La mort de Virgile. Hermann Broch.

Virgile est mort un soir de septembre 19 avant JC, probablement de la malaria. Il se dit depuis deux millénaires qu’il aurait voulu détruire avant de mourir le manuscrit de « l’Énéide ». Rien ne le prouve, mais cette intention prêtée donne à ce chef d’œuvre parmi les chefs d’œuvre, une aura de miraculée qui en éclipse le caractère inachevé.

Virgile meurt et c’est là toute la trame de ce monumental roman. Le premier éclair de génie de Broch est l’idée d’en faire un roman-monument, et la poignée d’heures de cette agonie exigera du lecteur une immersion sans concession dans le flot du texte. Ne vous leurrez pas : la pagination indiquée ci-dessous n’est pas représentative du volume épique de l’œuvre, que l’édition Gallimard- L’imaginaire (la seule en français, à ma connaissance) présente en minuscule caractères.  Autant le dire, ça fait de sacrées pages à absorber. Et on peut ajouter qui si on ne garde de Virgile que le souvenir ou l’appréciation d’un raseur subi jadis sur les bancs du lycée, c’est l’occasion de le retrouver complètement humain, et, amis poètes, plutôt – bien que mourant – vraiment allumé.

Disons tout de suite que ce livre occupe dans mon parcours de lecteur compulsif une position incompréhensible. C’est probablement une de mes plus fortes sensations de lecture depuis que je lis des livres. Et pardonnez mon immodestie, mais j’en ai connus. Et pourtant, et pourtant (comme dirait Issa) c’est une merveille que je n’ai jamais réussie à partager. J’ai tenté, bien souvent de le recommander, le conseiller, l’offrir à des proches, et pas de mauvais lecteurs, croyez-moi. Et bien, je n’ai jusqu’à ce jour trouvé personne qui ne l’aimât comme moi. Au contraire, même… J’ai eu souvent des silences gênés, de soudain changements de conversation, quand on ne m’a pas avoué que le bouquin était tombé des mains avant la cinquantième page. Allez comprendre. Dommage.

Virgile, donc, meurt. Le monde semble se figer doucement. Évidemment, car lorsqu’un titan agonise, c’est l’univers qui ralentit. Et même César Auguste n’y peut rien. Cela va nourrir la méditation symphonique de Broch qui déroule sa polyphonie sur tous les registres de la littérature : symbolique, poétique – certains passages sont versifiés -, métaphysique, stylistique, jusqu’à nous emporter dans les cimes après avoir traversé les éléments. Le roman se compose de (seulement) quatre chapitres. Mais quels chapitres…D’abord, l’Eau, quand la flotte romaine qui ramène l’agonisant débarque solennellement à Brindes. Là, l’esprit virgilien tâtonne, se demande où on l’emmène, s’attriste sur son sort… C’est un beau prologue, mais le roman n’a pas encore décollé. Puis, seconde partie, le Feu : porté dans le palais impérial, le poète, dont l’état s’aggrave, tourmenté dans la nuit et l’insomnie, délire ; c’est une longue méditation – ce qui est un peu l’esprit du livre tout entier d’ailleurs – une sorte de monologue halluciné. Laissez-vous flotter, ami lecteur ; des phrases déferlantes comme les vagues, longues, très longues de parfois quatre pages (Bigre ! La syntaxe proustienne fait petit joueur à côté !) alors que progresse l’ombre de la mort imminente, la fièvre se mue en obsession physique du feu, incendiant l’esprit génial, pour le libérer enfin de la tourmente par ce commandement : « brûler l’Énéide ». Mais à cette issue essentielle à l’inaboutissement d’une œuvre aussi séculaire, l’histoire et le pouvoir, alliés, font objection. Troisième partie : la Terre, la plus passionnante, (la moitié du roman à elle seule). L’heure des adieux au monde temporel et aux amis, est venue. Voici qu’entre dans la pièce, le puissant empereur, et ami de Virgile. Auguste aime « son » Virgile, il le respecte tout humainement. Mais c’est lui le maître, et le poème n’appartient plus à son auteur. Il est celui de l’empire, et seul César a autorité pour en décider le sort. Le dialogue entre les deux géants et la confrontation de leurs arguments, est d’une densité intellectuelle incroyable. Mais la lutte, bien évidemment, n’est pas égale. Auguste, ses adieux faits, repart avec le précieux coffret. Virgile vaincu mais soulagé, est seul absolument. Il peut enfin succomber et son âme se dissoudre dans l’Éther, ultime et bref chapitre.

Alors que l’ouvrage ne se compose que de ces quatre parties au titre élémentaire, chaque élément est doublé d’un second titre lourd de sens : l’arrivée, puis la descente, puis l’attente, puis, enfin, le retour. La narration reste en plan très serrée sur ces cinq cents pages autour de la figure solaire du poète mourant, chacune des parties, surtout le Feu et la Terre, ouvre un espace sans limite à la l’imagination, à la poésie pure, et à l’élan de l’âme. Le sort de Virgile évolue selon cette approche constante d’une mort libératoire et mue par les souvenirs, les regrets, et la force motrice du génie.  Elle est pourtant vécue constamment de l’intérieur – toute la seconde partie (« La descente ») est un monologue de cent trente pages, et pourtant, écrit à la troisième personne. C’est par l’œil du génie lui-même(« Cet effrayant génie » comme le qualifiait Claudel) qu’on entre dans cette sorte de temple, qu’on pénètre l’esprit de l’écrivain universel.

Le roman est d’une facture puissante et sans égal. Il ne ressemble à rien. Ce n’est pas un livre dont la lecture se découpe en séquence de dix minutes le soir avant de dormir. Il faut s’y plonger, profond… On peut s’arrêter à chaque page, y prendre une phrase, un paragraphe, et le méditer, le ressasser. Certains seront agacés peut-être de ce mode parfois emphatique, serti de maximes et d’aphorismes à tout va.  On sera saisi – ou pas -dans cette énergie tournoyante des phrases, et ce style hypnotique, digressif qui renouvelle et renvoie transfigurés le segment, la métaphore, ou le mot qu’on vient à peine de traverser. Il est marqué d’une incontestable germanité, enflammé d’un romantisme allemand palpitant d’invention et d’images, nourri tout autant de la pensée européenne des lumières, mais puisant pourtant dans les racines antiques et l’univers contemporain de la tragédie qui se joue. Bref, universel. A la fois Freud et Platon, Marc Aurèle et Nietzsche, Friedrich et Michel Ange, Mahler et Beethoven, Goethe et Homère et on peut continuer comme ça jusqu’à l’aube.

On terminera cette lecture comme empli d’une sensation d’embellie. La leçon magnifiée de Broch serait la suivante : à qui dont appartient une œuvre ? Au verbe seul, ou à l’Empire ? Finalement, c’est Auguste qui a raison. Hélas, car la poésie est vaine. Mais tant mieux, car ainsi, l’œuvre va vivre et infuser l’esprit du monde pour l’éternité. Qu’aurait été la littérature sans « l’Énéide » ? Nul ne sait, mais amoindrie sans doute.

Hermann Broch a commencé la composition de son roman avant la guerre, et juste avant l’Anschluss. Il paraîtra aux Etats unis en 1945 – en anglais, étonnamment. Sa difficile écriture aura traversé le nazisme et la guerre. On ne trouvera pas cependant sous l’écheveau thématique si diversifié de l’œuvre un manifeste antinazi ou un fond politique qui l’éclairerait de l’intérieur. Mais ce ne serait pas trahir ce singulier monument que d’en recueillir un long message humaniste, qui nous décline cette tristesse du poète de ne pouvoir jamais se départir de la terrifiante pesanteur du monde réel – si ce n’est dans la mort, peut-être. Car la seule chose qui compte, la seule qui s’élève par-dessus la terre, monte vers la lumière, et peut rendre l’homme un peu moins vulnérable, c’est cet étrange mystère qu’est le Verbe. « …il ne pouvait pas le retenir, et il ne lui était pas permis de le retenir car inconcevable et ineffable pour lui était le Verbe, qui est au-delà de tout langage ».

On imagine aisément ce que Virgile aura dit à son confrère Broch en le voyant arriver au ciel : merci.

 

 

Hermann Broch. « La mort de Virgile. » Gallimard, L’imaginaire. Traduit de l’allemand par Albert Kohn. 444 pages.

Mais on pourra aussi se reporter à « Virgile. Œuvres complètes ». Bibliothèque de la Pléiade. (Edition bilingue). 1386 pages.

 

 

 

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