Nombreux sont nos contemporains, qui dans les fièvres de la ville, ont le souci de se faire aimer. On ne leur en voudra pas, bien sûr, dans une (société) qui refuse tout des bons sentiments. Qui, dans cette vie de si peu d’urbanité, quand l’idée même de gentillesse est devenue une faiblesse, refuserait un peu de gratitude, un soupçon de bienveillance ?  Phidippe est comme cela, il veut qu’on l’apprécie. Il est prêt à toute concession, toute forme de service à cette seule fin.

Il retient ses idées et ses opinions, pour ne pas être en situation de contredire. Sauf à se contredire lui-même n approuvant tout ce qui se dit pour et contre à la fois. Il soutient et flatte tout ce qui peut l’être. Le conjoint de Clélie est exceptionnel de vertus, le savez-vous ? Non. Et bien il le fait savoir; et les enfants sont doués, ce n’est pas contestable. L’appartement de Philinte est un sommet de goût, et peu importe qu’il n’y soit jamais entré. Ce livre qui lui a été prêté par Nicandre est incroyable, aura changé sa relation à la lecture. Et depuis que Timon est devenu directeur, tout se déroule beaucoup mieux, vous l’aurez remarqué. Il n’est pas une conversation dont il ne participe pas : son opinion, il la donne et la répète, il aura toujours un point de vue, fade et sans risque, qui ne heurtera personne, mais un point de vue. Il parle ainsi Phidippe, il parle tout le temps. Il est toujours après vous pour vous parler.

Cet empressement à plaire ne s’arrête pas aux mots, rassurez-vous. Car Phidippe veut aider tout ce qui doit l’être selon lui, et tous ceux qui le méritent encore. Pour vous, pour d’autres, ouvre la porte, il décroche le téléphone, il gare la voiture ; il poste le courrier, en retour, il le portera, l’ouvrira, le lira même pour préparer peut-être à de mauvaises nouvelles, il clamera les bonnes, pour qu’on les sache avant celui qu’elles concernent ; il se prend d’épousseter des épaules, de cirer des chaussures. N’allez pas chercher un médecin, il le trouvera avant même toute maladie. Quelques difficultés dans votre emploi se font jour ? il en aura déjà parlé à votre supérieur, et même, s’il celui-là ne veut pas entendre, aux syndicats. A tous, toutes, il offre un café, invite à la cantine, distribue ses fournitures. C’est lui qui a comblé de fleurs le bureau de la nouvelle responsable ; qui monte le courrier aux voisins de palier, qui parle tout le temps dans les réunions de copropriété, et il ira, on le sait, jusqu’à cirer de sa main les escaliers. Convaincu d’être précieux, il ne fait jamais rien pour qu’on ne se passe plus de lui.

Ne lui demandez pas d’autres services, il ne cessera jamais, et vous en serez dévoré. Toujours, il y aura à chacun de ces actes mineurs, ce sourire large, et ces sourcils relevés, pour vous dire qu’il attend son merci. Assoiffé de gratitude, il vous noie dans son désert. Qui est donc Phidippe, qui change de couleur chaque fois qu’on lui parle ? Qui se colle à tous ceux qui l’approchent comme un aimant sur son métal ? Mais quand donc Phidippe cessera-t-il ? Il ne cessera pas avant que le genre humain tout entier l’adore pour son dévouement.

Mais le genre humain n’est pas ainsi. Tout le monde en a assez de Phidippe : pour vouloir être apprécié de tous ceux qu’il connaît, comme de ceux qui ne veulent surtout pas le connaitre, il est en détesté. Chercher à plaire à tout prix à chacun est la première recette pour déplaire à tous.

 

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Tout dans notre époque fait de sorte que le genre humain s’acharne à ronger les lignes qui le protègent de son inhumanité. Il est commun de nos jours, il est même de bon ton pour briller et se faire reconnaitre, de dénier une part d’humanité à ceux qui n’ont pas la chance d’être semblables. Partout, protégés d’une nouvelle impunité, dans nos médias, nos plateaux, nos colonnes, des esprits pauvres mais de grande notoriété s’attachent à étendre le domaine de la méchanceté et réduire celui de la compassion.

C’est ce fameux diariste qui consacre des pages à compter les juifs dans les organigrammes des stations de radio de télévision ou les ours des grands journaux ; sitôt interpellé sur ce travers, il s’offusque et se défend « comment, quoi, que me veut-on ?  En quoi compter des gens de telle ou telle communauté serait-il antisémite ? Je n’ai rien dit de méchant ni de nuisible, je compte et je constate, et voilà tout ».

Cet illustre polémiste enfin, le plus en vue sans doute, le plus méchant, évidemment, à son tour va s’en prendre à ces enfants sans titre ni droits, ceux-là qui dorment dans la rue et cumulent, à toutes les misères de la faim, de la violence, de l’accablement, celle de ne pas être français ; il les traite sur une heure de grande écoute, de délinquants, d’assassins, de violeurs, de nuisibles de malfaisants, car ils le sont sans exception, ajoute-t-il, tous, tous, tous… Alors, que nous dit-il, à son tour contesté ? « Ce sont là des vérités, je ne fais que des constats, tout le monde le sait et le peuple se reconnaît dans mon propos ; je m’honore des condamnations qui me sont opposées ».

Et enfin, cet autre, là, inculte à en mourir mais si bien parvenu à la gloire d’une grande audience, qui s’interroge si l’invasion contemporaines des punaises de lit ne serait pas le fait de ces migrants qui, toujours survenant de lointains et chauds pays, n’ont pas les justes notions d’hygiène que notre civilisation nous a inculqués par les siècles ; le voici donc à son tour mis au ban plutôt mollement par une mineure partie de l’opinion, et que nous dit-il ? « Arrêtons-là cette chasse à l’homme à mon encontre. Pourquoi donc un journaliste devrait-il se justifier des questions qu’il pose ? N’attaquez pas ma liberté, et voilà tout ».

On perd son humanité à détester une part de l’humanité. D’autres mauvais esprits viendront sur cette ligne et y ajouteront leurs mots et leurs morsures, sans crainte. Et les esprits meilleurs se tairont, lassés et accablés. Ainsi voici notre temps tel qu’il est, sans vigilance ni conscience.

 

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Dans la faute supposée de l’autre, chacun peut renoncer à la face cachée de sa propre faute. Grâce à ce miroir inversé, la tentation est pressante, de dénoncer le mal imaginaire qu’on voit partout ; c’est toujours l’autre qui est coupable de ce que l’on ne sait pas voir en soi.

L’époque fournit des moyens miraculeux de juger et condamner celui ou ceux que l’on ne connaît pas, selon des causes qu’on ignore, et sur des faits dont on ne sait rien. Des armées invisibles d’experts, de juges et de ministres anonymes s’inventent sur les réseaux dont le fléau déferle au service de l’intérêt de chacun, cet intérêt qui se confond si souvent avec la haine de l’autre, cette haine qui n’est que sécrétée que par le vide de ses causes.  Rien n’est à craindre de ces arrêts, nul recours contre cette justice, plus de règle de droit opposable, chacun dicte dans une liberté sans horizon, son verdict aux autres; ces autres qu’on ne veut pas reconnaître. Ainsi, par la seule entropie des indignations imbéciles dans un lieu qu’on ne connaît pas et qu’on ne saurait situer sur une carte, on peut faire brûler une maison, assassiner un professeur ou un édile, soulever une foule fanatique. Ce passe-temps ne pesant d’aucun coût, n’exigeant nulle comptabilité, nul ne s’en privera.

 

Criton sait compter, et sait le faire savoir. Mieux, il aime cela. Il vous raccompagne en voiture, joyeux de vous rendre service : il vous donne non seulement le prix du véhicule, mais aussi le montant exact de l’essence consommée. Il apporte des chocolats d’une maison de grande notoriété ; il a pris soin d’en laisser le prix collé sous le ballotin. Il vous invite chez lui, et très vite, vous connaissez le prix du vin, du rôti, du tapis, du café et du canapé sur lequel il vous le sert. Il part en vacances très loin, et inévitablement, quand il vous montre les photos, vous savez instantanément quel sont les montants du billet d’avion, de la location avec piscine, de l’assurance, il vous fournit en plus les ratios des dépenses jour par jour et parviendra même à vous donner le prix d’une heure de soleil ou d’un mètre cube de bonheur. Au restaurant, il sera très heureux de vous inviter avec faste, et croyez-le, ne lésinera pas sur la qualité ; mais il aura calculé le montant de l’addition avant même que vous ayez commandé et vous la notifiera, tout en sourire. Il est ainsi, Criton : c’est un gestionnaire. N’allez pas croire qu’il est malade. Le mental de Criton n’est pas excessivement avare ; il est désespérement comptable, ce qui est plus triste. Il vit simplement avec son temps, ce temps où tout se vend, tout s’achète, tout se compte, tout a un prix, même les mots qu’on emploie pour désigner ce prix, ou éviter d’en parler.

 

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Gnathon aime sa personne, et elle le lui rend bien.  Souvent, on l’invite, on l’appelle, lui-même, sa belle personne, et tout son attirail. Ses costumes taillés en tissu italien, ses cravates fleuries, tantôt sa mini-voiture sport, tantôt son scooter avec sono intégrée, son téléphone dernier modèle, ses gadgets. Vient-il dîner ce soir ? On l’attend, il tarde, mais juste ce qu’il faut pour qu’on s’impatiente un peu mais qu’on ne s’agace point. Il arrive juste quand tous les convives sont déjà là et ont pris le temps, pas une minute de plus, de se dire à voix haute : « Où est Gnathon ? Que fait-il donc ? Viendra-t-il ce soir ? ». Le voici, enfin, on l’entend dans l’escalier, puis sur le seuil. Il amuse en ne sonnant pas, mais frappe fort sur le bois de la porte « police des mœurs ! » hurle-t-il, et tous s’esclaffent, sauf un ou deux, qui le connaissent moins. Il fait alors son entrée, et ne se fatigue pas à aller jusqu’au bout des salutations. Dès la troisième poignée de mains, il se tourne vers la salle à manger, et clame : « quand est-ce qu’on mange ? je tombe, je meurs ! » On rit. A table, il se place tout seul, au centre. Il se sert et parle en même temps. Il raconte sa journée, moque ses collègues, ses clients, il cite les noms comme si chacun les connaissait comme lui, et ne s’occupe pas d’écouter les autres. Quand seule sa personne est son sujet, son registre ne cesse d’être comique ; quand ce sujet est d’une autre, qui voudrait bien placer qu’elle existe, notre Gnathon devient grave et le ton est sévère. Quand la conversation lui échappe un peu, il ponctue de sonores : « Ah bon, Non ? N’importe quoi ? vous y croyez, ça ? » et en récupère le fil. Et il passe vite à autre chose. Il raconte encore, et coupe la parole pour substituer au plus vite, son histoire à celle d’une autre qui commençait, son opinion à celui-ci qui entendait exprimer la sienne. Parfois, il interroge un invité, n’écoute jamais la réponse. Quand il mange, il parle, sans cesser de mâcher ni prendre la peine d’avaler. Il parle tout le temps, de tout, sur tout, il parle tout seul. Il fait bien du bruit en mangeant, en buvant, pioche dans le plat de viande avec sa fourchette, coupe le fromage avec son couteau,  lèche la cuillère des îles flottantes et la rejette dans le plat. Il vide son verre, englouti le vieux Corton à bonnes goulées, puis souffle fort, et le tend à nouveau pour qu’on le resserve très vite. Le moment prend fin, Gnathon est fatigué, les invités sont partis. Il se ressert du café, mais plus personne pour l’entendre… Salue ses hôtes, plaisante que l’adresse est bonne et qu’il reviendra. Il s’en va laissant dans son sillage la nuée discrète d’un soulagement. Lui et tout son attirail, son verbe haut, sa gloire apparente, son triomphe concentrique et son appétit sans faille d’être ce qu’il est. Mais peu importe. Il sait et ne doute pas, qu’on le réinvitera, dans peu de temps.

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