit de personnages qui recherchent fiévreusement un trésor. On cède une fois de plus à cette tendance du « gros-roman-prenant-qui-vous-ne-lâche-pas ». Un volume de moitié inférieure aurait largement suffi. Quant à la trouvaille zodiaque qui marque les chapitres, on avouera ne pas en avoir saisi la plus-value structurelle. De plus, comme si ce n’était point assez savant comme cela, chacune des parties du livre correspond à une date, l’intrigue avance en fonction des mouvements des planètes… N’en jetez plus. On pourrait avoir l’impression que finalement, Eleanor Catton, préfère innover sur sa forme narrative que son contenu.

Le lecteur n’aura donc pas la tâche facile, il lui faudra prendre le pli très vite de revenir en arrière chaque fois que nécessaire, et annoter autant que possible sa progression, pour ne pas s’égarer dans le labyrinthe scintillant de Miss Catton. Et mieux vaut avoir du temps devant soi pour s’attacher à l’exploration de ce pavé sans perdre le fil. L’auteure se dédouane vraiment avec brio de ce reproche, qu’elle a su sans doute deviner, en plaçant quelque part, ce trait efficace, « la pertinence, vous en conviendrez, est toujours une affaire de perspective.”  C’est malin. Que voilà une belle considération sur l’art du roman. Que pourrait-on encore reprocher après une telle prolepse ? Mais de toute façon, il n’y a rien dans cette somme qui ne respire pas une intelligence majeure.

Ces considérations technico-narrative mises à part, on conviendra avec plaisir qu’on a aussi, avec ces Luminaires un grand roman d’aventures qui souffle de bout en bout – un peu plus vite que le lecteur moyen, mais, bon… -sur fond de ruée vers l’or, de secrets et de disparitions de personnes et de biens, de cupidité et d’aveuglement, de soif d’aventure et de déception intérieure ; il y a des ports brumeux, des peuples peu connus, des tavernes enfumées et de l’opium etc.  On aura intérêt à aborder la lecture avec ces dispositions, sans trop prêter attention aux inventions structurelles de l’auteur.  C’est comme cela qu’on appréciera celles-ci. Et pour ma part, deux ans après avoir lu ce livre, puis l’avoir repris en partie plus récemment, je serai toujours bien en peine de dire si je l’ai vraiment aimé ou non. Respecté et admiré son invention et son ingéniosité, certes.  Mais cela suffit-il ?

En anglais, The Luminaries signifie « Les sommités », c’est-à-dire ce qui brille au sommet, qui nous éclaire, comme des astres. Tout est ici affaire de lumière et de contre-jour, de trajectoire et de magnétisme, de circonvolutions et de l’influence secrète des planètes sur le monde. Le titre français, les Luminaires, un peu lourdaud, renvoie moins directement à l’astrologie, au soleil à la lune, aux étoiles ; mais dit comme ça, le titre fait un peu boutique à lampadaires. C’est sans doute le sens du reproche qu’on pourra faire à ce roman très savant qui fait en effet penser à ces boutiques d’électricien un peu surannée, avec des odeurs de bois, et des tiroirs partout chargés d’ampoules, pour malgré tout, nous vendre de la lumière

 

 

Eleanor Catton. Les luminaires. Traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Erika Abrams.  Gallimard, Folio. 1236 pages.