Qui connaît Nnedi Okorafor, à part sans doute certains passionnés de science-fiction ?  J’avoue que ce n’était pas mon cas il y a encore quelques semaines. Okorafor est de nationalité américaine mais originaire du Nigéria, terre où les auteurs de talent poussent comme des champignons ; elle est donc africaine absolument. Et c’est un écrivain fantastique, aux deux sens du terme car dans un univers personnel sans égal, elle écrit fantastiquement bien, des œuvres de genre fantastique (fantasy, ou science-fiction, laissons la typologie au vrais amateurs) qui puisent dans l’imaginaire africain et en expriment le suc si rare avec ferveur. D’aucuns appellent cela l”Afrofuturisme”; ça convient bien…

Kabu Kabu est un recueil de nouvelles. Pour saisir d’emblée la dimension initiatique de ce livre qui ne ressemble pas à grand-chose de connu, il faut savoir qu’un Kabu Kabu est un taxi clandestin. C’est cette face cachée de l’univers, avec le visage de la clandestinité inclinée vers le mystère et le sortilège, si peu cachée aux africains, et si ignorée des européens, qui alimente l’inspiration des vingt-deux nouvelles de cette fascinante suite. Ce sont des textes courts, diversifiés dans la thématique dominante d’un fantastique qui décoiffe, mais sans fragmentation. La brièveté des textes attise leur secret naturel, leur mystère, et l’effet d’attraction. Une lecture ordonnée en mettra vite en évidence la continuité.  Chaque nouvelle vient compléter l’autre, certaines reprenant la narration de la précédente, avec des personnages à l’identité fragmentée, perdus, puis retrouvés ; ces rebonds façonnent un nouveau regard plutôt qu’une redite. De sorte que le tout se lit comme un roman, de façon très captivante.

Okorafor ne nous vend pas une Afrique grand public. On rencontrera un défilé de créatures fantastiques issues de l’imaginaire africain ; le fait que nous, européens, ne soyons pas initiés à cet univers, accentue la trajectoire magnétique des récits. On est surpris, agréablement, et souvent stupéfait, de tous ces visages du continent dont on ne connaissait rien – on en soupçonnait bien quelques bribes, mais guère plus. Des zombies, (qui pullulent dans les récits)  des coureuses de vents (qui connaît ça, des coureuses de vent ?), des faiseurs de pluie, des revenants, passeur de morts et magicien. Des rebelles, brigands, des peuples de babouins en guerre. Des décors tourmentés, de latérite, de roches noires, de la poussière, mais aussi du béton. N’en jetez plus, madame Okorafor…On ne manquera pas d’être rapidement secoué par ces visions d’un univers désertique, mais jamais vide, ces villages de cases ou ces forêts luxuriantes, mais aussi par une faune et une flore qui extraient au forceps notre imaginaire sauvage de l’Afrique (babouins, serpents, vautours, acacias…). Disons, au risque de se faire fustiger par les temps qui courent, que ce n’est pas l’Afrique pour les blancs ; ceux-ci sont quasi absents des récits – parfois, des ombres pâles en arrière-plan- plutôt inutiles. On découvre des contrées insoupçonnées, comme préservées des codes occidentaux. On découvre plein de choses, dans ces pages très appréciables. On découvre un plaisir ancien, comment le dire ? Une forme de perturbation libératoire.

Okorafor est-elle une auteure moderne ? Bien sûr, de mon point de vue. Elle ne joue pas avec les traditions et les rites pour faire authentique et magique. Cet imaginaire est à chaque instant, construit, et reste vigoureusement attaché au réel de l’actualité ; on peut lire en filigrane bien sûr les drames de l’Afrique, hélas trop familiers, qui en font comme le paysage de fonds derrière la narration colorée. L’histoire de son pays d’origine, que ce soit à travers la guerre du Biafra et ses horreurs (« Biafra »). La stigmatisation d’une ethnie par une autre, suivie de son génocide ou de sa soumission (“La tache noire”). La déshumanisation de toute une communauté, l’esclavage, le viol… (“Tumai”). Le pétrole, (“Icône”), qui est un vrai drame du Nigéria au lieu d’en être la promesse d’avenir, et ses pirates. L’excision, les huttes d’engraissement, le racisme, la pauvreté… La violence, la superstition, la peur. L’amour interdit entre communautés, et le goût de l’humanité retrouvée derrière ses drames. Ce n’est pas un hasard si les femmes et la féminité en général constituent le pivot de bien des histoires, et prennent la première part dans la distribution des rôles. Et on s’apercevra très vite que plus les personnages sont confrontés à la magie, et plus ils nous sont proches. Miracle de la littérature.

Okorafor explore ainsi avec invention cette zone fertile où se croise avec convergence, comme les eaux dans un estuaire, l’horreur et le réel, transformant tantôt des toilettes en lieu de terreur (« La maison des difformités »), tantôt un simple tapis en créature douée de pouvoirs magiques insoupçonnés (« Le Tapis »). Malgré toute cette inventivité, (où va t-elle chercher tout ça ?) elle reste attachée à cette marque de fabrique réaliste de beaucoup d’écrivains nigérians.

J’aime bien me perdre parfois dans cette sorte de monde peu taillé à mon profil, de terre sombre et ébène, marquée de si peu de repère… Par son alchimie savante mixant l’histoire et l’imaginaire, l’actualité et le délire, Kabu Kabu enchantera les pessimistes, et désenchantera en même temps un peu les utopistes (ou au moins, les rêveurs). Mais avec mesure. Ce qui est sûr, c’est que tous ceux que ce continent passionne apprécieront cette poésie de la distance dans un univers chargé de magie et d’humanité en même temps, de peur et d’espérance sous un unique alliage. Ils y trouveront un grand bonheur de lecture.  Allez, embarquez dans le Kabu Kabu, et tant mieux si ça secoue délicatement.

 

 

 

Nnedi Okorafor. « Kabu Kabu ». Traduit de l’anglais (Nigéria) par Patrick Deschesne et Robin Remy. Editions  ActuSF.  430 pages.

 

 

 

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