Une bonne centaine (et sans doute bien plus…) de livres à lire pour vivre plutôt heureux. Chapitre cinquième: le grand siècle, XIXe.

Ce siècle est grand, car l’horizon imparti s’élargit considérablement. Il bouillonne et innove en tous sens. Marqué dans toute l’Europe de façon romantique par l’épopée Napoléonienne, puis la révolution industrielle, assoiffé d’imaginaire et de fantastique, ce siècle changera le sens même du livre et de la littérature. Il rameute toute sortes de mythes et en fait des chefs d’œuvres nouveaux. On honore l’humain et on le redoute en même temps, pour peu qu’on veuille le changer. Le roman devient le genre majeur, il explore les ressorts de ce qu’on ne nomme pas encore la psychologie, mais que ses écrivains décryptent admirablement ; la folie devient une obsession. Mais ce siècle littéraire se prend de passion pour l’écorché de la société, qu’il scrute comme un médecin ; l’écriture et ses génies essaiment alors sur toutes sortes de formes, dont certaines n’étaient que des approches aux siècles précédents. L’écrivain devient polyvalent, et produit du roman, du conte, du théâtre, de la poésie, de l’essai, philosophie, récits de voyage etc. Il est observateur de sa société, et en même temps, libèrent les passions les plus intimes. Romantique, et réaliste en même temps. Ce siècle de géants n’est pas raisonnable. Mais c’est un âge d’or.

 

  1. Johann Wolfgang von Goethe- Faust- 1808. Pendant que l’Europe se déchire dans les guerres napoléoniennes, ce géant d’entre les géants produit ce mythe absolu. On pourrait gloser mille pages sur le sens de ce chef-d’œuvre. Jusqu’où doit aller le libre arbitre face à la tentation du mal ? Le contrat de Faust, c’est la condition humaine, ni plus ni moins. Le propre de l’homme est de transgresser la morale qu’il s’impose, pour aller chercher l’infini et assouvir son complexe de puissance. Le prix en est élevé…Mais tout n’est pas perdu : le mal aussi a ses limites, et commet des erreurs. Et puis, il y a l’amour, qui sauve tout. Goethe n’a pas inventé Faust, et la légende errait en Europe du Nord depuis le XVI è siècle : Marlowe en a laissé la première adaptation littéraire. Mais il place le mythe au centre de la littérature romantique naissante. Il y a un avant et un après Faust. Combien d’œuvres du siècle qui commence en seront marquées ? Plus tard, tous les thèmes modernes peuvent s’y refonder : le rêve, la science, l’écologie. L’homme reste un incorrigible apprenti sorcier, et le diable le sait.
  2. Jacob et Wilhelm Grimm- Contes de l’enfance et du foyer- 1812-1815 : c’est l’autre nom pour les Contes des frères Grimm. Encore un monument rassemblant des contes qui ont bercé des millions d’enfants à travers les âges. Les frères Grimm – bibliothécaires de leur métier – ont accompli toute leur vie un énorme travail de collecteur (de légendes, d’histoires, de contines de toutes sortes – pour produire plus de deux cents contes, dont la plupart a été écrite à quatre mains, ce qui assez rare dans l’histoire. Peu d’invention, ni de composition originale, mais une réécriture de bien des histoires enfouies dans la mémoire européenne, et qui ressortent transfigurées, comme leurs chimères. C’est déjà le romantisme allemand, avec ses diables, ses fées, ses voyageurs mystérieux, ses forêts maléfiques etc. De la peur, un peu, et beaucoup d’onirisme bien avant Freud.
  3. Ernst Theodor Amadeus Hoffman -Contes nocturnes (1817). Disons que c’est le modèle du romantisme allemand : nous ne sommes plus chez les Grimm. Ces textes ne sont pas des contes pour enfants saturés de fées et de merveilles. A présent, des forces créatrices se libèrent et ouvrent des portes nouvelles. Ce sont les fruits d’une imagination puissante, toujours à la lisière qui sépare le réalisme – ce qui existe – du fantastique – ce qui n’existe pas. Hoffman fut une somme de talents multiples (dessinateur, peintre, chanteur et compositeur de musique) : ces histoires observent l’âme et les abîmes qui la guettent ; elles sont donc parfois empreintes de terreur et de mort, mais plus souvent de fantaisie. Freud avait forgé la notion d’’inquiétante étrangeté pour les qualifier. C’est ce qui fait leur charme.
  4. Mary Shelley – Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818): théorie de l’homme artificiel : malgré son romantisme échevelé, le sujet du roman n’est autre que la science. La science dont on repousse tant les limites à force de certitude, que ça finit par déconner absolument. Au départ, d’ailleurs, la créature n’est pas monstrueuse vraiment : mais son organisme imparfait se dégrade irréversiblement, et elle est alors d’autant plus rejetée. Normal, son créateur est lui-même déficient, parce que mortel. Donc, elle devient méchante, et méchante, elle est condamnée. Boucle bouclée… Outre la trame fantastique de ce roman qualifié de gothique dès sa parution, l’ouvrage se distingue par sa construction en tiroirs. On est très près du monument précédent- Faust et le culte de la transgression. Décidément, le début de ce siècle formidablement littéraire explose tout de suite les frontières de la raison.
  5. Giacomo Casanova – Histoire de ma vie – 1822: Personnage du XVIIIe dans son essence même, mais livre du XIXe , qui n’aurait pu exister et être lu sans l’esprit de ce nouveau siècle. La transmission jusqu’à nos jours de ce volumineux ouvrage aura été très laborieuse. Il a en effet fallu attendre 1960 pour accéder à une édition et une traduction, complètes, de ce témoignage exceptionnel (et même 1993 pour une traduction non déformée). Tout le XVIIIème s’y retrouve, et pourtant, c’est un livre qui devra attendre pour se faire connaître, comme s’il avait fallu et l’Empire, et le romantisme, et le réalisme pour lui donner son public.  Voici Venise, et des carnavals, des fêtes, des courtisanes et des aristocrates, des voyages et des carrosses. C’est plus un aventurier qu’un écrivain, et ça se ressent parfois. Sans doute beaucoup d’exagération sur ses exploits, et d’autoglorification, avec une narration très autocentrée et plus qu’immodeste, mais ça rebondit, et ça captive tout du long : on prend quand même pour le formidable filé de cinéma qu’il nous laisse.
  6. Emmanuel de Las Cases. Mémorial de Sainte Hélène- 1822 (à 1842). Nietzsche disait qu’il n’y avait que deux livres pour comprendre le siècle (c’est-à-dire, le XIXe) : le Mémorial, et les Entretiens de Goethe avec Eckermann (cf. infra). Ce Mémorial (document de plus de 2 000 pages) reste le témoignage le plus complet sur la légende, et la déchéance de l’Empereur. Cet énorme ouvrage réunit tous les ingrédients du romantisme, sans comprendre une seule phrase romantique, dans la parole du héros dominant et vaincu de son temps. Tout n’y est pas exact, et même franchement réinventé : Napoléon protecteur des libertés, continuateur de la révolution, acteur de la volonté populaire etc : on n’y croit pas vraiment… Mais voici le récit d’une épopée par son auteur, en direct, comme ça, sur le mode de la conversation, avec des notes jetées au fur et à mesure. Il y est plus souvent question de diplomatie ou de législation que de batailles. On est ébloui par la précision du verbe de Napoléon, pourtant non-écrivain. Et le contraste entre le souffle de l’aventure, et la médiocrité de l’existence quotidienne sur ce bout d’île, est en soi la leçon absolue de la condition humaine.
  7. Stendhal- Le Rouge et le Noir – 1830. Encore un roman qui nous déroule la quête d’une ascension sociale. En fait, ce roman en deux parties est un double roman. Mais ce qui détonne dans le paysage romanesque existant jusque-là, c’est que le moteur de la progression sociale de Julien, c’est l’amour. Stendhal est un conquérant. La passion sans cesse exacerbée, et domptée en même temps au service d’un nouveau modèle de héros. Non content d’être probablement le suprême styliste de la langue française – avec Proust sans doute – Stendhal innove en approfondissant les ressorts de la psychologie sentimentale comme aucun autre avant.  On ne comprend pas bien le titre : certains avancent que le rouge représente l’armée et le noir le clergé, qui sont les deux pôles vers lesquels Julien Sorel tend.  Mais ça n’a aucune importance. (A lire du même auteur, La Chartreuse de Parme, évidemment, mais aussi Lucien Leuwen, et le Rose et le Vert, tous deux inachevés)
  8. Théophile Gautier- Les Jeunes France- 1833. Superstar des lettres de son vivant, Gautier nous semble bien mineur, aujourd’hui. Il fut pourtant la personnalité littéraire la plus influente de son temps. C’est peut-être lui qui incarne le plus cet esprit inventif de son siècle. La suite de ces « Jeunes France» aligne plusieurs histoires mais toutes centrées sur de jeunes hommes romantiques, rarement héroïques mais souvent fatigués, à la fois blasés et angoissés de ce siècle imprévisible qui ouvre des horizons de toutes parts. C’est en quelque sorte, on l’a compris, un autoportrait scintillant que nous livre Gautier, dans un style un peu dépassé, mais tellement XIXe…. (A lire du même auteur : Le capitaine Fracasse, évidemment, et le Roman de la momie…)
  9. Alexis de Tocqueville – de la Démocratie en Amérique – 1835 : à la suite d’un voyage in situ, analyse d’une incroyable lucidité, de la démocratie à travers la jeune démocratie américaine. Tocqueville n’est alors qu’un magistrat, et les Etats-Unis un état pas vraiment fini. Le terme de démocratie est encore assez rare dans le discours politique. Tocqueville, en passant au crible les institutions et les mœurs de la jeune Amérique, en fait l’épicentre de la pensée politique occidentale jusqu’à nos jours. C’est visionnaire : on y voit, avec deux siècles d’avance, tout ce qui se déroule de nos jours sous nos yeux. Et plus particulièrement les causes mises à nu de cette grande lassitude de la démocratie qui hante nos sociétés modernes : ce livre a tout saisi des pièges dans lesquels s’achemine toujours la démocratie, et il n’y a pas une seule contradiction observée de nos jours dans ce difficile système politique qui n’est pas été décrite et pensée dans ce livre.
  10. Alphonse de Lamartine- le Voyage en Orient- 1835. « J’ai toujours été oriental» écrit Lamartine. Le voyage oriental est alors presque un pensum littéraire (Gautier, Flaubert et surtout Nerval). Ce monumental ouvrage décrit avec ferveur et précision un long périple de l’Égypte au Liban. Les descriptions de paysages en sont des leçons de style. Mais ce qui passionne Lamartine, ce sont ces peuples et ces hommes. Il en fait un portrait continu et attentif, mais jamais complaisant. Choqué de l’esclavage encore si commun, ou de la place mineure des femmes, il sait néanmoins comprendre l’Islam et ce différentiel de civilisation. Ce voyage sera hélas marqué dans son souvenir par la disparition de sa fille, inspirant par ailleurs le très touchant poème qui lui est consacré (Gethsémani…). Chaque page est celle d’un esprit relevé, d’un authentique voyageur.
  11. Elias Lönnrot- Le Kalevala. 1835. Lönnrot n’a pas composé ce monument ni inventé sa teneur : il a rassemblé avec passion, à travers un kaléidoscope perturbé par de nombreux siècles, toutes les légendes orales et ancestrales de la mythologie finlandaise – si riche et si belle, ça vaut son pendant grec -pour en faire le grand poème de l’identité de son peuple. Ce long texte est organisé sur six séries de chants, chacune consacré à un héros. Ceux-ci assurent des quêtes et des voyages pas possibles, avec des fées, des sorcières, des créatures incroyables, des dieux hostiles ou généreux. On y trouvera des parallèles étonnants avec nos mythes grecs (descente de Lemminkainen aux enfers, les épreuves de Vainanmoinen etc). Mais c’est surtout l’histoire de la Finlande et de ce peuple résilient qui se fait jour. Le Kalevala est un phénomène unique de la littérature. A lire en écoutant Sibelius, bien sûr.
  12. Johann Peter Eckermann. Entretiens avec Goethe- 1836. Il ne reste que peu de choses de l’œuvre d’Eckermann, pourtant illustre de son vivant, sauf ce monument. Situation ironique, évidemment, car son nom n’aura traversé les siècles qu’avec cette signature d’un faire-valoir. Cela dit, Eckermann aura eu le talent d’interviewer Goethe, et ça mérite un infini remerciement. La première des trois parties est peut-être même de Goethe, quasi-intégralement. Tout au long de ces conversations si bien retranscrites. – et réécrites, c’est bien de la littérature- le génie vieillissant embrasse l’horizon de son époque. Nous connaissons ainsi son opinion sur Napoléon, Byron, Schiller, la politique et la littérature de ce temps. C’est une mine, et cette lecture procure une présence presque physique de l’esprit du siècle. Une version complétée fut rééditée en 1848.
  13. Alfred de Musset – La confession d’un enfant du siècle- 1836. Un des premiers romans autobiographiques, largement inspiré de la relation de Musset avec Georges Sand. Le thème en est cependant ce vide existentiel qui traverse la société après le souffle de l’épopée napoléonienne, et avant que le romantisme et sa formidable créativité n’en ait encore pris le relais. Partant d’une déception sentimentale, le roman conjugue comme le jeu d’une tresse, la souffrance amoureuse avec le portrait social de la France Louis-Philipparde. Le titre est merveilleusement explicite de la teneur du roman. Ce vague à l’âme permanent, à la première personne, déjà spleen et si peu heureux sans être tragique, est un peu la sève littéraire de ce siècle.
  14. Charles Dickens- Oliver Twist – 1838. La pauvreté et la misère d’Oliver Twist, jeune orphelin, constituent la matière du roman : c’est une histoire de pauvre, comme souvent avec Dickens. Sanctionné pour avoir osé demander davantage de nourriture dans un orphelinat sinistre, alors les dirigeants dudit orphelinat s’empiffrent toute la journée, Oliver est placé chez un croque-mort, puis prend la fuite. Il côtoiera le crime, les bas-fonds, les pauvres et encore les pauvres, le revers impitoyable de l’Angleterre victorienne. Mais c’est un roman de la résilience autour de l’identité familiale ; sans famille, on n’est rien dans cette société-là. Un happy end apaise ce récit cruel qui nous jette de la misère en gros plan à chaque page mais aussi des rebondissements, des aventures et de l’espérance. Un des rares romans de Dickens qui n’est ni long ni trop conventionnel.
  15. Nicolas Gogol – les âmes mortes – 1842: Il y eut un temps ou la Russie fut un phare de la littérature occidentale. Narrant les mésaventures d’un petit escroc de province, autour d’une trouvaille douteuse de rachat d’impôt sur la tête des serfs décédés, ce roman est également une dénonciation corrosive de la médiocrité de la société tsariste assez archaïque du XIX è siècle. C’est très russe : bourré de pauvres, de bureaucrates, et éclairé d’ironie et d’humour, mais en même temps, universel. Ce roman est inachevé, il n’aura donc jamais de dénouement, et le sort final de l’escroquerie ne sera jamais connu. Ce n’est pas grave. On le lira avec plaisir, et on en gardera un portrait assez complet des pesanteurs de la petitesse humaine.
  16. Honoré de Balzac. Le Colonel Chabert- 1844. De Balzac, difficile de n’en retenir qu’un. Ce sera donc celui-ci, l’histoire d’un mort qui ne l’est pas et qui revient du cauchemar de la guerre. Entre temps, le monde a tourné et il n’y a plus de place, en pleine restauration, pour un héros déchu, qui aura tout donné et aura tout perdu. Bouleversant d’humanité, et de dureté, ce roman nous restitue le goût amer de ce reflux qui a suivi l’épopée napoléonienne. C’est la magie de Balzac, dans un roman de vétéran, de nous rassembler comme cela, dans son style fluide et puissant, le mythe et le réalisme du XIXe siècle. (À lire du même auteur : tant de chef d’œuvres…)
  17. William Makepeace Thackeray – la Foire aux vanités – 1846: ce vaste roman sans héros est une critique mordante de la bonne société victorienne compassée dans ses hypocrisies sociales. Le roman malmène la fierté (maladive) du peuple anglais, et comme son contemporain Balzac, Thackeray explore les travers de l’homme en société pour inventer la modernité du roman. On peut préférer à Dickens, car c’est plus fluide, vivant et coloré, mais moins puissant cependant.
  18. Chateaubriand – Mémoires d’Outre-Tombe – 1849: malgré la splendeur de son esprit et de son inspiration, Châteaubriand, pape du romantisme français est un perdant magnifique, toujours à contretemps de son temps, comme il le dit lui-même : monarchiste contre la révolution, libéral contre Napoléon, progressiste contre la restauration. « J’exècre l’orgueil des vainqueurs » nous dit-il. Il sait mêler le moi avec l’Histoire. Dans cette vie qui se déroule, passent les émotions et le souci de grandeur jamais assouvi d’un immense écrivain (même si Chateaubriand était de très petite taille, mais c’est une autre histoire). Ici commence le romantisme dans les lettres. Peu importe qu’elle soit ratée en regard de ses ambitions d’origine : la destinée est l’âme du mouvement. Et quel style !
  19. Hermann Melville- Moby Dick- 1851. Melville était marin. Mais surtout écrivain. D’où sa passion dans cet ouvrage pour la mer, et l’animal qui est au centre de ce livre : le cachalot blanc (animal probablement imaginaire). Les thèmes, outre l’aventure marine, sont ceux de la société, et au-delà, de la métaphysique des âmes. Il analyse la fixation obsessionnelle de l’ego sur le désir et le manque, et la souffrance à dépasser sa condition. De quoi ce cachalot albinos est-il le symbole tourmenté ? De tout ce qui pousse l’homme à sortir de la raison par volonté. Le succès n’a pas été immédiat, mais a plus tard été reconnu comme un chef d’œuvre de la littérature. (A lire du même auteur : Mardi, Taipi, Bartleby…)
  20. Gérard de Nerval- Aurélia ou le rêve et la vie -1855. Longtemps sous-estimé – il faut attendre Proust pour que le qualificatif de « génie » soit reconnu à ce pauvre Gérard- il explore les zones indiscernées entre la folie et la raison. Nerval est le premier à cultiver l’hallucination comme un procédé littéraire majeur. Schizophrène, il est un double écrivain : auteur de délicatesse et de rêverie voyageuse d’une part, écrivain de vertige et de l’abîme d’autre part. Gérard se consumera dans le brasier de son esprit, mais il aura changé la littérature. Bien plus tard, il enthousiasmera les surréalistes, qui y puiseront une partie de leur essor. (À lire du même auteur : Le Voyage en Orient ; les Filles du Feu ; les Illuminés)
  21. Gustave Flaubert- Salambô- 1862. Un péplum en technicolor, qui lâchent par nuées des passions et des batailles, mais dans une forme de granit. Flaubert écrivit ce récit historique, sur une période peu explorée par ses confrères (Carthage entre les deux guerres puniques) parce qu’il s’ennuyait. C’est un fait que le lecteur ne peut pas s’ennuyer dans cette œuvre tout en mouvement, ou l’action alterne avec l’intimité. Il y a dans ce grand cinéma une cohérence qui en rend la lecture addictive : parce que tout y est si vrai – les mercenaires, le Sénat, les armées, les paysages et les amants- qu’on s’y croit dedans. Cette restitution du détail qui dynamise la situation, fait que « Salammbô » est unique dans le roman du XIXe siècle. Flaubert pouvait passer une semaine sur un demi-paragraphe, pour aboutir à l’écriture parfaite. A la lecture, on ne ressent rien de ce labeur : c’est cela, la belle littérature. (À lire du même auteur : Madame Bovary, L’éducation sentimentale ; Bouvard et Pécuchet)
  22. Lewis Carroll – Alice au pays des merveilles – 1865. Le génie de Carroll (mathématicien, ne l’oublions pas…) tient dans son absurdité. De l’absurdité, il tire un délire particulièrement bien écrit qui nous interpelle. Rien à voir avec un conte pour enfant, car Alice nous met mal à l’aise dans une légère brume d’anxiété qu’estompe un humour très anglais, évidemment. On pourrait penser que ce livre a été écrit sous LSD, tant la forme et le sens se bousculent dans un kaléidoscope sans fin. Parfois, on ne comprend rien, et c’est tant mieux. Et généralement, on y revient. (À lire du même auteur : Sylvie et Bruno, largement aussi réussi).
  23. Victor Hugo- l’Homme qui rit- 1869. Le plus touchant, et sans doute le plus moderne des romans de l’Immense… Voici un homme défiguré d’un rictus grimaçant, sensé en faire un clown. Certes, on rit, mais on rit de lui. Jusqu’à ce que le destin le replace au centre de la société : alors, comme par miracle, les conventions sociales – et leur corollaire, le regard impitoyable de l’ordre social- s’effacent et se recomposent autour de cet homme. Et puis, il y a l’amour, qui- comme chez Goethe- sauve tout. Hugo, ça va très loin dans le saisissement de la souffrance des hommes – celle qu’ils s’infligent entre eux, ces imbéciles. C’est une défense de la différence. Et une histoire splendide et voilà tout. (À lire du même auteur : tant de chef d’œuvres qu’on en perd le sens…).
  24. Léon Tolstoi- La guerre et la paix- 1865- Voilà une œuvre immense, comme seul le XIXe siècle était capable d’en produire, et seule la Vieille Russie aussi. Nous voici immergés dans la Russie Tsariste du temps des campagnes napoléoniennes : les niveaux de lecture sont multiples, de l’action pure vers la réflexion métaphysique, tout en déclinant des aspects psychologiques, économiques, militaires etc. le souffle épique se combine avec la magie des détails, ou de l’inutilité de cette foule de personnages parfaitement caractérisés. Le lecteur est saisi assez vite, il traverse des bals somptueux et des intrigues, des batailles épiques – Tolstoï est d’ailleurs assez sévère sur la guerre et ses passions meurtrières – des amours contrariée au gré des conventions sociales etc. On ne résume pas ce livre, dont Tolstoï rédigea pas moins de six versions. Disons, s’il fallait en isoler l’idée majeure, que c’est une œuvre sur les pièges et les choix de la destinée. Incontournable, donc.
  25. Arthur Rimbaud- Une saison en enfer- 1873. Dérogeons aux quelques principes énoncés dans notre introduction sur la nature des œuvres retenues. Il serait bien impensable de ne pas citer Rimbaud dans ce paysage. De Rimbaud, on a tout dit, et on en dira encore. La « saison » c’est une forme nouvelle de poésie, tout en procédant d’une dimension romanesque souterraine qui invente à nouveau la poésie, la poésie qui ne sera jamais plus pareille par la suite. C’est aussi le récit d’une souffrance illuminée de l’intérieure, dont le sens tourne et se retourne sans jamais s’accomplir complètement. On y revient encore et encore, on le lit toute sa vie : Rimbaud est un mage, qui transfigure tout ce qu’il effleure.
  26. Jules Vernes- l’Île mystérieuse- 1874-1875. Jules Vernes est l’écrivain majeur des 7 à 77 ans. Il est tout à fait lisible à tout âge. La langue est claire, le récit toujours soutenu et quelle belle imagination de roman ! Dans ses romans (c’est un homme, rappelons-le, qui a très peu voyagé), il nous parle de la volonté qu’imprime le progrès sur le monde, et ses héros, qui sont rarement seuls, surmontent l’adversité du destin ou de la nature. « L’île mystérieuse » c’est exactement ça : la conquête du progrès, et la reconstruction, dans un ailleurs insulaire pas franchement accueillant, d’une communauté humaine meurtrie par la guerre. Vernes envoie parfois de longs développements didactiques, à peu près scientifiques mais très souvent complètement inventifs, pour alimenter le récit de ce cheminement. Mais il nous donne de l’aventure, de l’imaginaire, et des horizons qui s’ouvrent à chaque page. Et surtout, il y a une conscience qui veille…
  27. Auguste Villiers de l’Isle Adam- Contes cruels- 1883. Il n’est pas question dans ces contes, de cruauté physique : Villiers n’est pas Sade. Ces contes ne sont cruels que pour la morale bourgeoise de ce XIXe finissant, qui est tout ce que l’auteur exècre et qu’il malmène fort. Les personnages positifs de ces histoires sont donc des prostituées, des bourreaux, des mythomanes ou nécrophiles et bien d’autres profils encore… Mais au-delà de cette constante, ces histoires sont d’une large diversité ; le bourgeois y est plus un état d’esprit qu’une position sociale, confronté à des situations qui déséquilibrent ses certitudes étroites. Un écrivain original, un peu sous-estimé aussi sans doute, mais au style flamboyant.
  28. Friedrich Nietzsche – Ainsi parlait Zarathoustra – 1883-1885 : Lire Nietzsche, c’est se confronter à une pensée illuminée écrite dans une forme sans égale. Le sous-titre est édifiant : « Livre pour tous et pour personne ». Nietzsche s’exprime par aphorisme, ou symbole et apologues. Bref, on peut se contenter d’une approche littéraire du discours de Zarathoustra, comme se plonger dans la polysémie intensive du texte. Cela peut ressembler à un conte, qui trace une histoire. Et aussi à un long poème. Mais la dimension philosophique de cette œuvre est vaste, et son auteur y voyait comme une sorte de 5e évangile. Justice, égalité, morale, amitié, vertu, divinité (« Dieu est mort, tous les dieux sont morts » … c’est dedans), État… Bien d’autres choses encore. Pourquoi donc Zarathoustra (alias Zoroastre) ? On peut penser qu’il aura été le premier – pour peu qu’il ait existé – à s’interroger sur le bien et le mal. Ce questionnement sur les origines a généré ainsi un des plus riches ouvrages philosophiques de tous les temps.
  29. Joris-Karl Huysmans- A rebours-1884. L’originalité de ce roman est – sans doute pour la première fois dans l’histoire du roman – qu’il ne s’y passe rien. Un personnage se retire dans l’oisiveté. La volonté continue de se refermer sur ce qu’il y a de plus cher, de plus beau, est le ressort du roman. Voilà tout. Mais ce qui est intéressant, c’est que le personnage central, et quasi-unique, réalise en fait la même enquête que celle que vous avez devant les yeux. Il sélectionne des auteurs – vaste érudition de des Esseintes, un peu ostentatoire – et nous déballe ainsi un vaste catalogue d’œuvres anciennes ou contemporaines, pour en accomplir son ultime collection. C’est très fin de siècle et c’est ce qui plaît – ou pas. Huysmans n’est peut-être pas un écrivain majeur, mais c’est un écrivain rare, et c’est beaucoup.
  30. Robert Louis Stevenson- l’Étrange cas du docteur Jekyll et de Mr. Hyde- 1886. On connaît tous à peu près cette histoire un peu terrifiante. Le docteur Jekyll est un savant philanthrope, très préoccupé par les mauvais penchants de la nature humaine, qu’il souhaiterait rectifier par la science, et sa propre double personnalité, met au point une potion pour séparer son bon côté de son mauvais, et ainsi, bien sûr, éliminer le mauvais. Ça ne se passe pas comme prévu. C’est ce dernier qui, nuit après nuit, en commettant des crimes et des violences, prendra finalement le dessus et le transformera en monstrueux Mister Hyde. C’est la face cachée de l’homme qui l’emporte quand on fait joujou avec un peu de chimie sur l’esprit, et la nature humaine ne se contrôle pas. Nabokov y voyait un des romans les mieux composés de toute la littérature ; c’est un fait que l’imagination de Stevenson, marquée d’une étonnante modernité, ne doit pas estomper qu’il s’agit d’un écrivain supérieur. Ce siècle littéraire a commencé avec Faust et Frankenstein, il s’achève avec Mr Hyde.
  31. Guy de Maupassant- Le Horla- 1887. Ce recueil de quatorze nouvelles est bien sûr dominé par le conte-titre. Maupassant est le maître du texte court – certains de ses contes font moins de trois pages… Le Horla nous décrit la déchéance d’un homme en proie à l’angoisse : on ne saura pas si la cause de cette terreur est bien cette présence immanente et inquiétante qui le ronge, ou un trouble psychique funeste. D’abord, le doute, puis le tourment qui mène droit à la folie. L’évolution est déclinée de façon clinique, miroir des troubles psychiques que Maupassant ressent à cette période de sa vie. Les treize autres nouvelles sont plus empreintes de réalisme social, mais ciselées chacune comme des bijoux. Le tout peut tout à fait être lu comme un panorama de la littérature de ce siècle si vaste.
  32. Émile Zola- La Bête humaine- 1890. Avec Zola, pour la première fois dans l’histoire du roman, le prolétariat entre en masse dans la littérature, et par cela, dans nos consciences, sans fard et sans fioriture (même si « Les misérables » nous avaient offert quelques clodos célestes, mais romantiques) … Ses personnages ne sont pas toujours (et même rarement) beaux et bons, mais ils sont vrais. Le peuple est là, dans toute sa splendeur, dans toute sa laideur…La locomotive à vapeur, puissante, bruyante, inquiétante, comme une allégorie continue de cette force qui rend les hommes fous : le désir. Il fallait l’oser, dans cette époque de moralité si conformiste. (A lire du même auteur : Germinal ; La faute de l’Abbé Mouret ; la débâcle ; La terre etc.)
  33. Rudyard Kipling – le livre de la jungle – 1894: Des animaux qui parlent, pensent, jugent, du bien et du mal, mais ce n’est pas La Fontaine. Kipling est un esprit progressiste – et maçonnique – mais qui reste néanmoins colonial. L’anthropomorphisation de ces animaux est très peu orientale. D’ailleurs, Kipling ne connaît rien aux animaux sauvages et cette zoologie l’intéresse peu. Il nous parle de survie et de réconciliation avec le monde sauvage, de communauté de valeurs entre espèce. Nous avons des panthères bienveillantes, des éléphants sages, des singes inquiétants, et des buffles complices. Un tigre boiteux menace-t-il tout cette société ? Il faut bien un méchant pour fédérer les bonnes volontés. Ce tigre n’est pas mauvais parce qu’il est tigre. Mais parce qu’il est dégénéré en mangeur d’homme. Alors comment maintenir la paix ? L’homme – Mowgli- est la réponse.
  34. Herbert George. Wells- L’ile du Docteur Moreau-1896. Toujours cette obsession du XIXe siècle de la transformation monstrueuse de l’humain. Voici des animaux, et médicalement, le docteur Moreau va tordre cette matière pour en faire des hommes. Évidemment, comme Frankenstein, comme Jekyll, ça va échouer. La nature animale revient toujours, et les pauvres créatures restent des monstres sans avenir et condamnés à la souffrance et à la terreur. Moreau est le modèle du savant cinglé qui a un compte à régler avec l’humanité et qui part en vrille loin de la raison élémentaire. L’homme ne fabrique pas l’homme, et on perd vite son humanité à ce jeu-là. Seule la nature a la main sur cette affaire. (A lire du même auteur : La guerre dans les airs ; La machine à remonter le temps ; La guerre des mondes…)
  35. Giacomo Leopardi- Zibaldone – 1898 (1817). Toute sa vie durant, Leopardi a écrit ses pensées au jour le jour, sur la poésie, le langage, la littérature, la musique, l’art, la philosophie ; mais aussi sur l’Italie, Napoléon, la politique, la démocratie ; et encore les femmes, les paysages, l’âme, la vie et la mort, les couleurs ou les saveurs ; bref, sur tout ce qui anime un esprit immense, qui est sans doute trop peu connu en France. Publié seulement près de soixante ans après la mort de son auteur, le Zibaldone est un livre sans égal. Lire ce monument, c’est s’engager dans une aventure étrange, mais gratifiante. Bien sûr, on ne lit pas les centaines et centaines de réflexions qui s’échelonnent sur l’ensemble – de l’aphorisme de deux lignes jusqu’à la dissertation de vingt pages. Mais on parcourt l’ouvrage au gré de son humeur, on s’y perd, s’y retrouve et revient. Nietzsche, fasciné par l’altitude de cette poésie pensante, comparait Leopardi à Goethe. C’était plutôt bien vu. Il est captivant d’engager la lecture d’un livre de trois mille pages en sachant pertinemment qu’on ne le finira jamais. Expérience unique, à connaître au moins une fois dans une vie de lecteur.
  36. Joseph Conrad – au cœur des ténèbres– 1899 : Un des romans les plus puissants de l’époque moderne, et un des plus grands écrivains de cette croisée des siècles. Un jeune officier est envoyé en territoire inconnu, au fin fond d’une Afrique obscure et vierge, pour retrouver un autre officier colonial, dont ses autorités sont sans nouvelle, sorte d’électron libre englué dans cette torpeur tropicale qui l’a vraisemblablement rendu fou. C’est métaphysique absolument. L’Afrique équatoriale et coloniale comme métaphore de l’âme humaine, il fallait y penser. Vous serez séduit par le style puissant et dense de Conrad-marque des autodidactes, et après, vous en lirez d’autres. Immanquable. (A lire du même auteur : Fortune ; La folie Altmeyer ; Nostromo ; Lord Jim ; la flèche d’or etc. etc.)