Une bonne centaine (et sans doute bien plus…) de livres à lire pour vivre plutôt heureux. Chapitre sixième: le XXe siècle.

CHAPITRE SIXIEME : LE VINGTIEME, ENFIN…

Le XXe siècle restera comme celui de l’universalité absolue de la littérature. Entre toutes les nations et toutes les cultures, la connexion s’effectue sans limite grâce à des moyens encore impensables quelques décennies avant. Les livres se démultiplient et se traduisent, les continents, les peuples et les cultures s’intéressent les uns les autres, et les opinions se lisent et se découvrent par-delà toute forme de distance. Ainsi s’effectue d’abord par le livre, la plus grande connexion entre toutes les nations et les cultures ; les écrivains et leurs œuvres à la radio, puis la télé, puis, internet – ce dernier vecteur, pour le meilleur et pour le pire. Tout le monde se parle. Les japonais traduisent Nerval et Stendhal, et ça leur donne envie. La jeune culture américaine s’y met aussi, puis c’est l’Afrique qui s’envole : elles ont tant de choses à dire. Jamais le genre humain n’aura autant produit de livres, jamais les livres n’auront autant rencontré de lecteurs sur toute la planète.

Les préoccupations évoluent et se feront souvent plus sombres. Le XXe siècle aura aussi été un des -ou LE ? -plus violent : jamais l’espèce humaine n’aura autant détruit l’espèce humaine. L’inspiration de l’écrivain se déplace donc de la radioscopie des sentiments, explorés au siècle précédent, vers le sociétal, et l’idéologie, désormais omniprésente. Le totalitarisme, la politique, la liberté des consciences, voire même le destin de l’humanité, hantent l’écriture et le discours littéraire, partout, dans toutes les langues et les cultures. La psychanalyse, la psychologie conditionnent les destinées transcrites. Partout, la guerre et l’oppression tourmentent l’inspiration. La littérature scrute la société comme jamais. Mais aussi, on invente d’autres mondes, aux lois et aux histoires différentes, parfois vers de lointaines étoiles imaginaires, et qui nous ressemblent cependant.

Nourri d’angoisse et d’espérance, questionnant l’avenir de l’humanité, l’écrivain devient un personnage de ses propres romans et c’est nouveau.

Allons-y, donc : le XXe siècle. Il aura fallu être TRES sélectif dans ce foisonnement des chefs-d’œuvre.

 

  1. Natsume Soseki. Le mineur- 1908. Le roman est un phénomène nouveau dans le japon littéraire du XXe siècle. C’est comme si les écrivains de ce mini-continent, heureux de cette découverte importée d’Occident, se trouvaient alors fiévreux en ce début de siècle de l’exploiter. Le mineur est de ce point de vue un coup de maître : roman réaliste et sans concession sur le sort du prolétariat nippon, mais aux intuitions fantastiques, nuancées de personnages étranges, et de références à Dante. La mine est une allégorie de la condition humaine et de cette destinée mystérieuse à toujours pencher vers l’enfer. Soseki est un pionnier du roman, et une référence pour tous les écrivains du Japon qui suivront : il aura, par cet étonnant mineur, montré le chemin, et, sans mauvais jeu de mot, le filon.
  2. Jack London-Martin Eden- 1909. Martin Eden, en partie autobiographique, est un roman sur les limites du possible. Le destin plie devant la volonté de l’écriture, et celle-ci devient un mode libératoire hors de la condition de prolétaire. Mais la progression stoppe devant les conventions sociales. Ouvrier et marin, London a dû donner de sa personne pour bâtir une personnalité d’écrivain autodidacte. Toute la trame se ressent d’un vécu authentique, et défie les conventions sociales. Mais même écrivain, on reste peuple : c’est la moralité de Eden.
  3. Alain Fournier- Le Grand Meaulnes- 1913. Fournier n’aura pas eu le temps d’être le grand écrivain qu’il devait être, la guerre l’a fauché avant. C’est un roman triste et beau, chargé des brouillards de la nostalgie et des opportunités délaissées qui fondent le sort de toute une vie, où des jeunes gens cherchent en vain le bonheur dans des échappées trompeuses. Les rêveries de la jeunesse se perdent dans l’écheveau des amitiés et de l’amour unique. Et à la fin, reste la beauté de l’amour qui tremble encore dessous la cendre. Ce roman brumeux est l’œuvre littéraire de langue française la plus lue dans le monde, après le Petit Prince. Sans doute à lire avant d’avoir vingt ans si on le peut.
  4. Marcel Proust- A la recherche du temps perdu- 1913-1927. Proust est le plus grand styliste du XXe siècle, sans rival. Vous n’avez jamais vu un style aussi élaboré et délicieusement appréciable. Le cliché des longues phrases qui s’étendent sur une page est plutôt avéré, mais en partie (parfois, Proust sait faire court, voire incisif…). L’histoire en elle-même n’est pas ce qu’elle paraît. Ce qui se raconte ici, à travers une richesse de situations sans précédent jusqu’alors, c’est la genèse d’une œuvre littéraire, et au-delà, de la littérature du XXe siècle. C’est toujours raffiné et spirituel, Proust, et on se grandit à chaque séquence de sa lecture. Le peuple foisonnant des personnages est d’une inventivité qui déferle, et amuse (Oui, c’est souvent drôle, Proust…). Ne craignons pas les mots : le plus grand des grands du siècle dernier. Il faut prendre son courage à deux mains lorsque l’on découvre pour la première fois l’épaisseur des bouquins, mais vous ne le regretterez pas. La Recherche changera votre vie, et votre relation à la littérature.
  5. James Joyce- Ulysse- 1922. Réputé illisible, le livre est rayonnant, mais ardu. Il a été beaucoup critiqué, (V. Woolf y vit « un ratage complet»), et même interdit aux États-Unis. Sur la forme, James Joyce adopte un point de vue original, qui est celui de décrire de l’intérieur les pensées de ses personnages, en retraçant de façon transposée et symbolique, le parcours initiatique de l’Odyssée, rien que cela.  Joyce disait qu’on pourrait reconstruire Dublin pierre à pierre grâce à son roman. Avec Proust, Joyce est un des deux pôles de la littérature moderne du XXe siècle. Mais plus alambiqué… À connaître, à défaut d’aimer. Disons que c’est expérimental, et qu’on peut le lire pour se faire une idée plus large de l’art du roman au XXe siècle.
  6. Romain Rolland. L’âme enchantée. 1922-1933. Rolland est un peu oublié maintenant, et sous-estimé. C’est bien dommage. Prix Nobel, pourtant, couronnant toute une œuvre d’humanisme et de progressisme. Annette est une femme-héroïne d’un temps d’avance, qui brise les chaînes et décide de construire sa vie seule, dans un temps où il ne convient pas que les femmes vivent ainsi. Cette destinée s’échelonne dans un roman fleuve des trois premières décennies du siècle dernier – en gros, de la grande guerre jusqu’à la montée du fascisme. Femme et mère célibataire, tout entière éclairée de sa mission de mère, Annette s’exposera à tous les travers de la société jusqu’à défier le tragique. Un de mes plus attachants souvenirs de lecture.
  7. Franz Kafka- Le Château- 1926. Fidèle à lui-même, Kafka livre une œuvre obscure et terriblement intéressante. Il est question là encore de bureaucratie, mais aussi du pouvoir, des grands sur les petites gens. K. arrive dans un village, pour y travailler comme arpenteur. Les difficultés commencent, et le quotidien comme la médiocrité des gens déploient toute leur puissance pour que ça ne s’accomplisse pas. Qu’est-ce que ce mystérieux château, qui domine le village ? Il n’y a pas de réponse unique aux énigmes de la société moderne et déshumanisée. Le livre n’aurait jamais dû paraître et même être détruit selon les souhaits de Kafka, mais heureusement un ami a refusé de le détruire et s’est chargé de le publier. Roman inachevé, comme l’ambition du personnage central. Ironie kafkaïenne du sort…
  8. André Gide- Voyage au Congo- 1927. De Gide, de ce géant, il y a beaucoup d’ouvrages à retenir. Ce sera celui-ci. Gide n’est pas particulièrement politique. Mais il nous dévoile dans son itinéraire celui d’une désillusion profonde (comme il le fera, avec autant de vigueur quelques années plus tard, à Moscou). Quelle est cette civilisation qui annihile et consume des peuples entiers versés dans l’innocence originelle ? Très peu politique, mais moraliste et humaniste. C’est un regard sur une Afrique dévorée et rabaissée en dessous de la ligne des cupidités médiocres des coloniaux, si fiers de l’être. Parfois, traversé de beaux émerveillements. (A lire du même auteur : La porte étroite, Les caves du Vatican, L’immoraliste ; et on explorera çà et là le si riche Journal)
  9. Mazo de la Roche- Jalna- 1927-1960. Jalna, qui connaît ça aujourd’hui ? C’est un monument. Il faut le dire, cette immense saga aura été une folie de lecture dans mon adolescence : aujourd’hui, comment expliquer la lecture en continu, en quelques mois seulement, des seize (oui, seize=16 !) volumes de cette suite ? Personnellement, pas de réelle réponse…Totalement oubliée aujourd’hui en Europe et pourtant naguère si fameuse dans les années soixante-dix, Mazo de la roche reste toujours glorifiée au Canada, son pays. L’histoire de cette famille (les « Whiteoaks ») coloniale, terrienne et anglosaxonne sur un siècle, autour d’un manoir dont le nom, Jalna, est souvent pris pour celui d’un personnage central, est sans égale. Toutes les saga anglosaxonnes sont très petites et bien pâles en comparaison, oubliez les Forsythes, les Bridgerton, les Downtown Abbey etc qui ne valent pas pipette. Seize volumes donc, écrits et publiés sans aucun ordre chronologique, sur plus de trois décennies, sans aucun faux-pas dans l’ordre et le détail de la narration (même Proust s’est parfois pris les pieds dans le tapis…), ce qui est une performance. On y traverse tant de choses : l’idée de fondation, les amours contrariées, les conflits de générations, les préjugés sociaux et de classe, les névroses ; les guerres, guerre de sécession et deux guerres mondiales, dont les échos lointains ébranlent l’ordre colonial et familial, et ce mystère où se concilient tant de bouleversements avec une étrange continuité de valeurs et de références. De La Roche aura eu une vie intime mystérieuse, qu’on ne saisit pas encore de nos jours, et une œuvre colossale (Jalna, c’est moins de la moitié de sa production…). Peu d’auteurs ont autant écrit. En tout cas, à redécouvrir. Et cette immense parcours de lecture m’aura définitivement donné – sans doute par l’endurance exigée juqu’à son terme- l’envie de lire encore, toujours, et éternellement.
  10. Howard Philip Lovecraft- L’appel de Cthulhu et autres nouvelles- 1928. Votre impression à la lecture est juste : Lovecraft est complètement cinglé. C’est ce qui procure, malgré un style parfois limité, cette sensation d’inconnu et de révélé en même temps. La création d’une mythologie terrifiante au cœur du XXe siècle, nourrie de secrets et d’initiation, vient perturber notre foi dans la raison et notre système de valeurs rationnelles. Mais de toutes ces monstruosités, quel est le sens ? La raison n’est jamais acquise, et dans le combat contre la folie, c’est toujours la folie qui gagne.
  11. Sigmund Freud-Le rêve et son interprétation- 1925. Pulsions, exigences sociales, surmoi, moi, ça, morale, religion, civilisation. On ne peut pas vivre au XXIe siècle sans connaître ce qu’a apporté Freud à la réflexion contemporaine. Même si nombreux sont ceux qui disent que Freud n’avait rien compris et n’a écrit que des inepties, il a eu au moins le mérite de mettre l’accent sur un domaine méconnu jusqu’alors : le sens de nos songes. C’est avec lui que se développent finalement la psychologie, la psychiatrie, la réflexion sur l’inconscient. Avant la parution de ce livre majeur, les rêves n’étaient que des évasions du réel à la disposition des écrivains. Non, nous dit Freud : ils ont toujours un sens, et c’est eux, les rêves, qui nous disent quelle est notre vie. Et il le démontre. Seuls ceux qui ont peur de leurs rêves auront peur de leur interprétation.
  12. William Faulkner- Tandis que j’agonise- 1930. Faulkner démontre une intelligence de l’écriture lumineuse. Rarement un écrivain a su adapter le style à la parole intérieure de l’âme, tout en restant à l’écoute de la misère des hommes. Il s’agit d’un voyage funéraire, une famille emporte dans son cercueil le corps de la mère, et sur la route et ses pauvres péripéties, se croisent les intimités de chaque personnage. Jusqu’à ce qu’ils se perdent un peu eux-mêmes dans ce sillage. Et ça brûle du soleil du sud.
  13. Aldous Huxley – le meilleur des mondes– 1931: Tout est définitivement organisé pour que rien ne soit plus remis en cause : fameux roman d’anticipation dystopique qui décrit de manière prodigieuse l’avènement d’une société fortement hiérarchisée ou les êtres humains sont conçus artificiellement et conditionnés biologiquement et psychologiquement. À force de rechercher l’absence de problèmes, le monde tel qu’il s’est configuré s’est privé d’humanité. Comme Orwell, Huxley avait parfaitement pressenti l’évolution de nos sociétés, dans un autre sens sans doute, mais peut-être plus effrayant encore.
  14. Virginia Woolf – Les vagues-1931. Six paroles se croisent et se nouent en flots continus, sans jamais rompre avec le monologue et sans jamais échanger un mot entre elles. Elles traversent une vie sextuple, depuis les balbutiements de conscience du premier âge, jusqu’au renoncement du dernier grand âge. Qui sont-elles ? Il faut avancer dans la lecture pour découvrir leur histoire commune, leur amitié, l’absence…Woolf écrit toujours sur un mode intérieur, mais reste une styliste incroyable de l’âme humaine et de ses convenances, comme de ses échappées. Un des plus beaux livres de mon Panthéon. (À lire du même auteur : La traversée des apparences, Orlando, Promenade au phare, la fascination de l’étang (recueil de nouvelles ; et le formidable Journal).
  15. Louis-Ferdinand Céline- Voyage au bout de la nuit- 1932. Dans ce monument, Céline s’attaque à tout le monde : l’humanité en prend pour son grade. Mais aussi la guerre, cet « abattoir international en folie », le colonialisme, la vie urbaine et ses médiocrités. Sur la forme, Céline utilise un vocabulaire oral, presque argotique, et fut pour cela beaucoup dénigré. Ce n’est pas notre style préféré, mais certains aimeront peut-être davantage : il est incontestable qu’il invente par ses phrases vaporeuses et essoufflées, autant que Proust et Joyce, ses contemporains, un style étonnant au service de la littérature. C’est un tournant. Quoi qu’il en soit, il faut absolument avoir lu ce livre si on veut comprendre la littérature de ce siècle, même si Céline, vous le savez déjà, fut un salaud intégral. Constat sans appel.
  16. Junichiro Tanizaki – Éloge de l’ombre-1933. Contempteur de la civilisation occidentale et de ses obsessions de clarté, Tanizaki décline en quelques dizaines de pages toutes les vertus de ce qui n’est pas clair : l’ombre devient une valeur bienveillante, en phase avec la nature profonde de l’âme, et un trait d’union entre l’esprit et le reste du monde. Un appel discret à la méditation et au discernement. Exceptionnellement oriental, le livre n’en est pas moins universel.
  17. Michel Leiris- L’Afrique fantôme- 1934. De ce qui était censé être le carnet de route d’une expédition qui n’était pas la sienne, Leiris écrit dans une subjectivité revendiquée, un éloge de l’Afrique sous un regard radicalement opposé à celui qui domine alors : l’œil colonial. Cette « aventure mentale » (sic) que traverse Leiris pendant deux ans, dévoile à l’esprit occidental des années trente un univers insoupçonnable de mythes, de rites et d’humanité que cet esprit ne voulait pas voir. La description de cet univers y est d’une précision rigoureuse qui lui donne une portée décisive, avant Lévi-Strauss. L’Afrique, coloniale ou pas, ne sera jamais plus considérée de la même façon.
  18. Ernst Jünger –Journaux- 1939-1948. De Jünger, écrivain humaniste ET Nationaliste, on oubliera les boucheries complaisantes des Orages d’acier, pour se tourner vers ses Journaux de la seconde guerre mondiale, bien plus révélateur de l’immensité de l’écrivain. Ces journaux sont en effet un mélange d’observations de la nature, de comptes rendus de ses fréquentations littéraires dans les salons parisiens, de réflexions désabusées sur le sens de la guerre, et enfin de remarques d’une lucidité cinglante sur sa position d’officier en temps de guerre : La description de l’angoisse de son départ –complètement volontaire de sa part– vers le front russe est significative de ses contradictions. On retrouve également son horreur de ce qui s’est emparé de l’Allemagne, sa haine d’Hitler (qu’il ne désigne que sous le nom de Kniebolo) et de ses partisans et des SS qu’il croise (qu’il désigne du nom de lémures) ; mais aussi, sa honte devant les étoiles jaunes qu’il croise dans les rues. Ses pages sur la fin de la guerre, la débâcle de toute la société allemande, et les ruines de l’après-guerre, sont aussi exceptionnelles d’acuité et de vérité. Écrivain allemand et européen, c’est un inclassable, dont le cheminement intellectuel et littéraire consacre une dimension universelle. (À lire du même auteur : Les falaises de marbre. Les chasses subtiles).
  19. Ernest Hemingway. Pour qui sonne le glas- 1940. Un très beau livre, dont la trame confronte en permanence le conflit intérieur du héros malgré lui, et la grandeur de sa cause. L’engagement moral – ici, la guerre d’Espagne – coûte cher aux sentiments humains. Un jeune américain, Jordan, professeur d’espagnol, engagé dans les brigades internationales, a pour mission de faire sauter un pont. Pendant trois jours, il attend, prépare le sabotage, et observe les combattants espagnols. Rien ne va se passer comme le sens moral de l’Histoire l’aurait souhaité, et l’amour, rencontré ici comme un revers de la guerre, ne sauvera rien. Roman de la destinée, roman majeur de ce siècle.
  20. Jean-Paul Sartre – Les chemins de la liberté (3 vol.) 1945-1949.  Sartre romancier est un peu négligé de nos jours, lui qui fut une conscience centrale du siècle en question. Ces «Chemins » sont une trilogie de romans (L’âge de raison/ Le sursis/ la mort dans l’âme). Tout est choix et tout choix engagera la responsabilité de façon irréversible. Les destinées d’une multitude de personnages, jeunes –l’âge des choix et des perspectives – se croisent et s’échangent Avec une modernité déconcertante, Sartre décline de façon très romanesque des thèmes que l’on ne sait qualifier encore de « sociétaux » : l’avortement, l’homosexualité, le pacifisme et le bellicisme, l’ambition sociale et la lutte des classes; mais aussi des échos intimes de la personne humaine face à l’histoire qui remue : la guerre, la peur, la liberté, l’oppression, le nazisme et l’esprit de résistance….  Mais quelle est la part du libre arbitre dans tout cela ?
  21. Antoine de Saint-Exupéry- Citadelle- 1948. Le genre de livre nourri de tant de sagesse qu’on peut l’ouvrir à n’importe quelle page pour s’y retrouver. Certes, c’est illisible en continu, ou presque. De quoi ce livre nous parle-t-il, que veut-il nous dire, sur ses six cents pages ? Du bien et de l’art de conduire la vie des hommes dans leur propre Cité. Et quoi d’autre ? De l’esprit de tolérance, sans doute aussi. Un livre qu’on découvre, explore, relit et redécouvre ; c’est cela, Citadelle. Qui nous protège et fortifie, à la mesure de son titre. (À lire du même auteur : Le Petit Prince – évidemment ; Pilote de guerre)
  22. Jorge Luis Borges – Fictions – 1944 : Borges, c’est un des plus grands du XXe siècle, de ceux que l’on compte sur les doigts d’une main. Ses textes sont toujours courts, et économes. Ce qui l’intéresse, c’est l’infini des possibles que permet l’écriture et le langage : il réinvente tout du monde que nous constatons, en accédant à des imaginaires rigoureux qui inversent le sens du réel. Écrivains, livres, bibliothèques, critiques, territoires et histoires, variations d’histoires, autant d’entrées dans des univers  parallèles… Tout cela existe-t-il ? Oui, parce que c’est de la littérature.
  23. Curzio Malaparte – Kaputt- 1944. C’est un roman autobiographique, roman par le mode de narration, mais plutôt autobiographie par sa matière. D’abord fasciné par le fascisme, et même un bref moment dignitaire de ce régime, Malaparte – nom d’état civil qu’il s’est choisi par référence à Bonaparte- en sera vite déçu puis opposant intransigeant. Son parcours de reporter de guerre alimente chaque page de Kaputt, livre sans modèle, teinté d’humour froid et de descriptions criantes de réalisme, et constitue un témoignage de guerre cruel et parfois morbide. Mais pour Malaparte, l’horreur de la guerre et la cruauté humaine sont acquises, pas la peine de produire une Nième œuvre de littérature. Ce sera donc une déclinaison de dîners mondains, de conversations intellectuelles parmi des aristocrates décalés soucieux de préserver à tout prix un art de vivre bourgeois loin de l’écho des massacres ; le récit de chasse humaine des dignitaires du ghetto de Varsovie et presque suffocant. Des nazis goûtent des vins fins et la musique de Bach, pour se détendre de leurs massacres. Il va ainsi très loin dans l’âme humaine, petite et précieuse, qui entend à tout prix préserver les petits plaisirs de la vie loin du désastre. Ce qui est inhumain, c’est cet écart entre l’écrin de la vie sociale à tout prix, et la mort de masse.
  24. Hermann Broch – La mort de Virgile-1945. L’histoire de ce roman, c’est la mort de Virgile, point. La fièvre, l’agonie, le délire, l’apaisement final et cette ultime échappée de l’âme qui conclue l’existence. On pourrait penser qu’une nouvelle de six pages aurait suffi à « traiter » le sujet. Eh bien non, Broch en déploie sept cents. C’est que faire mourir Virgile en littérature, ce n’est pas une mince affaire. Le sens de la création esthétique, et donc de la vie, est invoqué à chaque page, dans cet océan du verbe qui déferle – certaines phrases font six pages, alors on s’accroche. Mais croyez -le, ça vaut le coup, car la Mort de Virgile est un livre qui marque et dont la beauté, comme une vaporeuse rémanence, ne vous quittera plus. (À lire du même auteur : Le tentateur ; Les somnambules)
  25. Thomas Mann- Docteur Faustus- 1947. C’est la biographie fictive d’un musicien imaginaire, mais génial, Adrian Leverkühn. Celui-ci, fort ambitieux et conscient de sa supériorité, vend son âme au diable –comme Faust, donc, on y revient toujours -en échange non plus d’une connaissance universelle, mais d’un génie sans limite qui lui garantit en toute aisance, son accomplissement d’artiste. Possédé par son démon totalitaire, il invente une théorie musicale qu’il pense unique et supérieure, et appelée à remplacer toutes celles qui l’ont précédée. Cette ambition irrationnelle, basée sur l’esprit de système, le conduit vers une impasse humaine et sociale, la folie et le suicide. Vous l’avez deviné, cette trame, c’est bien celle de la culture allemande aspirée par le nazisme. Déchéance physique, décadence intellectuelle, effondrement spirituel sont le prix à payer du pacte diabolique. Terrible triptyque. Mais qui s’en souvient encore de nos jours ?…
  26. Albert Camus – La peste- 1947. Un rat mort, trouvé comme ça, sur le palier, puis plusieurs rats morts, puis de nombreux rats morts. Et bientôt, des êtres humains, qui tombent à leur tour, quand les survivants regardent ailleurs. La peste est un fléau, qui frappe en l’occurrence l’Algérie française. Vous pouvez y lire également sous un angle historique cette maladie comme la peste brune, qui représente l’avancée du fascisme. C’est un paradigme, bien sûr, que cette épidémie qui corrompt tout ce qu’elle touche, et qui fait peur au point que le réflexe, c’est d’en parler le moins possible, sauf quand il est déjà très tard, trop tard. Plus jamais ça. Jamais. Et pourtant, regardons autour de nous, notre époque et ses idées noirâtres qui montent et suintent de toute part. La Peste est bien une maladie chronique ; elle reviendra toujours.
  27. Georges Orwell- 1984- 1949. Ce livre est un « tube » du XXe siècle, si on peut emprunter à ce langage. Sans doute parce que le premier, Orwell a décelé dès l’après-guerre, que l’angoisse totalitaire était la première et plus destructrice névrose du siècle. Il en décrypte, par le prisme romanesque, toute l’horlogerie, et les détours. Avant Soljenitsyne, il comprend la portée du phénomène, et combien l’idéologie qui l’inspire n’en est que le prétexte.
  28. Julien Gracq – Un balcon en forêt-1958. Probablement le sommet de l’art littéraire contemplatif de Julien Gracq. En automne (1939) un jeune aspirant rejoint son poste dans la forêt des Ardennes. Il y passe ses journées dans la forêt, en contemplation du monde, à la fois indifférent et anxieux de l’orage qui vient. L’espace et le temps se colorent d’une patine poétique, où le style de Gracq atteint des sommets. Le plaisir de la solitude, la beauté de la nature, et même une douce histoire d’amour ne parviendront pas à sauver le monde rêveur ainsi reconstitué.
  29. Marguerite Yourcenar – Mémoires d’Hadrien – 1952. Un très grand livre. Yourcenar, la première, a l’idée de s’introduire dans la mémoire d’un monarque éclairé, – exceptionnelle personnalité, peu connue encore à l’époque du roman- pour en inventer la méditation, dans une sorte de grand regard circulaire sur un monde qui s’évanouit. L’Empire bascule lentement de l’autre côté de son apogée, et c’est un homme vieilli, endolori, qui dit adieu aux plaisirs de la vie, et aux angoisses de la puissance, mais dont chaque souvenir est une ode à la Vie.
  30. R.R Tolkien – Le Seigneur des Anneaux- 1954-1955. Tolkien décrit son livre comme un conte pour adulte. C’est bien ce qu’il est. La fantasy y atteint un sommet d’imagination et de narration. Un monde entier est bâti autour de concepts habituels du merveilleux – des magiciens et des princesses, des trésors et des sortilèges – mais étonnamment, cela nous parle comme un roman réaliste. Linguiste de métier, Tolkien y invente des langages et des syntagmes qui contribuent à bâtir le romanesque de ce roman fleuve. Bien sûr, il y a des bons et des méchants, le bien fragile face au mal tenace. Mais dans tous ces peuples improbables de légendes, c’est bien nous qui nous reflétons.
  31. Romain Gary – Les racines du ciel- 1956. Au milieu du XXe siècle, personne ne se sent concerné par la protection de la nature et sa faune sauvage. Gary consacre un roman entier aux éléphants. Quelle curieuse idée, en ce temps-là, où la vie sauvage pullule encore sur la terre d’Afrique. C’est la lutte de Morel, une sorte de rebelle aventureux, qui s’acharne à sauver le vivant, en menant des actions spectaculaires contre les chasseurs, en faveur des éléphants. En parallèle, les conflits d’intérêts des uns et des autres : pour les éléphants, pour la puissance coloniale, pour la sauvegarde des traditions, pour la marche en avant de l’homme vers la modernité, pour l’intérêt à court terme. Pour l’honneur de l’Homme tout simplement… Et si les éléphants de Gary n’étaient qu’un simple reflet de nous-mêmes, en plus sages ?
  32. Shuzo Numa- Yapou, bétail humain- 1956 (jusqu’à 2023). Alors ça, ça ne ressemble à rien – je sais, on l’a déjà dit ici plusieurs fois, mais là, vraiment…On ne sait même pas qui a écrit sur plus de trente ans ce curieux roman, qui ne se déroule qu’en trois jours. Parabole de la déshumanisation de la société moderne, qui a particulièrement frappé le peuple japonais : des individus, dans un monde futur luxueux auprès duquel celui d’Huxley semble une comptine pour enfant, sont transformés en objet du quotidien, tout en gardant une part de conscience de leur sort. Ils servent ainsi de bidets, de stylo, de fauteuil, d’aspirateurs, au service d’une élite oisive, exclusivement de race blanche, dominé par les femmes. Dans cette souffrance rentrée, mais finalement, pleinement acceptée, et ce déferlement de masochisme, on pense à Sade. C’est une façon littéraire unique d’illustrer talentueusement l’incroyable capacité de soumission du peuple Japonais, dans son histoire jusqu’à la dictature militariste qui a mené cette civilisation si délicate, au désastre. Après tout, notre temps est celui où pour la première fois, on a décidé qui était humain, et que ne l’était pas ou plus. Au-delà, c’est un avertissement face à l’appétit sans limite de notre matérialisme.
  33. Boris Pasternak- Docteur Jivago- 1957. Écrivain russe de l’époque soviétique plutôt moins ennuyeux que la plupart de ses compatriotes et contemporains (c’est de la provocation) Pasternak était trop inventif et raffiné pour l’Union Soviétique. C’est une saga, c’est-à-dire la trajectoire disloquée d’une famille dans la tourmente et le chaos de la révolution, puis de la guerre civile. Un roman très humain, presque sentimental parfois, d’une facture XIXe siècle dans un siècle de fer qui lui refuse sa place.
  34. Chinua Ashebe-Le monde s’effondre- 1958. Le premier roman africain, qui éveille le continent. Ashebe nous parle, à travers le regard et le destin d’Okonkwo, notable de son clan, de la vie courante dans le sud du Nigéria avant la colonisation, et l’arrivée des Britanniques au XIXe siècle, avec le train dévastateur de leur économie, leur religion, leur technologie et cette soif de tout s’accaparer par principe. Évidemment, c’est un choc culturel : ces gens d’une société si paisible, vivent dans un monde à leur image, un monde de forêt, de rivières, de saisons et plantations, de rites et de dieux accessibles. Mais ce monde antérieur, condamné sitôt effleuré, n’est pas idéalisé : les conflits internes y sont nombreux, et la brèche est ouverte dans l’unité du clan quand est exigé un ultime sacrifice humain qui suscite la révolte de la jeunesse. Ce roman est l’archétype du roman africain, et perçu, lu, diffusé comme une référence. Il servira de modèle, et contribuera à faire du Nigéria la grande nation littéraire que ce pays est devenu de nos jours.
  35. Yasunari Kawabata- Les belles endormies- 1961. Roman sur la confrontation intérieure de la jeunesse et de la vieillesse par le prisme du désir. Un vieil homme découvre, sur l’invitation d’un ami, une étrange maison de plaisir. Celle-ci permet exclusivement à des vieillards de passer la nuit avec une jeune fille endormie – suffisamment droguée pour ne se douter de rien – dans les bras. Ainsi, dans ces nuits de sensualité immobiles et platoniques, le vieil Eguchi, dans la tiédeur de ce jeune corps contre lui, médite sur sa vie, ses amours anciennes, la mort aux aguets et la régression de la vieillesse. Métaphore rêveuse sur la beauté (« si prompte à se défaire » comme l’écrit ailleurs Kawabata) les Belles endormies est un livre de pudeur et de tendresse, très emblématique de l’âme littéraire japonaise.   (À lire du même auteur : Tristesse et beauté ; Pays de neige ; la danseuse d’Izu ; Kyoto ; Le grondement de la montagne).
  36. Doris Lessing- Le carnet d’or- 1962. Encore un livre emblématique de ce siècle. Une jeune romancière Anna Wulf a remporté un succès d’édition avec son premier roman. Puis, l’inspiration s’est enfuie. Hantée par le syndrome de la page blanche, elle a le sentiment que sa vie perd son sens. La tristesse l’accable, et dans la crainte de la folie, elle note ses expériences dans quatre carnets de couleur, chacun consacré à un thème, pour alimenter une résilience éventuelle. À chaque carnet correspond un pan d’autobiographie d’Anna, sous des angles différents : le féminisme, le militantisme, la jeunesse et ses illusions, etc. Mais c’est le cinquième, couleur or, qui sera la clé de sa guérison, de sa renaissance. C’est un roman d’une intelligence formidable, qui sait faire le lien entre les couleurs de l’intime – la dépression, la solitude, l’amour – et les aspérités du politique – l’apartheid, le communisme, le colonialisme. Une sorte “d’ombilic ” de la littérature contemporaine, on peut le dire ainsi.
  37. Philip K. Dick- Le Maître du Haut Château- 1962. Un livre majeur de la diachronie, ou uchronie, ou dystopie etc comme on veut et peu importe. Un monde des années soixante, où les forces de l’axe- (Allemagne et Japon, rappelons-le pour les incultes), victorieuses à l’issue de la seconde guerre mondiale, dominent le monde. Une résistance s’organise dans ce monde de cauchemar. Peu d’espoir, mais une rumeur s’écoule peu à peu ; et si ce monde n’était pas le vrai ? Ailleurs, se dit-il, le nazisme aurait été vaincu. Mais quel passage entre ces vérités ? Un roman étonnant, plus métaphysique qu’on a bien voulu le connoter dans les années soixante, qui a marqué son temps. Le maître du haut Château parle de nous et notre temps. K. Dick est un grand et authentique écrivain américain.  (À lire du même auteur : Siva ; Les machines à illusion ; De quoi rêvent les moutons mécaniques ? …)
  38. Louis Aragon- La mise à mort- 1965. Roman miroitant de sens et de figures, à la texture et la narration très difficiles, mais d’un lyrisme et d’une musicalité de langage qui vous emmènent de page en page. La mise à mort appartient à la dernière période créatrice d’Aragon romancier, qui le conduit dans le nouveau roman avec une aisance déconcertante. Accrochez-vous, renoncez à tout saisir de cette écriture éblouissante, et vous en sortirez ravis. L’intrigue générale tourne autour du personnage d’Alfred, amoureux de Fougère, une célèbre cantatrice et jaloux d’Anthoine, qui est en quelque sorte son double : lorsque Fougère chante, Alfred devient Anthoine. Il fallait le trouver…Ce sont les deux narrateurs, qui se persécutent mutuellement : le thème central du roman, c’est la mise à mort d’Anthoine par Alfred. Les digressions imagées, le changement de nom des personnages et les multiples références intertextuelles rendent la lecture hardie. Aragon a d’ailleurs jugé nécessaire l’écriture d’une postface qui insiste sur le thème du miroir, dominant dans l’œuvre : La mise à mort apparaît alors comme une réflexion à la fois autobiographique – le passé surréaliste, l’engagement communiste et ses désillusions, l’amour fou d’Elsa…- et méta poétique sur l’œuvre de l’auteur. À cette lecture, on peut se dire que si Aragon avait été moins dispersé, moins dilettante et moins stalinien, il eut pu être le plus grand écrivain français du XXe. (A lire du même auteur: Les voyageurs de l’Impériale; La semaine sainte; Blanche ou l’oubli; Le mentir-vrai)
  39. Frank Herbert- Dune-1965. Dune, c’est une planète de sable. Ça se passe en l’an 10191, il y a des empires, des dynasties, des noblesses cupides, et donc des guerres et des assassinats et des intrigues et des complots affolés par l’obsession du pouvoir, démultipliés à l’échelle de millions d’étoiles. Des déserts infinis, peuplés de vers sous-terrain géants – mais vraiment géants, genre deux kilomètres de longs…On y parle même de Jihad, bien avant que ce mot soit reconnu dans notre champ sémantique ordinaire. Toutes ces ambitions sont mues par l’obsession de l’épice, une substance rare et onéreuse dont l’absorption permet la navigation spatiale à travers les années lumières – et donc, le commerce, et donc, la richesse. C’est un livre de grand souffle, référence de ce genre naissant qu’on a appelé la science-fiction –terme dont le sens échappe encore d’ailleurs à tout entendement- et qui influencera bien d’autres écrivains, mais d’une invention et d’une cohérence encore inégalées.
  40. Kenzaburô Oé- Dites-nous comment survivre à notre folie- 1966. Oé est un des plus grands écrivains japonais du siècle passé, pas de discussion sur ce point. Inlassable pacifiste, toute son œuvre est alimentée par deux traumatismes, que ce recueil de (quatre longues) nouvelles traduit entre autre : l’horreur nucléaire d’Hiroshima en 1945, et la naissance d’un fils handicapé mental (en 1966) qu’il baptisera, joliment, Hikari (lumière). Très influencée par la littérature française, notamment Sartre et Céline, ainsi que Quignard (il sait les lire dans le texte) ses livres sont dénués de cet exotisme ou cet esthétisme qui plaisent souvent au lecteur occidental. Son œuvre est même méfiante vis-à-vis des valeurs traditionnelles du Japon, trop souvent dévoyées par le nationalisme. Oé ne craint pas ce revers des pulsions humaines, qu’il décrypte ne permanence mais qui le préoccupent dans tous ses livres : le nationalisme, le fanatisme, le conformisme, la guerre et ses mythes. Sa lecture est parfois ardue, du fait de l’incroyable densité sémantique de ses récits. Pourtant, intégralement nippon, il est aussi universel et parle au monde entier. De ce point de vue, son prix Nobel (1994) fut bien plus mérité que d’autres à la vocation restreinte. (À lire du même auteur : M/T ou les merveilles de la forêt. Le jeu du siècle. Le Faste des morts. Notes d’Hiroshima).
  41. Mikhaïl Boulgakov – le Maître et Marguerite – 1967 : il y eut une brève période, dans les années vingt, ou la jeune URSS a connu quelques libertés dans l’élan intellectuel suivant la révolution. Imaginons le diable qui se pointe dans ce monde-là, encore enthousiaste mais déjà obsédé par la rationalité et la confiance dans le progrès humain. Œuvre foisonnante, à la fois histoire d’amour, critique politique et sociale, comédie burlesque, conte fantastique, ce roman nous parle de bien des choses, de la mort du Christ jusqu’aux aléas du communisme…En fait, avec humour, un portrait du XXe siècle, qui rejoue Faust quelques annéesavant Staline.
  42. Vladimir Nabokov. – Ada ou l’ardeur- 1969. Le surestimé «Lolita » à masqué le chef d’œuvre de Nabokov, celui qu’il plaçait au-dessus de tout dans son œuvre. Histoire d’amour étrange et littéraire, ce roman à plusieurs degrés, réaliste et surréaliste en même temps, d’un raffinement de style inouï, vous marquera profondément, et fait partie de ces livres dont, à peine achevée la lecture, laisse le sentiment de sa nostalgie. (À lire du même auteur : Feu pâle, chef d’œuvre de conception intellectuelle inouïe, où le roman est la glose du poème en distique qu’on lit en même temps ! Balaise…Mais aussi Pnine ; Le Don ; Autres rivages)
  43. Yukio Mishima. La mer de la fertilité- 1970. Mishima a terminé la dernière page de cette tétralogie, puis le même jour, il s’est suicidé. Il avait prévu ça comme ça. L’œuvre, démultipliée sur des niveaux progressifs, commence par une histoire d’amour tragique, mais se nourrit et s’amplifie puissamment du thème de la réincarnation pour traverser la plupart du XXe siècle – le roman se termine curieusement quatre ans après la mort programmée de Mishima. Le lecteur est plongé dans le flot de cette quête où des âmes se poursuivent et se cherchent, peuplée de symboles et de références au bouddhisme. C’est beau et profond. Sans doute le plus grand roman du génial Mishima, lui-même sans doute le plus grand écrivain japonais. (À lire du même auteur : le tumulte des flots ; le marin rejeté par la mer ; Le pavillon d’or ; Le soleil et l’acier.)
  44. Alexandre Soljenitsyne- L’Archipel du Goulag – 1974. 227 témoignages de prisonniers ont composé ce livre. Nous sommes bien dans l’Union soviétique, et son système de travail forcé. « Ce livre ne contient ni personnages ni événements inventés. Hommes et lieux y sont désignés sous leurs vrais noms. » d’après les propres mots de l’auteur. Il faut le lire pour comprendre l’atrocité de ce système, au sein duquel on trouve les tribunaux expéditifs, l’arbitraire, la mort de masse. Le Goulag n’est pas une déviation du système, mais son fondement. Jamais un livre n’aura autant impacté l’histoire. Mais ce serait un tort de réduire Soljenitsyne à sa dimension de révolté : ce fut d’abord un des plus puissants écrivains du siècle, passionné par sa langue et sa culture, métaphysicien et conteur. (À lire du même auteur, Le pavillon des cancéreux).
  45. Georges Pérec – la vie mode d’emploi – 1978 : ouvrage écrit selon la règle de la contrainte (inspirée par l’Oulipo) qui permet une inventivité infinie. Le roman n’est que celui d’un immeuble et ses appartements, et de ses objets : dans cette longue description des choses et de leur histoire, se dessine peu à peu une dimension romanesque, où l’humain n’est qu’un facteur, relégué derrière ses passions et son matérialisme. Un tour de force puissant d’invention, de construction (une boucle étonnante) et de style. (À lire du même auteur : Les choses ; la disparition…)
  46. Vassili Grossman- Vie et destin- 1980. Roman épique dont le manuscrit fut détruit par la censure soviétique en 1962, puis publié à partir des brouillons en occident en 1980, Vie et Destin assume sa filiation avec Guerre et Paix. Il décline une critique radicale du stalinisme, et ose la symétrie entre nazisme et communisme. Il y a du souffle et beaucoup d’humanité dans sa description de la condition de la société soviétique pendant la guerre. Articulé autour de la bataille de Stalingrad, fresque des grandeurs et sauvageries humaines, ce grand livre offre beaucoup de philosophie en maintenant malgré tout une forme de confiance en l’homme. Il aura marqué un tournant dans la critique romanesque du système totalitaire.
  47. Norman Mailer – Nuit des temps. 1983. C’est toujours puissant, Mailer. Nuit des temps et probablement le meilleur roman historique qu’on trouvera dans ce florilège. Nous voici emportés avec un réalisme saisissant dans la nuit de l’Égypte ancienne. La particularité du roman est une construction en tiroir où le récit métempsychotique de chaque vie antérieure nous ouvre à la narration d’une autre vie antérieure, jusqu’au règne de Ramsès II. Les mœurs, les peurs, les désirs de ces hommes si anciens, les évènements nous semblent familiers, depuis Kadesh, ou la mystérieuse nuit du cochon, jusqu’au rituel funéraire d’embaumement, qu’on vit du point de vue du mort- il fallait assumer une telle entreprise…Monumental.
  48. Marguerite Duras – La douleur- 1985. Ce texte court est sans doute le plus personnel -et le moins apprêté – de cet auteur. Toute la souffrance et l’attente de la survie en cinquante pages. Marguerite tente au printemps 1945 de sortir son époux de l’enfer des camps – dont la vision est encore imparfaite en cette période. Un beau récit d’amour, tenace et surhumain.
  49. Emmanuel Dongala. Le feu des origines. 1987. Mandala Mankuku est un révolté. En raison des circonstances merveilleuses de sa naissance, Mandala traverse sans vieillir les décennies et les siècles du continent africain. Sa vie, qui est la matière du roman, suffit à raconter l’histoire de ses contrées (Tchad ? Congo ? Peu importe) depuis une Afrique traditionnelle, ignorée du monde mais pas idyllique pour autant, puis dans la déchirure du colonialisme. Il en épousera toutes les circonstances, sans jamais perdre le sens de ses racines. Alors, assagi et fatigué de l’histoire, il ne restera plus à Mandala qu’à transmettre aux jeunes générations, ce « feu des origines» qui fait que l’esprit reste libre et fidèle. Dongala est critique, évidemment, pas rancunier envers l’Europe coloniale ; il est nostalgique d’une Afrique ancestrale, mais sans illusion sur les faiblesses et responsabilités du continent envers son propre sort. Un très beau livre, et une contemplation fascinée par les reflets des civilisations qui se confrontent en s’ignorant.  (A lire du même auteur : Johnny chien méchant ; Les petits garçons naissent aussi dans les étoiles ; La sonate à Bridgetower)
  50. Salman Rushdie- Les Versets sataniques- 1988. Quelle œuvre ! roman complexe qui s’inspire de faits réels, de faits historiques et de faits imaginaires, qui établit des ponts entre Inde et Grande-Bretagne, passé et présent, imaginaire et réalité. Il faudra s’y reprendre à plusieurs fois pour saisir toutes les variations de cette narration éblouissante. Il y a plein d’histoires dans cet écheveau narratif singulier, où des divinités partagent leur destinée avec des hommes. Comme on le sait, la référence à des versets inspirés par d’autres dieux que l’Unique fut prise au pied de la lettre par certains musulmans intégristes qui prononcèrent une fatwa contre l’auteur obligé dès lors de se terrer – et qui a failli récemment succomber à la haine. Mais toujours debout, Rushdie ne renonce pas et continue d’écrire et écrire encore ; rien que pour cela, ces Versets sont à lire.
  51. Claude Simon -L’Acacia -1989. L’œuvre de Simon est sous certains aspects, un condensé de la littérature du XXe siècle. Dans un style d’une incroyable densité, nourri d’une esthétique du collage, marque de l’écrivain, Simon rassemble tout de sa littérature et son existence ; il décrit dans ce livre en même temps la jeunesse de ses parents, qu´il n´a pas connue, et sa propre vie, revenant sur l’obsession de la débâcle de juin 1940 qui aura tant alimenté sa réflexion. Simon ouvre la fin de son roman sur le commencement de l’écriture, tout en annonçant sous forme implicite sa propre mort, mais en comparant sa vie avec un arbre – l’acacia – qu´il regarde de sa fenêtre ; cet arbre frémissant dans des jeux de lumière, c’est la vie, c’est l’âme, et la littérature. (À lire du même auteur : L’Herbe ; La route des Flandres)
  52. Pascal Quignard –Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia- 1989. Comme nous le démontre Quignard dans la plupart de son œuvre, et particulièrement les Petits traités il est toujours temps d’apprendre à vivre loin du tumulte d’un monde social qui s’aliène tout seul. Ces « tablettes de buis » sont un roman qui est écrit pour ne pas en avoir l’air. Une introduction biographique détaillée nous relate la vie et le parcours d’Avitia, patricienne romaine de la fin de l’Empire. Puis, nous lisons les notes de ces tablettes de buis retrouvées. Il s’agit d’un journal – on pense bien sûr à Sei Shonagon ; des impressions, des souvenirs de plaisir ou de tristesse, des courses à faire, des moments de rire, des rêves. Apronenia aime les parcs, les brumes sur l’Aventin, les fruits dans les cuisines, la peau des hommes aimés. Tout cela est vécu, si proche et si lointain. On y est. Tout juste note-t-elle les rumeurs et quelques lointaines fumées de la Ville éternelle qu’on pille… On lit ce roman miniature d’une traite, et, après avoir partagé le goût de la vie d’Apronenia, regrettant de n’avoir pas vécu comme elle, oubliant qu’elle n’a jamais existé, on n’a qu’une envie : reprendre la lecture à son début et profiter des bonheurs simples de l’existence. (À lire du même auteur, Les petits traités ; les ombres errantes)
  53. Francis Fukuyama- La fin de l’Histoire et le dernier homme- 1992. C’est probablement le livre que tout le monde descend à tour de bras aujourd’hui mais que personne n’a lu. Jugé trop souvent sur son seul titre, il vaut bien mieux que ça. Alors que notre époque se noie dans des idées noires et autoritaires, et que le consensus sur la démocratie s’effondre devant les extrémismes mentaux tous plus arriérés les uns que les autres, ce livre trouve une vigueur nouvelle. Mettre la démocratie libérale au centre des systèmes, reste la moins mauvaise théorie politique de ces cinquante dernières années. Et seul son avènement universel permet d’envisager –sous réserve des aléas de la bêtise humaine – la fin de l’histoire et une humanité de raison, en paix avec elle-même. Fukuyama ne dit rien d’autre que cela.
  54. Jacques Attali – Verbatim- 1993-1995 (3 Vol.) Un verbatim est le relevé sans ajouts ni modification des propos tenus lors d’entretiens ou discussions. C’est François Mitterrand qui avait demandé à Jacques Attali de tenir ces écrits. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce livre n’a pas d’équivalent, c’est c qui le rend intéressant. Souvent critiquées pour leur teneur – on glisse vite du verbatim intégral à la chronique- ces centaines de pages n’en restent pas moins passionnantes ; l’esprit de réflexion politique y tient une part importante, dans des évènements qui nous parlent moins peut-être à présent, mais dans une période ou tant de choses se sont nouées et dénouées : la gauche au pouvoir (une première dans l’histoire de la Ve république), le regain de la guerre froide, la fin programmée du bloc communiste à l’est, la progression de l’idée européenne, les frictions de la réforme social-démocrate contre le libéralisme etc. Certaines conversations sont entièrement reproduites, tandis que d’autres sont rapportées en mode indirect. Chaque entrée dans le livre correspond à une journée passée à l’Élysée ou en déplacement, permettant de suivre au jour le jour les dix premières années de présidence de François Mitterrand. Au total, c’est une somme de témoignages sans égal sur l’exercice de l’État à la fin du XXe siècle, et malgré tout, plutôt bien écrit. On peut prendre le pari que dans quelques centaines d’années- si l’esprit humain existe encore, ce n’est pas gagné – on relira ces chroniques du pouvoir et d’un temps ancien comme on lit Tacite aujourd’hui, comme une restitution chirurgicale de la réalité du terme « Gouverner ».
  55. Collectif- Le Livre noir du communisme- 1997. Malgré un titre racoleur, et malgré les divergences et polémiques qui ont séparé ses auteurs, ainsi que quelques moments de parti pris parfois grossiers – on passera son mauvais et macabre chapitre introductif – force est de constater que ce monumental ouvrage d’histoire est le seul travail rationnel – documenté, argumenté, daté, sourcé, chiffré- qui a cherché à analyser les causes du désastre absolu que fut, finalement, le communisme au XXe siècle, et de ses innombrables massacres, et inventions répressives de toutes sortes. Les auteurs, tous issus de la mouvance et du militantisme marxistes, ont le mérite de sortir de l’éternel « oui, mais… » qui s’agite tout de suite dès qu’on évoque cet échec. Notons que le titre est une référence explicite au livre d’Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, sur l’extermination nazie des juifs en URSS, et qui fut censuré par le pouvoir soviétique après la guerre. Moins efficace que l’Archipel du goulag, ce Livre noir est une somme qui a décrit à un moment important, ce qu’il fallait décrire à bras le corps, parce que tous les partis ou mouvements communistes ont été incapables de le faire quand il en était encore temps.
  56. Moses Isegawa – Chroniques Abyssiniennes-1998. Peu connu en Europe – ah, c’est un roman africain qui parle de l’Afrique…- l’Ougandais Isegawa (non, non… Ce n’est pas un japonais…) peint une saga familiale dans une Afrique face à elle-même, à la fin du XXe siècle : émerveillée de son indépendance, ravie d’un nationalisme fervent, qui devient vite aussi stupide que celui des colonisateurs. Un jeune adolescent, Muzegi, grandit et devient adulte, en même temps que son pays essaie de le faire. Finalement, ce n’est pas aussi glorieux que ce qu’on espérait, même si la vie de Muzegi s’en sort mieux. La famille du jeune homme est acariâtre, peu aimante et sans affect : miroir de cette nouvelle Afrique, au sort si mal engagé ? Amin Dada, le sida, la corruption, la répression, puis la guerre – contre la Tanzanie- mettent à mal toutes ces espérances. Il y avait tout pour réussir, et l’échec est total. Ainsi va la vanité des hommes. Mais il y a quand même quelque chose qui maintient la perspective : l’humanité, qui, elle, est inaltérable. Magnifique Ouganda pour conclure le florilège de ce siècle, et vive l’Afrique!

A suivre (prochainement, le XXIe, déjà…)

 

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