Nombreux sont nos contemporains, qui dans les fièvres de la ville, ont le souci de se faire aimer. On ne leur en voudra pas, bien sûr, dans une (société) qui refuse tout des bons sentiments. Qui, dans cette vie de si peu d’urbanité, quand l’idée même de gentillesse est devenue une faiblesse, refuserait un peu de gratitude, un soupçon de bienveillance ?  Phidippe est comme cela, il veut qu’on l’apprécie. Il est prêt à toute concession, toute forme de service à cette seule fin.

Il retient ses idées et ses opinions, pour ne pas être en situation de contredire. Sauf à se contredire lui-même n approuvant tout ce qui se dit pour et contre à la fois. Il soutient et flatte tout ce qui peut l’être. Le conjoint de Clélie est exceptionnel de vertus, le savez-vous ? Non. Et bien il le fait savoir; et les enfants sont doués, ce n’est pas contestable. L’appartement de Philinte est un sommet de goût, et peu importe qu’il n’y soit jamais entré. Ce livre qui lui a été prêté par Nicandre est incroyable, aura changé sa relation à la lecture. Et depuis que Timon est devenu directeur, tout se déroule beaucoup mieux, vous l’aurez remarqué. Il n’est pas une conversation dont il ne participe pas : son opinion, il la donne et la répète, il aura toujours un point de vue, fade et sans risque, qui ne heurtera personne, mais un point de vue. Il parle ainsi Phidippe, il parle tout le temps. Il est toujours après vous pour vous parler.

Cet empressement à plaire ne s’arrête pas aux mots, rassurez-vous. Car Phidippe veut aider tout ce qui doit l’être selon lui, et tous ceux qui le méritent encore. Pour vous, pour d’autres, ouvre la porte, il décroche le téléphone, il gare la voiture ; il poste le courrier, en retour, il le portera, l’ouvrira, le lira même pour préparer peut-être à de mauvaises nouvelles, il clamera les bonnes, pour qu’on les sache avant celui qu’elles concernent ; il se prend d’épousseter des épaules, de cirer des chaussures. N’allez pas chercher un médecin, il le trouvera avant même toute maladie. Quelques difficultés dans votre emploi se font jour ? il en aura déjà parlé à votre supérieur, et même, s’il celui-là ne veut pas entendre, aux syndicats. A tous, toutes, il offre un café, invite à la cantine, distribue ses fournitures. C’est lui qui a comblé de fleurs le bureau de la nouvelle responsable ; qui monte le courrier aux voisins de palier, qui parle tout le temps dans les réunions de copropriété, et il ira, on le sait, jusqu’à cirer de sa main les escaliers. Convaincu d’être précieux, il ne fait jamais rien pour qu’on ne se passe plus de lui.

Ne lui demandez pas d’autres services, il ne cessera jamais, et vous en serez dévoré. Toujours, il y aura à chacun de ces actes mineurs, ce sourire large, et ces sourcils relevés, pour vous dire qu’il attend son merci. Assoiffé de gratitude, il vous noie dans son désert. Qui est donc Phidippe, qui change de couleur chaque fois qu’on lui parle ? Qui se colle à tous ceux qui l’approchent comme un aimant sur son métal ? Mais quand donc Phidippe cessera-t-il ? Il ne cessera pas avant que le genre humain tout entier l’adore pour son dévouement.

Mais le genre humain n’est pas ainsi. Tout le monde en a assez de Phidippe : pour vouloir être apprécié de tous ceux qu’il connaît, comme de ceux qui ne veulent surtout pas le connaitre, il est en détesté. Chercher à plaire à tout prix à chacun est la première recette pour déplaire à tous.

Arfure, longtemps fut inconnue et discrète dans la ville. Elle se déplaçait invisiblement, par petit pas, toujours le long des murs.

Pourtant depuis quelques temps, on ne voit qu’elle. Elle passe dans la rue, on s’arrête et on en parle ; elle entre au théâtre, au cinéma, on se retourne et on se tait. On l’entrevoit à la Cité, elle passe sur les Champs-Élysées, elle surprend au Luxembourg ; on la regarde en oblique, et on dit « c’est elle ». Elle aurait été repérée à Montmartre, on s’y précipite. On met la télé, elle arrive sur le plateau, l’officiant se tait le temps qu’elle s’installe, qu’elle s’assied et qu’on l’ait applaudi. Tous veulent l’interroger, se coupent la parole, et au final, c’est le plus bête qui l’emporte. Mais qu’a-t-elle fait, que fait-elle aujourd’hui, Arfure, pour qu’on l’honore de la sorte ?

Rien. Elle a épousé un mari de trente ans d’âge, dont elle parle bien et souvent, qui jadis ministre, fait à présent du stand up dans quelque salle vers Strasbourg Saint-Denis.

Nul n’est obligé de briller au détriment des autres, ni bousculer à tout va pour exister. Pourtant, celui qui ne s’astreint pas à ces penchants sera souvent mal jugé. Que pouvons-nous y comprendre ? Vous connaissez bien Philinte, il est toujours votre voisin ; souvent celui que vous ne voyez jamais d’ailleurs. C’est bien normal. Il élève si peu la voix quand il parle, il n’offense personne et ne cherche pas à le faire pour montrer son caractère. Il ménagera toujours la sensibilité de celui qui lui parle. Demandez-lui un service, parmi ceux qui soulagent la petite pesanteur de tous les jours, ou de ceux qu’on n’ose à peine demander à un ami de trente ans. Qu’il vous prête sa voiture ? Qu’il garde votre enfant malade ? Qu’il arrose vos plantes ou nourrisse le chat pendant que vous êtes aux Maldives ? Qu’il expose en détail un alibi pour votre épouse ?  Il le fera, bien sûr, et avec le sourire, c’est lui qui vous dira merci. Il est donc serviable, Philinte, dites-vous, il est même docile, ainsi qu’on lui demande de l’être. Tant et tant qu’on moque cette ferveur à servir, à aller vers l’autre, et à ne jamais disputer ni se fâcher. « Il ne fera pas de mal à une mouche » dit-on souvent, « il est gentil » moque-t-on. « Il est vraiment obéissant » raille-t-on encore.

C’est bien, Philinte, continuez et surtout ne changez rien. C’est parce que vous êtes ainsi et ne demandez rien en échange, quand on vous demande tant de petites choses, que vous restez un modèle simple d’humanité. Que celle-ci serait heureuse s’il y avait seulement dix fois plus de Philinte.

Voici  un authentique entrepreneur, un homme qui prend des risques et qui n’est pas sans rien faire, et c’est Arsène. Voici dont un vrai libéral. On peut dire de lui qu’il ira loin, mais il a déjà parcouru bien de ce chemin que la vie dévoile comme on s’y aventure. Arsène considère que tout investissement – d’argent, de temps, de relations- est juste par son principe. Il adore le mouvement mais rejette l’oisiveté, honore le profit et déteste l’assistance. Arsène est un gagnant. Qui lui donnerait tort, de nos jours ? Il est pour l’entreprise et le capital, hostile au partage et à la solidarité dont il affirme que c’est la dictature des faibles et des inaptes. Seul le travail et la valeur font la fortune. Sans doute nourri de son succès, et assourdi par son propre mouvement, Arsène n’aime pas les modestes de la société, et n’a pas de mots assez sévères pour les distancés, les exclus, les précaires et les pauvres, qui ne sont  -tout le monde le sait – que des invertébrés accrochés à leur rocher. Souvent, on le voit s’agacer ou s’emporter quand ces êtres réduits, à la vie confisquée par le sort, encombrent devant ses pas la chaussée qu’il emprunte. Plus les années passent et plus il est intransigeant pour ceux-là. Plus son succès l’élève dans cet ordre social qu’il vénère, plus ceux qui restent en bas l’exaspèrent. Mais qu’on ne lui reproche rien de cette mauvaise obsession, ce n’est là qu’un détour; jadis, on l’aura deviné, Arsène fut pauvre, jusqu’à un soudain virage du sort et toute ces foules de misère sont autant de spectres qui le pourchassent de les avoir oubliés. Lui seul les voit qui le hantent et le pourchassent, mais il ignore qu’on le sait.

Théodule ne croit pas que le Christ ait pu ressusciter au troisième jour, et même marcher sur l’eau ; c’était une époque de superstition et de grande fièvre mystique. Il ne croit pas que l’homme ait véritablement marché sur la lune ; ce sera plutôt un habile montage de cinéma, qui permet aux masses de rêver d’un avenir meilleur. Qu’un chien soit capable de retrouver son maître à cent kilomètres par l’odorat. Et que les escargots changent de sexe avec la pluie.  Il ne croit pas non plus aux vertus préventives des vaccins, ni à l’homéopathie, et encore moins à la médecine traditionnelle chinoise ; pour tout dire, il ne croit pas à la psychanalyse. Tout cela n’a pas de sens, sauf à endormir les anxieux. Et encore moins aux capacités excitantes de la caféine, comme à celles plus discrètes mais recherchées, du ginseng. A lui, tout cela ne fait aucune sorte d’effet. Il ne croit pas non plus que la consommation de haricots occasionne des flatulences ; d’ailleurs, lui-même n’en mange jamais, et il souffre pourtant de ballonnements chroniques.

Mais voici que son journal du jour lui est apporté. Il se précipite sur l’horoscope, et appelle son épouse pour lui faire partager la nouvelle : on a découvert des traces du yéti vers un des plus lointains sommets de l’Himalaya.

 

 

Hermodore vous dira qu’il a la passion de l’information. Est-il journaliste? Il vous le dira peut-être. Il est vrai qu’il diffuse bien des choses. Pourtant, il sort rarement de chez lui mais Internet et les réseaux lui font explorer le mode et toutes ses vérités cachées. Il investigue, découvre des histoires, est dénonce des mensonges. Professionnel convaincu de l’information, il n’a jamais eu de carte de presse. Libre, n’appartient à aucun journal. Solitaire, connaît les autres et leurs détours. Immobile devant son écran, il voyage plus que ces agités du système grand public et bien-pensant en flux dominant…Il dénonce et il accuse des maux qu’il découvre ainsi.

Car voyez-vous, si Hermodore se joue des angles morts et sait en dévoiler les secrets, c’est qu’il évolue avec aisance dans des eaux de différentes sortes, profondes et de surface, claires et saumâtres. Ses deux moitiés de cerveau sont poreuses à tous égards, et en font cette étrange chimère si courante de nos jours. C’est un assemblage qui le rend sympathique et le rend unique et commun à la fois. Un corps de loutre plutôt agile, pour plonger sous la surface, des mains palmées pour nager partout, et un large bec pour fouiller la vase ; et pour seul orifice à l’arrière du corps, un cloaque polyvalent. C’est grâce à cette unique physiologie qu’Hermodore vous dira combien il est convaincu d’être indépendant absolument.

 

À se complaire dans l’attraction des puissants, on en subit les grandeurs et les servitudes. Vous êtes ami avec l’un depuis vingt ans, mais le voici qui tombe bien bas par une affaire d’argent, d’impôt ou de vilaines mœurs : happé par l’appel d’air et sitôt effondré au creux de l’indignité, vous n’avez su rien voir venir, vous dira-t-on, et qu’il ne fallait surtout pas vous approcher si près d’une personne aussi peu recommandable.  Vous êtes aussi ami avec cet autre depuis six mois, tout autant inquiété : à peine son avocat a-t-il fait annuler un mauvais jugement, que vous serez encensé d’avoir pour fréquentation une personne aussi avisée. Mais ne vous leurrez pas : celui qui s’en tire vous laissera loin derrière, quand celui qui sombre vous emporte avec lui. Ce sont là des amitiés bien difficiles, pourvu qu’elles soient sincères.

Seule l’ignorance primitive inspire l’invention constante d’autres vérités que celles qui nous sont évidentes. Il suffit d’écouter celui qui se vante d’avoir compris, ou découvert, ou prouvé que les choses vraies qu’on lui sert ne le sont pas, et qu’elles ne servent qu’à dissimuler, parce qu’elles effraient les puissants, les bien-pensants, et les marchands, celles qui le sont vraiment. Que nous dit-il, ce libérateur de la pensée, qui sait regarder à travers les murs pour nous révéler le monde tel qu’il est ?  Qu’il ne sait pas pourquoi, qu’il ne voit pas comment, qu’il ne comprend pas du tout ce qu’on lui dit, ce qu’on lui montre, ce qu’on lui chante. Et le voici qui nous fabrique par déduction et par un infaillible instinct des coupables secrets d’autrui, un nouveau tissu de vérité qu’il substitue facilement, à tout ce qu’on lui a appris. Il ne sait pas pourquoi, mais il y a bien quelque chose qui cloche dans la taille des chambres à gaz, qu’il ne voit pas comment on aurait pu envoyer des hommes sur la lune à l’époque des téléphones à fil et de la télé en noir et blanc, il ne comprend pas comment une pandémie peut si vite gagner l’humanité et si tôt disparaître qu’on ait injecté quelques substances dans des millions de veines. Il ne comprend rien de ce qu’il voit, mais connait tout de ce qu’il ne peut voir.

Ne parlez pas aux jeunes des difficultés de leur âge. La plupart est peu disposée à en entendre les couplets, qu’elle aura déjà cent fois écoutée : que leur fait votre compassion, quand vous avez de loin passé l’époque des recherches d’emploi, des angoisses aux lendemain d’examen, des solitudes douloureuses et de l’abysse du chômage ? Leur nature les porte autant à la fierté que celle de leurs aînés… Vous voulez ouvrir une porte, et faire entrevoir un cheminement meilleur que celui tracé par ces années malaisantes ? Évoquez donc le poids des âges et la vieillesse qui monte, son cortège sombre de faiblesses et de maladies, représentez-leur ce qu’il en est de voir partir ses amis et tous ces instants heureux avec eux réduits à de simples souvenirs, tracez donc, avec la précision de l’expérience, la finitude du temps qui vient ; mais surtout, en toute circonstance, n’oubliez pas de dire ce qu’est la sensation d’avoir beaucoup vécu,  son inégalable goût de cerise, et l’écho harmonique de la mémoire illuminée… Alors, vous aurez su parler aux jeunes, les éclairer utilement sur la vérité de l’existence, et quand bien même un sur cent vous aura écouté, croyez que celui-là, pour les temps qui s’ouvrent à lui,  sera bien devenu sage.

Chrysante est fier de sa promotion. Celle-ci, dit-il, le valorise. A ses amis, Il représente sa position comme on le fait d’un moment de théâtre. A sa famille, il parle de ses responsabilités, de son nouveau bureau, de ses notes de frais. Il déclame et s’agite, il est tourbillon et référence en même temps ; il dit comment les jeunes viennent lui solliciter conseil, les moins jeunes prennent exemple sur lui ; les seniors y voient à nouveau avec nostalgie leurs espérances de jeunesse. Il raconte souvent d’un air nonchalant ses exploits.

Ce matin encore, nous dit-il, il a sauvé le comité directeur de l’effondrement qui menaçait. Tout y était routine et plus de vingt personnes y parlaient en même temps sans jamais s’entendre. Mais notre Chrysante qui pendant deux longues heures n’avait point parlé, intervient. Voici qu’il s’élève au-dessus des rangs ; très vite, la cohérence de son discours, le resserrement de ses arguments captent l’attention de tous comme d’un seul homme. Les esprits lassés se réveillent. On se nourrit de son verbe, de sa compétence. On loue son excellence. Les décisions pertinentes seront alors prises sous cet éclairage sans appel. Il raconte tout cela d’une traite, l’air nonchalant et satisfait.

Sitôt la réunion finie, auréolée de sa gloire quotidienne, il sort, longe son couloir, jusqu’au bout. Il regagne son espace de travail à lui seul dédié, à côté du photocopieur, à la droite des lavabos. Il a trente exemplaires à produire. Personne n’approche, lui seul sait manipuler la reprographie. Chrysante rêve d’un vrai bureau pour lui seul.

Croire que c’est le travail exercé qui nous donne notre principale dignité est d’un usage répandu. Il est en quelque sorte l’étalon qui fixe le prix de votre personne. C’est un piège délicieux dont les liens sont appréciés, jusqu’à ce le tour du vent change.

 

©hervéhulin2022

Cléobule est ouvrier, ou postier, ou infirmier mais peu importe, vous le connaissez. C’est un homme souriant, plutôt d’humeur avenante. Il déploie sitôt qu’il parle cette faconde heureuse et ce peu d’instructions dans ses propos et ses références qui est pour beaucoup, et pour le grand malheur de celui-ci, la signature du peuple.

Ses opinions sur la société, les lois et les gouvernements, sont consolidées. Il est pour le peuple, pour la fin des puissants et la fin du capitalisme. Pour le partage des richesses, car les grands groupes et leur patrons sont des criminels, leurs biens doivent être rendus à tous et mis en commun, en production et en consommation. Il est pour un gouvernement commun qui assure avec autorité l’intérêt général et protège les pauvres avec rigueur et l’appui de lois très fermes.

Mais il est aussi contre des décideurs abstraits et mous, se sent loin de ces hommes politiques et ces élus décadents, contre ces journalistes vendus au système, contre ces migrants qui nous parasitent, contre l’idée d’un pays mélangé voire remplacé, contre les juifs qui nous surveillent, contre ces musulmans qui nous effraient, et contre tous ceux qui cherchent à nuire à l’homme blanc hétérosexuel de souche chrétienne de cinquante ans. Il est hostile à ce pays qui ne ressemble pas assez à celui de ses arrières-grands-parents.

Car notre curieux Cléobule est convaincu d’être peuple. La preuve qu’il est vraiment peuple, vous dira-t-il, est qu’il est peu allé à l’école, n’a jamais voyagé hors de sa banlieue, est fier de ne jamais lire un livre, et de gagner très peu sa vie, avec ou sans travail. Mais encore de sa sueur, ou d’avoir les mains abîmées. Tout cela est d’une bonne marque de fabrique. C’est sa ligne bien à lui, dont il ne déviera pas. D’où lui vient donc cette furieuse conviction ? Cela fait quarante ans au moins que ces puissants qu’il déteste, lui ont inculqué cette si basse image du peuple, et cette vérité : convaincu d’être peuple parce que tout en bas, détestant tout ceux qui sont plus hauts que lui, et ne disposant de la connaissance de rien ni du goût d’autre chose, Cléobule ne changera jamais rien à la pyramide des choses, pour le grand bénéfice de ceux qui ont tant de mépris pour lui.

©hervehulin2023

Que dit-on de Ménophile, qui est universellement détesté dans son pays ? Que c’est un homme sans doute brillant, mais sans coeur, très peu intéressant pour qui apprécie les échanges d’esprits, que c’est même un caractère trop ambitieux pour être fréquentable, qu’il en est dangereux sans doute et détestable à force de mentir, car ce genre de personnes n’existe que dans ses mensonges; on dira aussi  qu’il est par nature peu enclin à satisfaire à une morale élémentaire, un manipulateur, avec un penchant certain pour la transgression, si ce n’est la délinquance; les gens comme lui n’ont pas de conscience, sinon il ne serait pas à la place qu’il occupe; c’est un dangereux, voire criminel, il faut le dire, il devra un jour rendre des comptes, devant la justice, devant les foules, il mérite les pires punitions, c’est un odieux et abject, à la fin.

Qu’a donc commis notre Ménophile pour subir un tel procès? A-t-il emprisonné des innocents, détourné à son profit des sommes destinées aux indigents et aux miséreux, a-t-il plutôt privé de soins des malades qui s’en sont trouvé condamnés, dévalisé des vieilles dames sans défense? A-t-il exterminé pour son plaisir des espèces protégées et rares, déporté des populations civiles, dirigé un camp d’extermination, ou plusieurs même? A-t-il enfin dévoré des enfants vivants, brûlé Rome pour son agrément, et avec, des foules innocentes?

Rien de tout cela. Nous sommes en France, et Ménophile n’a rien fait d’autre qu’en présider la République.

Tout dans notre époque fait de sorte que le genre humain s’acharne à ronger les lignes qui le protègent de son inhumanité. Il est commun de nos jours, il est même de bon ton pour briller et se faire reconnaitre, de dénier une part d’humanité à ceux qui n’ont pas la chance d’être semblables. Partout, protégés d’une nouvelle impunité, dans nos médias, nos plateaux, nos colonnes, des esprits pauvres mais de grande notoriété s’attachent à étendre le domaine de la méchanceté et réduire celui de la compassion.

C’est ce fameux diariste qui consacre des pages à compter les juifs dans les organigrammes des stations de radio de télévision ou les ours des grands journaux ; sitôt interpellé sur ce travers, il s’offusque et se défend « comment, quoi, que me veut-on ?  En quoi compter des gens de telle ou telle communauté serait-il antisémite ? Je n’ai rien dit de méchant ni de nuisible, je compte et je constate, et voilà tout ».

Cet illustre polémiste enfin, le plus en vue sans doute, le plus méchant, évidemment, à son tour va s’en prendre à ces enfants sans titre ni droits, ceux-là qui dorment dans la rue et cumulent, à toutes les misères de la faim, de la violence, de l’accablement, celle de ne pas être français ; il les traite sur une heure de grande écoute, de délinquants, d’assassins, de violeurs, de nuisibles de malfaisants, car ils le sont sans exception, ajoute-t-il, tous, tous, tous… Alors, que nous dit-il, à son tour contesté ? « Ce sont là des vérités, je ne fais que des constats, tout le monde le sait et le peuple se reconnaît dans mon propos ; je m’honore des condamnations qui me sont opposées ».

Et enfin, cet autre, là, inculte à en mourir mais si bien parvenu à la gloire d’une grande audience, qui s’interroge si l’invasion contemporaines des punaises de lit ne serait pas le fait de ces migrants qui, toujours survenant de lointains et chauds pays, n’ont pas les justes notions d’hygiène que notre civilisation nous a inculqués par les siècles ; le voici donc à son tour mis au ban plutôt mollement par une mineure partie de l’opinion, et que nous dit-il ? « Arrêtons-là cette chasse à l’homme à mon encontre. Pourquoi donc un journaliste devrait-il se justifier des questions qu’il pose ? N’attaquez pas ma liberté, et voilà tout ».

On perd son humanité à détester une part de l’humanité. D’autres mauvais esprits viendront sur cette ligne et y ajouteront leurs mots et leurs morsures, sans crainte. Et les esprits meilleurs se tairont, lassés et accablés. Ainsi voici notre temps tel qu’il est, sans vigilance ni conscience.

 

©hervehulin2023

 

 

De Damis, dit-on, encore un qui a bien réussi. On l’a connu à la peine en toute sorte de chose. Lui qui naguère avançait si laborieusement dans ses propres affaires, le voici qui court et se rue dans les succès, dans la fortune. Avec ce progrès tout en lui change de ses manières et ses vues. Des mots nouveaux, des pensées inédites font sa marque à présent. Il veut qu’on le voie, et clame chaque fois qu’il le peut « où sont mes gens », ou encore « que de dépenses aujourd’hui » ! Il soupire, et se plaint fort de ce qu’on ne trouve plus personne pour bien faire le ménage ou repasser les chemises…Il ne dit plus chez moi mais « dans ma demeure » …Il ne parle plus de son métier, mais décline souvent sa « profession » ; il ne s’agit plus d’évoquer son travail dans les conversations, comprenez-bien, mais de « ses responsabilités », voire de sa « réussite » … Désormais, il dit « dans ma position », mais plus jamais de « à ma place ». Tout ceci résonne fort, car il est ainsi façonné à présent, le langage de Damis. Vous verrez qu’avant peu, le moment venu, il n’évoquera plus son sort, mais « son destin », et ne parlera plus de sa tombe, mais de son mausolée.

 

©hervehulin2023

 

 

Pyrame a la chance d’être riche – riche, vraiment, comme vous n’en avez pas idée-  et chaque jour le gratifie de cette situation. Il jouit de tous les biens possibles, sans avoir vraiment l’occasion de travailler ou de craindre le lendemain. Mais pour lui, être heureux de son sort, ce qui est la moindre des choses, ne le rend pas incurieux du sort des autres.

Souvent, il s’interroge sur ce que serait la vie sans cette fortune que le ciel lui a destinée. Ce questionnement est sans réponse car il ne connait pas d’autre situation que la sienne. Comment savoir, se dit-il, ce qu’est le travail, et d’aller chaque jour par un métro bondé, retrouver le même bureau, un atelier, un commerce… D’avoir une tâche à accomplir, qu’on n’aura point choisie, dans un temps limité peut-être, ou encore de la répéter tous les jours… D’attendre un salaire chaque mois, et de s’en servir pour acheter toutes ses choses nécessaires que lui, Pyrame, ne sait pas acheter car ce sont ces gens qui s’en chargent ; mais aussi, toutes ces choses moins utiles, ces choses belles et agréables et qui coûtent tellement plus que celles qui sont nécessaires. Et à propos de nécessaire, c’est quoi cette nécessité dont on parle tant, dont l’idée le questionne un peu, elle aussi, et dont il ne saisit pas la vérité?

Tourmenté de ces questions, Pyrame prend une décision. Sortant de ses domaines, s’éloignant de ses terres, il va à la rencontre des gens, s’introduit dans un café d’un quartier peuplé de gens qui travaillent :  royal, il salue et offre la tournée.

Il est accueilli en conséquence. Le voilà qui parle, et comme souvent on ne dit que ce qu’on sait faire, il parle bien de lui. Pendant deux heures, il ne parle que de ses grandioses propriétés, de ses luxueuses villas à l’étranger, de ses appartements immenses comme des terrains de football à Londres, New-York et Milan ; de la bourse, des actions et placements que ses légions d’agents assurent pour lui, de ses avoirs financiers stockés aux émirats, au Panama et dans bien d’autres contrées dont ces gens ne connaissent sans doute pas la place sur une carte, ni même le nom ; des innombrables fondations et hospices qu’il a fondés sur toutes les terres émergés du globe. Il parle avec couleurs des casinos, des jets, de palaces et de jeunes femmes aux charmes onéreux. Il en oublie même de demander à son auditoire ce qu’il était venu entendre. Puis, joyeux du bilan de sa vie ainsi arrêté grâce à l’attention de ces gens, il s’en retourne sur son orbite. Et il se dit que ces gens véritables sont bien modestes, qui ont si peu de choses à lui dire sur leur sort.

Jamais il ne saura, Pyrame, que de ces gens véritables,  aucun ne l’aura cru, aucun ne l’aura estimé, aucun ne l’aura écouté. Car l’indifférence des humbles reste la première veine de la sagesse.

                     ©hervehulin2023

Dans cet empire de brouillard où tant de vérités nous sont enfouies, nos esprits ont besoin en tout instant de comprendre, savoir, et découvrir, et c’est ainsi que Thrason est indispensable à notre gouverne affaiblie. Car Thrason est réputé très savant, doué de toutes sortes de sciences; on le sollicite sans se lasser.

Vous interrogez-vous sur la perspective du chômage dans le pays, noyé que vous êtes dans les chiffres que tant de sources assènent sans répit, ainsi que des données réelles de l’immigration ? Thrason vous dira en quelques mots ce qu’il faut croire et ne pas croire, comme la situation va évoluer et comment ce que vous entendez doit être pris pour inexact ; on vous ment, ces chiffres, à lui, et ses faits sont vrais. Les étrangers sont plus nombreux qu’on ne le croie.

Doutez-vous de la vertu médicale des vaccins ? on vous ment aussi. Sur cette question si obscure, Thrason saura vous apporter l’éclairage suffisant, en vous donnant, par ses explications appuyées, les clés utiles pour vous faire une opinion neuve et purifiée de tant de fumées. Les vaccins sont dangereux.

Vous voilà donc si près de renoncer à vous faire une opinion ferme sur la véritable évolution du climat ? Vous n’êtes pas seul dans ce marasme. On vous ment toujours, Quand tant de choses entendues vous égarent l’esprit en tout sens, Thrason encore…De quelques mots simples contre les mensonges des puissants, avec trois images à peine, il saura vraiment vous donner, en toute vérité, le vrai sens des choses véritables qui ont trait aux nuages et au soleil. Le climat de la planète n’est pas si chaud que cela.

Que ferait-on sans Thrason ? Que verrait-on du monde ? Il sait tout, il explique tout. D’où tient-il toutes ses lumières ? De lui-même, et cela suffit à prouver sa science. Thrason n’est ni économiste, ni médecin, ni scientifique, ni journaliste, ni même notaire ou danseuse d’opéra. D’où vient donc qu’il sait tout?  Car Thrason ne sait rien, mais devine tout; il découvre bien des vérités qui nous semblent cachées. De tout ce qu’il dit, de tout ce qu’il affirme, ce qu’il suggère, qu’il déduit, argumente ou soutient, aucune source n’existe ailleurs que dans sa tête.

Toute votre confiance en lui vient de ce qu’il invente tout ce qu’il dit. C’est parce qu’on sait bien cela,  qu’il est devenu indispensable.

 

Ce genre d’esprit sait que vous vous lassez des vérités connues; n’est-il pas normal qu’il vous en propose d’autres plus secrètes?

 

©hervehulin2023

Imaginons. Un terrible fléau contamine l’ensemble du genre humain, et réduit en si peu de temps cette masse de milliards qui se bousculent sur toute la surface de la planète à une simple paire d’individus. Voici nos deux ultimes parmi les hommes, errants sans se connaître ni se reconnaître sur cette terre dévastée et soudain déserte. Que peuvent-ils devenir ? N’en doutez pas. Si ces deux-là se rencontrent, ils ne se tendront pas la main ; leur différence les démarquera très vite l’un contre l’autre. Pour un geste d’humeur, un point d’orgueil, un pan de mur ou un détour de chemin, une simple pomme ou la queue d’un âne, une peau trop sombre pour l’un ou trop pâle pour l’autre,  ils disputeront de tout cela, s’en détesteront d’autant, en viendront aux mains, se détruiront le plus absolument possible, chacun dans sa faiblesse haïssant l’autre de ne pas avoir voulu renoncer ni s’accorder pour sauver l’humanité.

 

©hervehulin2022

Ne voyez-vous avec quelle ferveur Chrysante sert toujours Théramène de si près ? Il est en toute circonstances, à le précéder, pour s’assurer que le chemin est libre, sans encombrement ni saleté devant les pas de son illustre ami ; que la porte est ouverte, que la chaise est tirée. Il se penche encore et lui ôte sa veste. Il se charge de ce que la voiture soit garée sans souci. Au restaurant, il est encore là, vérifie que la commande passée est la bonne, que c’est bien le bon vin et le bon plat, et le bon menu et le bon prix, se lève et va sermonner jusqu’au fond des cuisines. Il se fait voir et revoir tout près de Théramène, il parle et rit à voix forte, démontre sa connivence à force moulinets, et met la main sur l’épaule, s’esclaffe à nouveau, pour peu qu’on ne l’ait point encore remarqué, changeant le ton sonore de son rire, tantôt grave, tantôt aigu, criard et efféminé en même temps pour être certain d’avoir été entendu. Passionné d’être utile à celui dont il a fixé le sillage, il ne voit rien que sa mission. Sa vie n’est plus qu’une antichambre fermée de cette réussite qu’il n’a pas. Mais demandez à Théramène qui est Chrysante : il ne saura vous répondre, et jurera ne l’avoir jamais vu. Car à force de ramper toujours plus bas pour servir un bien plus puissant que lui, le pauvre Chrysante, toute substance perdue, est devenu invisible.

©hervehulin2023

Chacun nourrit sa superstition du mépris de celle des autres. Celui-ci rit des gens qui croient aux ovnis mais reste persuadé dans ses nuits, que des fantômes vivent dans les arbres ; cet autre vilipende en faisant rire à leurs dépens ceux qui voient une réincarnation après la mort, mais s’est très tôt persuadé qu’il avait un don pour deviner l’avenir ; en voici encore une qui rit quand on lui assure qu’en vérité la terre est plate mais garde la conviction que les gouvernements agissent en secret pour remplacer leurs peuples par d’autres peuples de races moins nobles et moins onéreuses. Et un ou une autre, là encore, qui aura – combien de fois dans sa vie ? – parfaitement vu des phénomènes volants mystérieux traverser les nuits solitaires ; mais ce qui le fait plier de rire, ce sont les convaincus d’une vie après la mort, qui parlent aux esprits autour d’une table, où qui dialoguent avec des animaux morts. Et là-bas, on a toutes les preuves sur les réseaux, que nos civilisations sont envahies peu à peu d’êtres reptiliens qui volent notre apparence, que les pyramides ont été bâties par des non-humains il y a trente millénaires, qu’on nous cache une mystérieuse momie inca à trois yeux et six doigts ; mais comme on rit quand on nous dit que l’homme a marché sur la lune. Comment aurait-il pu y aller, puisque la terre est plate, en vérité ? C’est ainsi, plus le monde avance et plus ceux qui le peuplent entassent des Pères-Noel dans leur placards ; car plus la bêtise prolifère, plus s’enfle l’orgueil d’être plus clairvoyant que son voisin sur les vrais secrets de l’univers.

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Voici Amphion, qui est banquier, qu’on regarde de loin comme il sort de ses bureaux, et qu’on déteste et fustige; car il vit sans humanité, on le sait bien, comme tous ceux de cette mauvaise famille. Ces gens-là n’ont pas d’âme et sont trop dévoués à leur gain. Il commet chaque jour des transactions furieuses pour amasser plus de fortune et se faire plus puissant, plus riche encore, pour mettre à genoux des entreprises, coller à la rue des familles entières, ruiner des lignées et des cités, et certainement déchiqueter des patrimoines centenaires. Partout où son argent s’amasse, fleurit le malheur. Ce sont des nuées d’Amphion qui chaque jour sur terre font les indigents plus indigents…C’est une personne à fuir. On n’en voudra ni pour gendre ni pour ami.

Mais qu’il traverse la rue, s’approche, sourit comme il vous tend la main, et oubliant juste une fois les faillites et les actions, on l’invitera à dîner.

Allons Théramène, respirez un peu, sortez donc un moment de votre bureau, de vos charges et vos réunions ; voyez comme le temps est généreux aujourd’hui, ouvrez la fenêtre, et non, plutôt la porte, et passez-y pour sortir dans la rue. Délaissez un instant seulement, vos tracas et votre carrière. Sentez-vous un peu d’air ? Quittez donc le lieu de votre travail, reculez encore ; ôtez donc cette cravate et votre veste de costume. N’êtes -vous pas mieux ainsi, ne sentez-vous quelque chose changer déjà ? Non, pas encore… Allez jusqu’au bout de la rue, mieux encore, changez de quartier, et laissez là votre carte de crédit, vos clefs de voiture, et tous ces apprêts qui font votre position. Sortez de la Ville, prenez un train, oubliez toutes vos affaires, continuez jusqu’à la campagne… Ne distinguez-vous rien autour de vous ?  Reculez encore, vous dis-je…D’une manière radicale, négligez vos projets, votre immobilier, votre hiérarchie : celle-ci vous oubliera vite, croyez-moi. Déchargez-vous de tous ces poids qui ont imprimé leur ligne sur votre peau, dans votre vie. Ne restez pas là, traversez la mer, puis l’océan, gagnez d’autres territoires, lointains, nouveaux, insoupçonnés. Vous voici aux antipodes…Que voyez-vous alors, que sentez-vous à présent ? Toujours rien ? Cheminez encore, envolez-vous, et à travers les nuées, regardez le sol, les collines et les champs, et les villes et les bâtiments, comme tout cela est petit. Mais ce n’est pas assez ; allons, Théramène, ne cessez pas cet élan, vous atteignez à présent les étoiles et les immensités de l’espace. Contemplez ainsi ce minuscule fourmillement qu’est devenue votre société. Alors, que dites-vous, là ? C’est bien cela : dans cette nudité nouvelle qui vous saisit et vous délivre, vous retrouvez enfin – au vu lointain de ce qu’il en reste – la sensation de votre humanité.

 

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Léandre est fort aimable, chacun vous le dira. Il est doux, bienveillant dans ses jugements, et toujours respectueux des propos d’autrui. Comment se fait-il donc que les gens le détestent ? Son père ne l’a jamais aimé et même l’a rejeté, comme on le fait d’un être indigne. Sa mère est indulgente avec lui, mais elle le dévore de ses exigences inlassables. Et aussi de ces maladies, de ces faiblesses. Sa sœur ne le supporte pas. Ces enfants, déjà grandis, l’ignorent et sont près de l’oublier : ils maintiennent à présent avec lui la plus longue distance qu’il leur est possible. Léandre a des amitiés qui ne durent jamais, quand elles ne se terminent pas très mal. Il est naturellement porté vers des gens avenants :  il s’en trouve souvent déçu ou trahi. Partout dans sa vie, ce ne sont que des tensions et des ruptures. Tous l’évitent, la plupart le dénigre ; il les exaspère tous les jours. Pourquoi donc tous ces gens détestent-ils Léandre, quand lui ne recherche que leur meilleur sentiment ? La vérité est souvent aveuglante ; si ce pauvre Léandre insupporte autant l’univers, c’est parce qu’il ne se supporte pas lui-même, et tout le monde le sait sauf lui.

Dans la faute supposée de l’autre, chacun peut renoncer à la face cachée de sa propre faute. Grâce à ce miroir inversé, la tentation est pressante, de dénoncer le mal imaginaire qu’on voit partout ; c’est toujours l’autre qui est coupable de ce que l’on ne sait pas voir en soi.

L’époque fournit des moyens miraculeux de juger et condamner celui ou ceux que l’on ne connaît pas, selon des causes qu’on ignore, et sur des faits dont on ne sait rien. Des armées invisibles d’experts, de juges et de ministres anonymes s’inventent sur les réseaux dont le fléau déferle au service de l’intérêt de chacun, cet intérêt qui se confond si souvent avec la haine de l’autre, cette haine qui n’est que sécrétée que par le vide de ses causes.  Rien n’est à craindre de ces arrêts, nul recours contre cette justice, plus de règle de droit opposable, chacun dicte dans une liberté sans horizon, son verdict aux autres; ces autres qu’on ne veut pas reconnaître. Ainsi, par la seule entropie des indignations imbéciles dans un lieu qu’on ne connaît pas et qu’on ne saurait situer sur une carte, on peut faire brûler une maison, assassiner un professeur ou un édile, soulever une foule fanatique. Ce passe-temps ne pesant d’aucun coût, n’exigeant nulle comptabilité, nul ne s’en privera.

 

Vous voyez comme Oreste est doué, et comment il aligne des vertus rares mais élémentaires à la conduite des affaires importantes dont il a la charge. Il aura appris bien des choses relevées dans ses écoles si grandes et grâce ses études si longues.

A présent le voici aux manettes de hautes responsabilités. Il sait déployer ses talents pour épouser sans faiblir le poids des décisions. Vous nous dites comme il est clairvoyant et comme il devine sous quel angle agir ? Un tailleur dispose des mêmes qualités, le saviez-vous, qu’il applique à ses tissus dont il trace les coupes au millimètre. Oreste, ajoutez-vous, lui, connaît le prix des choses, et grâce à une sage expertise de l’économie, combien coûte chaque action qu’il arrêtera ou dont il sera saisi. Assurément, mais tout autant que le boulanger, qui sait ce que vaut sa farine et son sel, puis compte chaque sou pour faire son pain et le revendre au prix convenable. Oreste, soutenez-vous, fait immédiatement le lien entre des causes de flux contraire, et connaît les interférences qui les agite ou les oppose, pour décider en quel sens les faire passer plutôt que tel autre ; certes, on ne saurait le dédire de cela, mais un électricien en sait plus que lui encore sur ces affaires de flux et de courant, et en fournit le produit pour moins cher. Mais Oreste, lui, a appris dans une université américaine – de Californie, le saviez-vous? – la façon secrète dont les causes animent des conséquences, et entraînent selon un ordre discret, des énergies et des mouvements dans des directions peu visibles, à qui n’en connaît point la mécanique. Justement, en parlant de mécanique, il s’agit bien du métier des mécaniciens, et n’importe lequel d’entre eux en sait plus qu’Oreste sur ces mouvements qui ne sont mystérieux que si on ne les fabrique pas. Mais voici Oreste, qui après une rude journée de réunions, va faire son marché. Toute sa science ne lui permet pas de connaître le prix des pêches, et il paiera bien plus qu’il ne convient à un mauvais marchand.

Oreste n’est pas inutile à la société, dont il connaît mieux que d’autres le sens et l’intérêt ; mais tout ce qu’il sait se retrouve ailleurs en des termes bien plus simples. Quant aux autres, leur savoir n’est pas moins noble; mais séparés de l’intérêt général, ces gens-là sont aveugles. Isolés, chacun de ces savoirs reste vain pour l’intérêt général : partagés, tous ces talents sont une idée du bien commun.

 

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Clélie est parisienne et ne vit que pour les réseaux. Cette passion la démultiplie dans un rayonnement de relations virtuelles. Tous les jours, elle envoie un trait, une image, quelques verbes, une maxime de son cru. Le temps qu’il fait, le dimanche qu’elle a passé, le cinéma qu’elle a aimé, les chaussures qu’elle a achetées. Parfois, des inscrits lui répondent. Ils lui disent la même chose, et en signent la portée, en aimant, souvent, ou désaimant, parfois.

Un matin, Clélie, juste avant le travail, photographie d’une minuscule terrasse, son café noir et son croissant. Elle poste un commentaire, qui ne dit que cela, comme il fait bon, un matin de printemps, déguster un café noir et un croissant sur une terrasse; et elle ajoute, dans une intuition éclair : c’est l’esprit de Paris. Cela, donc, et rien de plus.

Et voilà, ça part, et ça circule. La formule plaît. Et elle plaît vraiment, et re-plaît encore : de partout arrivent en flots soutenus les aimants sur son adresse. En deux jours, elle est notoire, en quatre, elle est célèbre. Sa phrase incarne à elle seule, dit-on, tout le sens d’une époque, toute l’âme de son temps, la merveille de Paris. Elle y a tout saisi, en une poignée de mots. Quel œil, quelle vérité en si peu de choses ! Clélie est illustre soudain et, propulsée influenceuse majeure. Tant de jeunes lui demandent conseil. On parle d’une émission de téléréalité, on parle d’une entrevue télévisée avec la Maire de Paris, et qui sait, le Président… On parle d’un magazine. Sa popularité déferle sur les esprits jeunes et simples. Les semaines avancent, et l’été vient.  L’esprit de Paris…

Toute à son succès, électrisée et transformée, Clélie sait qu’on l’attend encore. L’opinion des amis et les foules de guetteurs attendent d’elle une nouvelle opinion. Ils ne savent quoi, mais ça doit advenir. Un soir de chaleur, à la même terrasse, elle envoie, la photo d’un verre de vin rosé glacé et trois olives. Et elle commente : et maintenant, voici l’été sur Paris.

Que n’a-t-elle pas dit là… Cent mille réponses se ruent dans la seule nuit qui suit. On la désaime en masse. Quoi, voilà tout ce qu’elle peut dire des merveilles de Paris, de la splendeur de l’été. D’autres ajoutent que dans une ville où tant de gens dorment dehors, il y a d’autres choses à glorifier qu’un coup à boire… Décidément, ce pauvre hère n’a rien à dire qu’elle n’a pas déjà rabâché. L’été sur Paris, le rosé et les olives, quelle pauvreté de ton et de propos. Clélie, blessée, titube, mais entend défendre son opinion. Oui, envoie-t-elle, la robe du rosé est bien la couleur de l’été à Paris. Et la foule invisible et sans tête à force d’en avoir cent-mille, se déchaîne. Quelle nullité, quelle imbécillité, quelle médiocrité ! Comment la jeunesse en est-elle arrivée là ! Du rosé!

Clélie n’écrira plus rien, n’enverra plus rien, ne notera plus rien. Elle se couvre le visage en sortant dans la rue, sait comme on rit d’elle à son travail, qu’elle redoute de perdre au premier tremblement. Ah ah, le café, et le rosé… Elle n’ose plus prendre le métro, de crainte qu’on ne la reconnaisse. Elle évite ses voisins, et sent bien une pesanteur et des silences dans les repas de familles. Elle n’envoie plus rien sur les réseaux. Elle ferme un jour son compte.

Alors on l’oublie, et plus tard, elle tiendra une librairie très en vue, dans une agréable ville de province.

 

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Pyrame est de figure joyeuse et d’esprit rieur. Il plaisante sans cesse, mais sans excès, ce qui en fait une agréable personne. On dit de lui qu’il est amusant. Ses amis, on ne les compte plus. Mais en fait, loin de cela et face à lui-même- son âge qui vient, ses souvenirs qui vont- Pyrame est très seul et tout l’angoisse ; il est souvent las de devoir amuser pour exister.

Ariste n’est pas aimable, et souvent cassant face à une femme ; sévère avec les humbles, distant vis-à-vis de ses pairs, il ne semble pas aimer la distraction ni la comédie. Il est peu appréciable dit-on, de l’avoir en face de soi. La vérité pourtant n’est pas cela. C’est un timide, Ariste. Il a si peu de choses à dire en société, qu’il apparaît souvent mutique; il craint tant les autres et leur aisance qu’il se doit de les distancer. Mais tournez-le sur lui-même, sitôt seul, il est alors doux et très attentif à son chat.

Césonie compte les sous tout le temps, elle compte, elle compte encore. Mieux vaut ne pas être reçu à sa table, elle finirait par vous présenter l’addition. Mais de Césonie aussi vous ne voyez pas la juste face ; malgré son joli salaire; elle est pauvre et manque de ressource. Ce que vous ne voyez pas, c’est qu’elle dépense fiévreusement son argent pour des riens qui rabaissent sa vie. Incapable de garder la moindre économie, elle aime tant à donner aux autres ce qu’elle ne possède pas. Et passe sa vie à compter ce qui reste pour elle.

Pour obéir aux commandements d’une vie minimale en société, on est parfois obligé de donner de soi une autre face que celle que la nature a imprimée au fonds du cœur.  Cesser de jouer ainsi un rôle, qui n’est jamais vraiment choisi, pour rester visible de la société et de ses lois étranges.c’est n’être que la moitié de soi-même. L’avers sans le revers.

 

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Criton sait compter, et sait le faire savoir. Mieux, il aime cela. Il vous raccompagne en voiture, joyeux de vous rendre service : il vous donne non seulement le prix du véhicule, mais aussi le montant exact de l’essence consommée. Il apporte des chocolats d’une maison de grande notoriété ; il a pris soin d’en laisser le prix collé sous le ballotin. Il vous invite chez lui, et très vite, vous connaissez le prix du vin, du rôti, du tapis, du café et du canapé sur lequel il vous le sert. Il part en vacances très loin, et inévitablement, quand il vous montre les photos, vous savez instantanément quel sont les montants du billet d’avion, de la location avec piscine, de l’assurance, il vous fournit en plus les ratios des dépenses jour par jour et parviendra même à vous donner le prix d’une heure de soleil ou d’un mètre cube de bonheur. Au restaurant, il sera très heureux de vous inviter avec faste, et croyez-le, ne lésinera pas sur la qualité ; mais il aura calculé le montant de l’addition avant même que vous ayez commandé et vous la notifiera, tout en sourire. Il est ainsi, Criton : c’est un gestionnaire. N’allez pas croire qu’il est malade. Le mental de Criton n’est pas excessivement avare ; il est désespérement comptable, ce qui est plus triste. Il vit simplement avec son temps, ce temps où tout se vend, tout s’achète, tout se compte, tout a un prix, même les mots qu’on emploie pour désigner ce prix, ou éviter d’en parler.

 

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On relève dans les pensées de notre époque, bien plus souvent le projet de se distinguer du mouvement général des esprits, que celui d’y contribuer. Les idées nouvelles ne sont plus celles qui éclairent un sujet, ou répondent à une énigme, ou apportent une vérité nécessaire mais celles qui rompent une tendance. Celui qui énonce un propos qui n’avait jamais  été encore entendu paraît soudain devenu un sage. Et son idée, moderne. Ce sera tant mieux si ce même propos n’aura pas captivé plus d’une minute d’attention. Ainsi, plus aucune philosophie  ne peut se constituer sur des arguments et s’établir durablement dans le champ cultivé des esprits, pour en infuser avec progrès la pertinence des idées et préserver quelques conséquences dans ce siècle qui saigne.

 

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Lycon cet après-midi se promenant vers la Goutte-d’Or a vu un homme africain emporter avec lui un coq vivant. Il en est étonné car que peut-on faire à Paris de nos jours avec un coq sous le bras, quand on un étranger d’Afrique ?

Aussitôt, Lycon saisit une phrase, une seule mais semi-interrogative, sur son réseau favori. Très vite, en moins d’une heure, plus de cent amis lui répondent. Leur interprétation du phénomène était déjà réchauffée : ces gens-là sacrifient des poules et des coqs et ne renonceront pas à ces pratiques ancestrales. Peu avant que le soir tombe, plus de mille amis s’enflamment et en appellent dix-mille autres; tous ceux-là savent maintenant que nos migrants importent massivement chez nous ces pratiques magiques primitives : mais la mobilisation des patriotes fera barrage et la France restera la France. La presse – du moins, une partie – s’empare justement de ce grave sujet, aussitôt le gouvernement est interpellé à la Chambre et sommé de légiférer. Bientôt, la Loi a parlé, la situation est rétablie et la République sauvée.

Dans cette hyper-connexion fulgurante de la masse des esprits qui ne cherchent pas, on perçoit une forme de vertige sans réponse. Certaines impulsions empruntent par leur stupidité à l’immensité du vide intersidéral qui distancie les galaxies, et dont l’esprit usuel peine à mesurer les chiffres. Ce vide est d’autant plus vertigineux qu’il dépasse l’entendement, et le bon sens reste hébété devant l’infini de la sottise. Quelque part et pas très loin, en banlieue, dans un paisible jardinet, un coq coule une vie longue et heureuse, entouré de poules affectueuses.

 

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La vie vous assigne d’appartenir à un élément; sans détourner risque l’asphyxie. Hippolyte montre beaucoup de fortune, bien que très jeune.

Il brille et scintille dans le monde. Il bondit, vole et plonge. Il trace un train de vie exceptionnel à tous ses amis et ses collègues. Il raconte ses formidables voyages, qu’il mène très loin et très luxueusement. Il ne prend que des vols de première classe, et ne réserve que des hôtels cinq étoiles. Il possède, dit-il, des appartements en Thaïlande et à Los Angeles. En Suisse, aussi, il a des propriétés.  Et malgré son jeune âge, il conduit – souvent très vite- une Porsche. Il vit seul dans un pied à terre parisien- un loft, appuie-t-il – de deux cents mètres carrés ; mais sa véritable adresse est celle d’une large villa à Monaco, dotée d’un parc et d’une piscine. Sa mère est une styliste très célèbre, elle possède sur le Rocher une agence de mode ; et aussi un immense voilier, dont les sorties en mer, en belle société, sont resplendissantes. Hippolyte compte des stars parmi ses amis, il peut vous en présenter certaines et même vous avoir un autographe ou un selfie. Il fréquente la jet-set, prend part à des fêtes ruisselantes d’or et de jouissance, parfois coquines, sur la côte tout l’été. Il minaude si on l’interroge sur ses conquêtes. Partout, en soirée, au club, à la piscine, au gymnase, au marché, Hippolyte ressasse et sème son train de vie. Il aime éblouir, il aime raconter des aperçus de sa vie, il aime que sa vie fasse envie à ceux qui ne peuvent se l’offrir. Et on l’écoute.

Mais pourquoi donc, étant si fortuné s’habille-t-il de si modeste façon ? On ne l’a jamais vu autrement qu’avec ce triste blouson en faux cuir. C’est, dit-il, parce qu’il ne se réfugie pas dans les apparences, la mode ne l’intéresse pas. Et sa mère, si célèbre et reconnue, pour quoi donc ne la voit-on jamais près de lui ? C’est parce qu’elle travaille beaucoup, et d’ailleurs, son agence est à Monaco, là où elle a sa fameuse villa. Où donc, dans quel quartier se trouvent ses appartements ? Los Angeles, c’est grand. En fait, il n’en sait trop rien, achète et revend, ça change tout le temps ; peu importe, d’ailleurs, ça ne l’intéresse pas, et il n’a pas la mémoire des noms. Nous recevra-t-il chez lui, dans son vaste loft parisien, pour une soirée électrique ? Plus tard, des travaux qui traînent, et beaucoup de désordre, mais avec plaisir le temps venu. Nous invitera-t-il alors un été quelques jours, à Monaco, dans cette fastueuse villa ? On verra cela, mais il n’ira pas nous chercher à la gare ; et la pente est raide, qui mène à la villa. Et ce yacht ? Il est en maintenance, cela prendra du temps. La Porsche, pour une belle virée, nous emmènera-t-il ? Certes, mais pas pour l’instant, il l’a prêtée à un ami célèbre, qui est en Italie pour un long moment. Et ces célébrités amies, nous en présentera-t-il un jour ? Rien n’est moins assuré. Il ne répond pas de leur envie de vous connaître, ces gens-là sont si facétieux. On l’écoute, Hippolyte, il s’essouffle, comme on l’écoute encore.

Mais personne ne le croit, Hippolyte. Il ne le sait pas, et continue son numéro, persuadé de voler, de briller, de cingler dans les airs avant de rentrer dans ce logis étroit de banlieue où il vit seul avec sa mère. Hippolyte est ainsi, tel l’exocet qui force son élément pour scintiller un si bref instant, hors des flots, vers le soleil. Mais très vite, sitôt exposé à l’air libre, sa nature l’appelle, il lui faut respirer, et redescendre dans son élément, s’enfoncer loin sous la mer grise. Et les goélands, si loin dans les hauteurs solaires, crient et rient.

 

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Hyacinthe est quelqu’un de bien.  Dans toutes les assemblées, encore et partout, de lui, il n’est dit que ça. Chacun loue cette évidence. On l’affirme, on le répète, et tous ceux qui l’ont approché souscrivent à cette même opinion. Même ceux qui n’ont pu le rencontrer vous le diront, c’est vraiment un homme bien.

On ne connaît point la cause de cette notoriété, ni le détail des qualités qui la justifient, tant elle est belle et forte à travers tous les jugements qui la fondent. D’aucune façon, il n’y a lieu de s’interroger. C’est vraiment quelqu’un de bien, Hyacinthe.

Mais que fait Hyacinthe dans la vie, où est-il, quel âge a-t-il, où habite-t-il ? Est-il heureux, plutôt riche, plutôt pauvre, est-il bien portant aujourd’hui, ou est-il malade ? Est-il amoureux, est-il au travail aujourd’hui ? Quelle est exactement sa profession ? Qu’a-t-il pris sur lui pour soulager les autres, que leur a-t-il donné ? Qui donc l’aura vu récemment, est-il en voyage, plutôt par ici, ou parti très loin ? Lui aura-t-on parlé au moins ? Sait-on d’ailleurs, s’il est grand, petit, assez roux ou très brun, ou simplement chevelu ? Qui est-il donc vraiment, lui que chacun juge et connaît, sauf celui qui dit cela ? Est-il vivant, depuis ce temps qu’on en parle ?

Tout ce qu’on sait d’Hyacinthe c’est que c’est vraiment- ah oui – quelqu’un de bien. Et il n’est pas besoin de savoir pourquoi. Car il y a de nos jours et dans nos usages, des phrases toutes faites, qui s’envolent et planent dans l’air sans qu’aucune volonté ne les active, dont nul ne connaît l’origine ni la conclusion, puis se posent sur des têtes et collent sur les peaux, si bien que les relations des gens se font et se défont sur cette sorte de vent. Des phrases qui parlent des gens, et qui comptent bien plus que les gens dont elles parlent.

 

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Ménalippe est admiré et respecté; car voyez-vous il travaille au Cabinet. Du ministre, du président peu importe. Il bosse dans un cabinet. Il est haut placé, et il le sait, et on le sait.

Dans la journée, il passe un tas de coups de téléphone à des gens très importants : un accident sur la nationale il appelle le préfet. Une manifestation de grévistes et il appelle un ministre ; et le ministre le rappelle pour faire le point. Une délégation de paysans, de professeurs, de notaires ou de pauvres gens, c’est lui qui reçoit, écoute et répond. Il s’active, il alarme, il traite ; il règle les dossiers. Il en ouvre d’autres. Parfois il se déplace jusqu’à la province pour représenter le ministre ou le président et régler des problèmes sur place. Il travaille dans un Cabinet.
Le soir, il reste tard, car il doit vérifier les parapheurs à la signature du ministre. Ou du Président. Il veille, et coordonne ; il supervise un tas de collaborateurs, d’experts, de conseillers, qui ont préparé des courriers, des notes, et des fiches pour le ministre. Ou le Président. Ménalippe  doit s’assurer que tout cela est d’équerre avant signature. Il a le pouvoir de suspendre un courrier, ou reporter une réunion. C’est cela, travailler au Cabinet. Car Ménalippe est membre influent du Cabinet.
La nuit, l’activité ne s’endort pas. Ménalippe est toujours là pour ne dormir que d’un œil. Il veille encore, et surveille. Même abandonné si peu dans un pâle sommeil, il frémit parfois et continue de baigner dans les affaires publiques. Il frémit, et même sursaute et grogne. S’il y a une catastrophe, un coup média, une alerte, il sera là. Car voyez-vous, Ménalippe travaille au Cabinet, et c’est un labeur sans repos. C’est une vie.

Mais quand tout le monde est parti, alors, Ménalippe, épuisé de tant d’énergie et de devoir accompli, a besoin de soulagement, et d’un si précieux moment de calme, pour se retrouver un peu lui-même ; alors, il passe une fois par jour, aux cabinets.

 

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La nouvelle effroyable est tombée qu’une comète d’un milliard de tonnes va percuter la terre ; il n’y a aucun espoir de dévier le monstrueux aérolithe. C’en est fini de la planète et du genre humain.

Aussitôt, chacun s’empresse de jouir des dernières heures que le destin lui concède. On est saisi du vertige de cette négligence qui a dissous tous les plaisirs vrais de la vie depuis tant d’années, au profit d’un présent incolore et indispensable. Dans cette frénésie sans recul, on se demande, quel désir, quelle grande chose, quel suprême exploit accomplir avant que le néant ne l’emporte. Voici l’humanité toute entière mobilisée à cette obsession si pressante.

Alors Pamphile, changeant son pas, se décide  à aller voir la mer, mais faisant alors demi-tour, il entre dans une église puis en ressort aussitôt, car il doute depuis toujours, et se décide à sombrer seul, avec son livre préféré, pour reprendre ensuite le chemin de la mer ; Hermas prend un billet pour la Zambie, pour assouvir sans tarder son rêve de tirer un buffle ; Chrysippe, déchiré de la fièvre soudaine d’aimer et voyager, regrettant de s’être autant ennuyé quand la vie et la jeunesse palpitaient de trésors aveuglants,  se précipite sur Zélie qu’il ne connaît pourtant pas – si peu remise de l’échec de son équation qu’elle se remet à son calcul – et la demande en mariage ; Acis retire toutes ses économies de sa banque, et s’offre en haletant cet étrange costume aussi coûteux qu’un manoir qui, depuis si longtemps, le magnétise de sa vitrine avenue Montaigne. Alcinte se résout à porter secours ou plutôt soutenir les enfants dans la terreur, ou leurs parents, mais se ravise et ne fera rien ; Alcinia explose enfin à force de gonfler. Timante, comme soulagé, contacte très vite, la belle escort qu’il contemple en secret sur Internet depuis des années. Dorinte engage précipitamment, dans les bureaux à présent déserts, ce travail jamais vraiment fini mais longtemps rêvé d’une géante base de données de tous les dossiers qu’elle a menés à bien, depuis tant d’années de labeur.

Et tant d’autres de s’agiter, heureux ou malheureux jusqu’à ce jour, pour escalader l’Everest, traverser le Pacifique en vélo aquatique, contempler le lever du soleil sur les pyramides, se suicider devant le Taj Mahal, s’élever en Montgolfière par-dessus le Namib, embrasser la Joconde, parler enfin à la jolie voisine du palier d’en face, insulter son patron, avaler un jéroboam de Romanée-Conti, et bien d’autres compulsions ultimes trop contenues.

Mais Straton, immobile dans la cohue, ne fera rien d’inhabituel en ces dernières heures et ne s’écartera pas de l’horlogerie de ses usages : lui, il regardera passer les heures de l’après-midi, si délicates et parfumées de leur torpeur, il errera un moment sur le quai Saint-Bernard, admirant comme à l’ordinaire les parures des passantes et les échappées des mouettes, goûtera encore la brise et le mouvement des feuillages. Car seules les belles habitudes gardent le goût absolu de la vie. Puis, il lèvera les yeux, et captivé de l’embrasement de l’azur quand la masse fatale heurtera l’atmosphère, disparaîtra en souriant dans l’énorme lumière.

 

 

©hervéhulin2023

Céphise à l’habitude remarquée de rire haut, en montrant ses dents qu’elle a blanche.  En parlant, elle fait toujours des gestes des mains, qu’elle met en avant pour qu’on les voie. En écoutant, elle fixe son regard, qu’elle cultive comme profond, noir et brillant. En riant, elle met la tête un peu de côté. En travaillant, elle garde la tête bien droite, et plisse toujours un peu ses paupières. En marchant, elle met lentement un pied devant l’autre, et ainsi de suite sans varier de discipline. Souvent, aux beaux jours, elle se déchausse discrètement d’un pied sous la table, pour faire voir, dans le message de sa peau nue, comme elle peut être sensuelle. Mais tous ces gens qu’elle fréquente sont bien décevants assurément, qui ne voient en Céphise qu’une femme trop forte, bruyante, insupportable à force d’apprêtements. En dormant, elle ronfle fort; tel est son authentique secret.

 

Dorinne ne sait rien faire, elle n’a ni talent ni savoir ; et pourtant tout le monde attend qu’elle montre ce qu’il convient de faire. Elle porte des faux cils et des seins refaits; et pourtant tout le monde la juge belle, son apparence est guettée, et il est indispensable, surtout chez les jeunes filles, de lui ressembler. Elle ne sait pas écrire, son vocabulaire est maigre et elle peine à former une phrase complète ; tout le monde la lit pourtant avec impatience et souvent même, passion. Elle est complètement inutile, incapable d’inventer une solution pour un problème et n’a aucune idée de ce qu’est la vie des gens ; tous ces mêmes gens la croient en espérant chaque jour sa parole pour savoir ce qu’ils ont à faire. On peut donc penser sans lui vouloir a mal qu’elle n’a pas de substance et peut-être même qu’elle n’existe pas. Serait-elle virtuelle ? Elle ne vit que dans des écrans et sous des messages numériques. Peut-être n’est-elle pas véritablement vivante, mais Dorine existe hélas : elle vit d’une sorte de profession que la ville adore et cultive, et qui fait toute sa fortune de l’ignorance de la foule. Dorine est une influenceuse, et c’est, paraît-il, un métier d’avenir.

 

©hervéhulin2023

Être utile en société est la vertu de l’idiot; par ses propos hors de propos, ses contorsions en guise de politesse, ses bruits en lieu de réflexion, il va alimenter de son audience, l’indispensable sentiment qu’elle est loin d’être sotte; il est loisible à tous, pour un coût mineur, de se contempler dans ce miroir inversé de soi-même que polit la sottise de l’autre, comme de se rassurer de sa propre intelligence, pour conclure enfin, après une soirée de contrevérités, de bêtises et de conspirations, que décidément, chacun ici présent est loin d’être assimilable à cet idiot ; voici qu’il est grand temps d’aller dîner entre gens sages.

 

 

©hervéhulin2023

Si on fait le partage, dans une conversation de société, de tous les propos soutenus, pour mettre d’un côté tout ce qui procède de l’inutilité, de la puérilité, de la conspiration, de l’ignorance, de la futilité, du superficiel, du déjà-dit, de la banalité, de l’animosité, et enfin de la vanité, et de l’autre côté, ce qui procède de la forme la plus simple de sagesse en quelques mots, alors l’immense et éternelle rumeur des paroles sur la terre cesserait d’envahir la vie des hommes , pour le bien-être de tous: dans ces beaux instants de silence, il y aurait sans doute plus d’espace pour un chant d’oiseau, ou un moment de musique.

C’est une affectation commune, pour une personnalité d’un rang élevé dans la cité,  que de ne pas marquer les contours des privilèges qui lui sont dus. Mais le jugement des autres, de ceux-là qui sont d’un rang très inférieur, avec une forme de sourire, lui en voudra toujours d’être à la place qu’il occupe: il exige qu’imperceptiblement, le puissant plie l’échine devant les humbles. Quand la modestie est naturelle aux indigents, elle est un jeu savant pour les riches. On veut ainsi s’habituer à ce que les puissants imitent bien des  postures qui sont si loin de leur natur . Et on n’a de cesse d’accabler celui qui parmi les grands, commet l’erreur de vivre selon son rang. On congédie un ministre, quand le journal publie qu’il a fait servir un homard à ses hôtes. Il en est ainsi dans ce curieux siècle. Il n’avait qu’à offrir des coquillettes avec un peu de beurre, et l’honneur de la République était sauvée.

 

©hervéhulin2022

Pour craindre à chacun de ses propos de n’avoir pas assez d’esprit, il faut inévitablement manquer d’esprit ; cette étrange préoccupation n’occupe que ceux qui scrutant avec obsession l’intelligence des autres n’y voient rien de ce qui leur ressemble, et se trouvent fort dépités de ne pouvoir atteindre par leurs mots ou leurs convenances des sommets imaginaires qu’ils ont eux-mêmes inventés pour leur souffrance, et qu’ils n’ont façonnés que dans la piètre estime qu’ils ont d’eux-mêmes. Car l’utilité d’une conversation consiste en peu de mots à trouver ce qui est juste, pour le plaisir de partager le verbe, la parole, l’idée. C’est la seule forme de l’esprit, de nos jours, qui est encore opposable à la qualité des hommes, et l’indigence fatale des réseaux.

 

 

©Hervé Hulin2023

Troïle est très en vue dans l’univers des réseaux et de la télévision. Il fait une émission et, non, même plusieurs. C’est peu croyable, la masse d’audience qu’il captive chaque jour. Il bouffonne avec aisance et rayonne avec talent dans toutes sortes de grimaces pour étonner et faire rire. Il n’est pas intelligent et ce qu’il montre peut le faire passer parfois pour stupide ; il y gagne encore de la célébrité – et de la fortune. Son langage est limité mais il parle beaucoup avec les mains ; il fait avec sa gorge et son nez toutes sortes de sons qui compensent l’absence de syntaxe. Ainsi, on l’adore et on en rit. Parfois dans ce qu’il dit ou dans ce qu’il fait dire à ses invités, on veut à tout prix trouver quelques signaux d’intelligence qui le rapproche de l’homme. Car il reproduit à la perfection les comportements d’acteurs ou de journalistes de notre temps, mais d’une notoriété très supérieure à la sienne, dont il nourrit et amplifie son geste. De temps à autres, il envoie ces sortes de méchancetés qu’en ville on aime tant pour les rapporter au terme d’un dîner ou dans le coin d’un salon ou sur la ligne d’un réseau ; il sait alors découvrir soudain une mâchoire acérée avec laquelle il mord : on aime cela. Ensuite, il n’hésite pas, pour gonfler l’attention, à parler joyeusement et sans fard de son intimité, ou de celles de ses hôtes, comme d’autres montrent leurs fesses. C’est donc une forme d’animal de média que l’on connaît bien et que l’on reconnaît à l’orée des jungles et des savanes. Ainsi est Troïle. Bête à marcher à quatre mains, exhibant son cul dix fois par jour pour marquer son territoire, avalant tout ce qu’il trouve, doté d’une mâchoire de chien qu’il faut éviter, et restant tranquille à condition de ne pas être approché. Son métier l’a métamorphosé. Troïle est-il encore un homme où déjà un babouin ?

 

Thrason a beau réfléchir, il ne comprend pas ces lois nouvelles du prince qui obligent à la vaccination ; c’est entendu, cette prescription n’a pas de sens : il en déduit logiquement une manipulation de l’opinion.

Il ne comprend pas quelle cause génère un temps tellement plus chaud qu’avant ; il conclut facilement à une convergence d’intérêts et d’entreprises, qui entendent s’enrichir des solutions imaginées.

Il ne comprend pas pourquoi tant d’étrangers si différents de nous, se ruent ainsi, mus par un soudain et mystérieux élan, vers nos contrées et nos cités, alors que les peuples sont restés dans leurs frontières pendant des siècles : il sait parfaitement quel intérêt des puissants les pousse à remplacer des peuples par d’autres peuples.

Il ne comprend pas -encore- pourquoi il semblerait bien que les spermatozoïdes produits de nos jours soient moins nombreux et moins vivaces que leurs semblables il y a cinquante ans, alors que nos organes mâles ne se sont jamais transformés ; c’est donc qu’il y a forcément une machination scientifique, aux bénéfices évidents, qui conduit à cette grave régression.

Thrason ne saisit rien de toutes ces raisons qui font que les évènements passent naturellement hors de son entendement : il y voit ainsi la preuve que d’autres raisons invisibles déterminent tout cela, qui sont par nature- cette fois – à plus courte portée de sa raison.

Thrason est étonnant : il ne comprend rien, et grâce à ce défaut d’entendement, voilà qu’il devine tout de ce qui n’atteint pas l’esprit de bon sens, et ainsi comprend tout des vérités cachées à ceux qui n’en comprennent rien.

Comme ce qu’ils nous montrent est bien un miroitement inversé de l’univers ou les silhouettes en ombre deviennent de chair, nous sommes souvent perdus dans l’admiration des médias et leur émerveillement.

On y voit des fantômes de gens au caractère entreprenant qui s’imposent d’eux-mêmes, qui se produisent eux-mêmes et qui parlent d’eux-mêmes sans jamais s’effacer; ils laissent croire qu’ils sont toujours consistants de parole comme ils sont toujours    légitimes dans ce qu’ils taisent; ils savent percer l’écran, joindre vos cœurs, gagner vos idées et parviennent de la sorte, à force à multiplier les paroles et les images, à atteindre les oreilles de ceux qui nous gouvernent. Ces essaims d’ectoplasmes soudain remplis de leur propre sable s’en trouvent alors trop heureux d’en être entendus, et comme encore fortifiés dans leur vibration, car ils ont de commode pour les puissants que ceux-ci les supportent sans conséquence tel le plus petit insecte sur le cuir d’un pachyderme; mais bientôt, d’un frémissement de cuir ou d’un battement de queue, le grand animal s’ébroue, si bien que ceux-là qui croyaient avoir approché son oreille disparaissent, leur notoriété se dissout dans leur régression, leur gloire dans leur discrédit, mais toujours si riches et si célèbres que le monde, continuant d’ignorer qu’il a été trompé d’illusions, revient à son indifférence en attendant d’être à nouveau agacé par d’autres insectes qui les suivront.

 

 

©hervéhulin2023

 

Un homme qui maîtrise la science des médias maîtrise tout de lui-même, tout de son allure, son apparence et sa posture, du clignement de sa paupière jusqu’aux bruissements de son abdomen ; il sait prendre un air profond, ou joyeux ou impénétrable ; il sait cacher derrière un sourire les mauvais sourires de son intimité ; et comment contraindre son humeur pour épouser celle des autres, ou dissimuler ses élans pour parler contre son cœur en faveur de celui des autres.  Il sait ainsi invoquer le soleil avec tant de talent appris, quand il pleut tant dehors, qu’on finit par sortir vêtu d’une chemise de lin blanc.

Tout cet art de la fausseté est devenu un grand métier, qui rend cet homme si honoré et si recherché dans les méandres de la Cité. Mais ce grand art fondu de tant d’artifices et de labeur n’est soudain plus rien quand cet homme, lorsqu’il aura fini son cycle de gloire, et lorsque les médias en auront achevé la digestion, se retrouvera nu de toute notoriété et dépourvu de fortune. Alors, tout son ancien bagage lui paraîtra bien pesant, et tout aussi inutile à n’importe quel humain pour son bien-être et sa santé, que la franchise, la sincérité, et là vertu de ceux qui ont fait un temps de cet homme un des maillons indispensables de la vie publique.

 

En contre-jour des postures et de l’apparat des mondanités, dans la démultiplication de gestes des courtisans ou des intelligents, dans le frisson des rassemblements que les cultes et les réseaux appellent, un nom est écrit. Sur tout ce qui cherche un sens, ou a déjà trouvé le sien, sur les panneaux de signalisation, les rocades et les ronds-points, sur tout ce qui se meut et emporte ce qui ne se meut point, sous les angles, les cercles et les droites et tout de leur vérité physique, un nom est écrit. Dans les soirées de beaux esprits, la grimace du bouffon, les files d’attentes des soupes populaires et des entrées de cinéma, les jeux du cirque et les philharmonies, les brasseries et les cantines d’entreprise, ce nom est écrit. Aux enseignes des commerces bien sûr, sous les portes de service des derniers palais, sous l’ego des architectes, sous le pseudonyme des vedettes, les caprices des divas et le traitement de texte des plumitifs et des fonctionnaires, autour de l’éblouissement des médias, ce nom est écrit. Dans le sourire du prince à chacune de ses promenades, à chacune de ses lois, la courbure de ses affidés, la volonté des ennemis de l’État ou la fragilité de ses amis, dans les remords de l’intérêt général, derrière la fatigue des républiques et les folies rentrées des révolutions, dans le cercle des faiseurs et des penseurs, ce nom est encore écrit. Dans le désespoir des foules, et l’orgueil du genre humain ; sous la peau caressée et le filigrane des passions, parfois même, dans l’éclat du hasard, et l’attente de la gloire, son nom est toujours écrit. En tout cela et plus encore, ineffaçable, est écrit le nom de l’argent.

 

 

 

 

 

Il y a des gens dont le seul métier est d’être vu et entendu par des millions d’autres. Que font-ils, que savent-ils, que donnent-ils ? Des paroles et des images, en rapportant, d’autres gens, les paroles et les images, qui partagent ce métier. Plus ils se montreront, plus leur gloire, gonflée de vent, se détachant peu à peu de l’horizon commun, s’élèvera lentement vers les hauteurs. Plus cette masse gazeuse monte vers la nuée, plus le vide qui la compose lui pèse et en altère l’ascension. Plus ce vide se montre, éclairé de son propre reflet, plus l’opinion s’éloigne, dont le jugement se fait sévère. Plus sévère est l’opinion, plus il faudra à ces esprits pauvres être encore vus et plus encore entendus ; c’est là leur unique remède, perdus dans cet océan de vanités. A défaut d’être aimé de quelques-uns pour ce qu’on est, on est plutôt reconnu cent-mille fois pour le vide coloré qu’on va exposer à la multitude.

 

 

                                               hervéhulin©2023

Le malheur des gouvernements de notre époque, qui laisse une heureuse liberté d’opinion à chacun dans la cité, est d’être en toute circonstance, accusés sans relâche par leurs sujets, des défauts et des vices de ces mêmes sujets. Ces derniers ne veulent voir dans ceux qui font les lois que la tentation de l’intérêt particulier pour échapper à l’intérêt général, et la primauté de l’ambition sur la volonté commune.

Mais qui donc assujettira le sens de sa journée, l’affection de sa famille, le niveau de son impôt, le principe de sa propriété ou de son travail, au sort de celui qui accablé de misère, reste sans toit et sans soutien endormi sur le bitume ? Qui donc renoncera, exhortant la passion de l’égalité, à la possibilité de déroger à une obligation citoyenne plutôt contraignante, s’il n’en a qu’une seule occasion ? Franchira la ligne blanche si cela peut accommoder un meilleur délai, ou laisser entrevoir un possible succès pour sa personne ? Contournera la ligne droite, si le prix de la courbe est à son avantage ? Ainsi sommes-nous, qui, dénonçant l’impéritie des puissants, ignorons notre impuissance à devenir meilleurs.

 

 

 

Il est fréquent d’être porté par un esprit de morale et le souci de faire le bien quand on contemple nos semblables, et leurs travers et leurs vices dans toutes les facettes de leurs conditions, toutes les apparences des sociétés, sur toute l’étendue de la planète. Combien de crimes et de renoncements devons-nous supporter chaque jour de la part de cette espèce qui est la nôtre ? Mais ne reprochez pas au genre humain et aux hommes et aux femmes qui le composent d‘être veules, cruels, égoïstes, violents, cupides, bornés, incultes, fanatiques, avares, absents, sauvages, dispendieux, bref, détestables en tout point, car n’oubliez pas que vous êtes de la même substance ; nous partageons ainsi cette médiocrité comme un commun patrimoine. De ce flux noir qui ne cesse de ramifier, il n’y a pas lieu de désespérer absolument : si l’être humain est capable de quelque partage que ce soit avec ses semblables, il ne saurait être si mauvais qu’on ne le croit.

 

Métaphraste souffre d’une maladie qui ne se soigne pas: il veut réussirRéussir dans le métier et la carrière et figurer parmi ceux qui comptent. Il veut avancer encore et encore, et chaque jour qui passe nourrit cette fièvre. Plus il fréquente, plus il rencontre autour de lui, et plus son ambition le rend souffrant. Il est en écoute à chaque minute, et en mode veille sur toute sorte de chose, des grandes et des petites, mais toujours là. Il distribue sa carte par liasses, il sillonne les réseaux de ses mots. Il se précipite vers vous, et vers d’autres, pour rendre service, et vous dire ce qu’il convient ; il fera le mystérieux, jouera l’influent, mais vous garantit qu’il accomplira ce qu’il faut à votre service. C’est lui qui fera le dîner de la promotion, et passera cent coups de fil à cet effet. Qu’une porte s’ouvre sur l’antichambre d’un préfet, une fenêtre, ou même simple lucarne, sur le cabinet d’un ministre, et le voici qui s’engouffre sans attendre qu’on l’appelle, pour s’y montrer et s’y faire reconnaître. Un colloque, apprend-t-il, s’organise pour cette semaine? Il fait des pieds pour en être, des mains pour y parler de ce qu’il connaît, s’y invite quand la réponse ne vient pas assez vite, et vous pouvez lui faire confiance : il prendra la parole, et ne lâchera pas le micro ni l’écran avant d’avoir brillé. Il rentre tard le soir, à peine pour embrasser ses enfants, et le fait savoir partout où il le faut. Mais ce n’est pas encore assez pour réduire la température et la soif qui le tenaillent.

Pour apaiser cette fièvre, ses amis et ses collègues lui disent bien qu’il fait un parcours admirable, que c’est un sans-faute, et en chaque occasion, il lui est répété qu’il ira loin. Mais si on lui dit qu’il ira loin, n’est-ce pas le signal qu’il est encore trop près et qu’il faut encore vite avancer ? Mais redoubler d’effort ne lui fait pas peur. Cette énergie d’aller plus avant et plus haut qui le brûle délicieusement lui remplit tout le corps et l’âme en même temps, alors que la distance enviée et la hauteur aperçue n’existe que dans sa tête. Métaphraste souffre d’une maladie qui ne se soigne pas; il a réussi et veut réussir encore.

 

©hervéhulin2022

Ceux qui ont mieux réussi leur trajectoire en société que d’autres, nous les admirons parfois tandis que dans leur cheminement, ils nous étonnent. Mais limitons à ça notre regard et n’allons point au-delà. Car parmi ces nombreux-là, il y en a tant qui ont renoncé à de beaux et justes sentiments, tant qui ont sacrifié les émotions attendues, qui ont vendu leur fierté pour trois titres vains ou cinq marches sur l’échelle de la gloire qui en compte plusieurs millions, qui ont écourté leurs amitiés ou les ont simplement vendues, qui ont renoncé à leurs familles et délaissé ces enfants qui attendaient bien tard le soir, et bien d’autres qui auront oublié leurs opinions pour avancer encore et encore, et tous ceux-là ne manqueront pas de s’en souvenir en secret un jour. Ils sont allés dans la carrière comme jadis on allait au couvent, en s’inventant une vocation qui ne ferait, en s’asséchant avec l’âge et les désillusions, que découvrir lentement l’horizon des vies délaissées.

Tout ce qu’ils ont gagné, tout ce qu’ils ont acquis, l’aura toujours été à titre onéreux et de faible bénéfice, à un prix qu’aucun sage ne voudra donner: tout renoncement à ce qui fait la vie plus douce est d’un coût insoupçonné au moment de l’achat : ce même prix dans les vieux jours saura leur rappeler son poids. N’envions à aucun de ceux-ci la gloire de leur carrière.

 

 

 

Être un homme de mérite est toujours un agrément pour autrui, mais parfois une épreuve pour soi-même. Artémon est apprécié de juste valeur, par ses pairs et ses subalternes. Sa réputation assise avec solidité, il lui aura été facile de monter des échelons. Regardez-le, son aisance et sa réussite font envie. Voyez comme il est concentré sur cette présentation, comme il est réactif dans cette réunion. Mais que savez-vous de son visage intérieur ? Au fonds, subsiste une pâle sentine ignorée de la lumière ; Artémon, chaque seconde, doute du cheminement de sa vie. Cette invisible réalité des âmes, quand vous le voyez si attentif au travail, veut qu’il ne pense qu’à de belles choses jugées de faible prix. Les papillons, les oiseaux, les fleurs. La ligne bleutée d’une crête lointaine, un rire d’enfant sur la plage.  Quand il est seul, face à son miroir, ou dans l’instant précédent le sommeil, il lui semble être un imposteur suffisamment habile pour jouer ce qu’on attend de lui, mais toujours à la merci d’un regard ou d’un glissement qui le trahiront pour toujours. Souvent, il fait le rêve qu’il est perdu dans les couloirs familiers de ses bureaux, qu’il a loupé par inertie une importante échéance comme il était occupé à lire un poème, ou encore, face à un public noué à sa parole, qu’il ne sait pourquoi il est ici, ni ce que lui veulent ces gens. Mais aussi qu’il doit entrer quelque part où il est attendu, et que la double porte en est fermée quand elle devrait être ouverte. Pire encore, qu’il a une décision à prendre devant un auditoire pressant, de cent visages au moins, et ne sait rien faire de ce qu’on attend de lui. Artémon depuis des années est hanté par le duel intime de ces deux moitiés d’âme, et redoute leur inversion au grand jour.

Il ne sait pas, Artémon que tous ceux qui l’observent et le jugent chaque jour, tous ceux qui le reconnaissent, tous ceux qui le gratifient de louanges, souffrent du même mal, partagent les mêmes songes, nourrissent la même frayeur. Il ne sait pas, Artémon, que tous ceux-là partagent avec lui cette émotion secrète

©hervehulin

 

Qui connaît Caton ?  Constamment loué grâce à la douceur de son propos et l’harmonie de son esprit, ce qu’on apprécie dans sa compagnie, plus encore que l’attention qu’il offre à tous ceux qui le connaissent, qui le fréquentent et s’en réjouissent, c’est cette façon de ne jamais heurter dans la conversation par une parole sans nuance, et cette douceur respectueuse qu’il imprime sitôt qu’il parle. Toujours en société, toujours entouré, il reste d’humeur égale et sait s’accorder avec les sortes de caractères que la journée lui envoie, du plus tourmenté au moins difficile. L’unanimité sur sa personne atteint les effets d’une symphonie.

Mais qui est Caton ? On ne lui connaît pas d’épouse ni de maîtresse. Liant qu’il est avec chacun, on ne voit jamais ses amis, on ne lui devine que très peu de compagnie.  Mais on ne parvient à savoir si une telle tempérance dans le monde est assorti de sentiments partagés. Quel est son métier ? Quelles sont ses passions ?

Quand vient le soir, le profil change dans cette intimité invisible du monde. Le voici qui rentre, après un long transport dans la foule soudain indifférente, à son domicile, étroit et peuplé d’un vieux chat et décoré de papier peint à grosse fleur. A peine refermé la porte qu’une nouvelle vie se détache de celle reconnue. Il est alors devant l’écran de son petit ordinateur, et l’infini des connexions avec l’univers s’ouvre à lui. Il s’active sur son clavier.  Les réseaux captent son verbe, le propulse derrière l’horizon imaginaire des applis, et diffusent dans l’univers l’électricité de ses avis. Partout ailleurs dans la Ville, dans le monde, sur des nuées d’écrans et devant des regards captifs, des vies solitaires, des esprits fatigués, ses phrases cruelles s’étirent et attaquent. Pas un évènement mineur du monde accompli dans la journée quelque part, ici ou ailleurs, qui ne rencontre son jugement, et inévitablement, sa condamnation. Les élites, les politiques, les Juifs et les Musulmans ; les banques et les paysans, les fonctionnaires et les patrons, les jeunes et les migrants. Les faibles et les autres.

Il déteste le monde, il se délecte d’agresser les lointains. C’est sa joie sans épuisement, que la tiédeur des journées ne pourra jamais lui offrir. Il n’est plus celui qui tout à l’heure collectionnait les embrassades. Dans la haine et sur le net, il est enfin lui-même. Qui reconnaîtra Caton ?

 

Tu es bien seul, Cléarque, et déjà assoupi, tu regardes la pluie palpiter sur la vitre. Derrière toi, un salon cossu ordonne la bibliothèque. Ton nom apparait parfois sur la tranche de tabac brunie des livres. Tu rêves à quelque chose d’enfui, tremblant d’une saveur invisible, et comme du sel délaissé après le repli sur l’étiage, innocent des mots encore à venir.

Qui es-tu donc, Cléarque, dont la plume si notoire aura tant voyagé et cueilli la gloire, toi qui as bâti tant d’ouvrages tellement vendus et reconnus et souvent lus que même en Chine on peut citer ton nom et au moins trois titres de tes romans ? Mais de qui donc une seule de tes lignes aura changé la vie, pour te dire une seule fois merci ?

A présent, les années plus nombreuses que tous ces écrits pourtant déjà peuplés, qui auront tant voyagé parmi les continents, viennent demander leur dû. Elles ouvrent dans leur sillage une immense plaine dont le vide montre au loin, en contraste sur un ciel blanc, un arbre mort. C’est dit, tu ne termineras pas ton nouveau pavé déjà bien entamé. Ils ne finiront pas leur trajectoire, tes personnages à peine éclos.

Alors, Cléarque, saisi de la torpeur douce du crachin d’octobre, tu regardes dans le miroir, juste derrière l’écritoire, et  tu te sers un sixième Ricard.

 

 

 

Clarice, Eutyphron, Oronte, Théodas, Alcinte, Glycère et Dosithée, bien que de personne et nature si différentes, sont mus d’une même passion pour l’ailleurs. Ils ont accompli ces derniers jours ensemble un beau voyage. Ce fut une jolie croisière, ou un superbe périple, ou un formidable circuit, comme on le voudra. Quel que soit cet ailleurs, eux qui ne se connaissaient point avant le départ, en ont partagé avec émotion toutes les faces. Civilisations, nature, culture et musée, safari, musique et festivals, pèlerinage… Ils se sont extasiés ensemble devant une même splendeur. Ensemble, ils ont traversé le même étonnement. L’émotion, le souvenir, la communion, c’est ensemble qu’ils en auront recueillis la moisson.

Les commentaires du voyage appelaient, chaque soir de chaque étape, dans le confort des lodges et des hôtels, au diner, au bar, à la piscine, des souvenirs d’autres voyages. On échangeait. Du fond des souvenirs, apparaissaient des passions, des sujets communs de joie et de plaisir, des découvertes, on se croyait seul à les avoir vus et non, voici qu’on ne l’est plus par la seule évocation des distances traversées. Ainsi, d’autres que soi-même ont connu le bonheur tremblant d’avoir pu saisir la grâce de la Pieta, l’échappée d’un léopard sous les acacias, le mystère d’un temple khmer, le tournoiement magnétique des derviches ; et que dire encore de la majesté du Nil ? Ils jurent même de s’être un peu retrouvés, soi-même dans ce partage émerveillé.

« C’est la magie des voyages » diront-ils, une fois arrivés au terminal du retour.

Les voici qui ont récupéré leurs bagages. Comme une volée de moineaux, sitôt échangées les adresses, ils s’embrassent, ils se dispersent, dans la hâte de retrouver leurs foyers. Ils ne se verront ni se parleront plus jamais, eux qui, d’ailleurs, s’étaient si peu vus et si peu parlés, tout occupés à vanter les sites et les paysages lointains, à parler d’eux-mêmes aux autres. Ils n’en oublieront rien; mais de l’individualité de l’un, rien n’aura subsisté  dans le coeur de l’autre, après trois messages et six photos sur les messageries, et au terme de quelques semaines, désintéressés du sort des autres voyageurs, ils mettront autant d’ardeur à s’oublier qu’ils avaient mis de célérité à se rencontrer, et auront effacé à jamais le nom de Clarice, Eutyphron, Oronte, Théodas, Alcinte, Glycère et Dosithée.

 

 

©hervehulin

 

 

 

 

Ce qu’il peut arriver de pire,  Césonie, vous exclamiez-vous? Et de répondre vous-même à votre question: « ne pas être aimée, comment peut-on vivre sans être aimée? ».

Pourtant, on vous répondrait: on s’y habitue sans doute, comme d’être myope ou chauve. Regardez donc ces gens qui peuplent nos villes et nos campagnes de si grandes solitudes, ces légions d’humains qui si soigneusement alignés, regardant chacun devant soi, s’ignorent, se parlent si peu, et restent sourds à ces voix distantes pourtant si semblable à la leur…Vivre avec l’habitude d’avoir quelque chose de moins que beaucoup d’autres, mais vivre quand même. Ne pas être aimé, certes, mais regardez: le soleil se lève quand même et le soleil se couche, les saisons passent et viennent, les galaxies naissent et se consument, les métros arrivent à l’heure, les foules marchent dans les rues et les avenues, les humains crient et voyagent, les esprits chantent- et chacun est toujours vivant. Avec un peu plus de sel et de tendresse, amassés en soi.

Voyez-vous, Césonie, c’est la première vertu de l’homme que de s’habituer à se passer des autres.

 

©hervéhulin2022

 

Il peut sembler acquis, telle une loi du bon sens, qu’on ne puisse rire que des choses comiques. Il ne serait pas besoin de disserter sur ce qui est drôle ou non. La matière du drôle est une évidence, comme un signal propre de notre espèce qui traverse les continents et rassemble dans ses effets toutes sortes d’hommes et de sociétés. Mais peut-être pas.

On voit bien des gens, sans doute d’une autre espèce, qui rient des choses drôles- parfois-, mais aussi de celles qui ne le sont pas – souvent. Dites quelque chose d’amusant, ou de stupide : ils riront, peut-être plus de vous que de l’amusement en question. Dites quelque chose de grave sans même être austère, et vous les verrez qui pouffent, avec des regards appuyés. Ils riront de vous encore, ils riront de tout. N’énoncez que des choses vraies, belles, ou sages, ils riront encore.  Ils tourneront en ridicule ce qui fait du monde sa beauté ou sa gravité. Comprenons qu’ils ne rient pas des choses, mais des gens. La moquerie leur tient lieu d’espace, et la raillerie, de respiration. Ils railleront encore et toujours entre eux, comme saisis de l’obsession d’un chemin tracé, comme une façon pour des moineaux soudain apeurés de s’envoler. Mais de quoi donc ont-ils peur ?  D’une vérité – il faut l’avouer – malmenée au commencement de ce paragraphe : le genre humain n’a pas le monopole du rire. Il le partage avec les plus évolués des singes.

 

 

©hervehulin

Elamire est bien souvent critiquée par ses proches, ses commensaux et ses collègues. Car Elamire est jugée comme une ambitieuse; c’est un fait qu’elle aimerait bien réussir dans ses entreprises, et s’élever dans la société. Elle le dit, ose l’exprimer, et n’hésite pas à répondre et développer si elle en voit l’intérêt. Elle croit dans sa trajectoire. Mais c’est une ambitieuse, dit-on d’elle, et voilà tout.

On rit de la confiance qu’elle montre en elle, des qualités qu’elle s’attribue. Lorsqu’elle exposera ses idées, ses projets pour elle-même et sa carrière, on l’écoutera avec une attention fermée ; mais sitôt qu’elle aura quitté la pièce, tout ce qu’elle aura dit sera passé sous le tamis de la pire dérision. C’est une ambitieuse, répète-t-on.

C’est ainsi ; personne n’estime Elamire, car nul ne juge sa personne à hauteur de ses ambition. Ce n’est qu’une ambitieuse, dit-on toujours.

Mais voici que par une faille étrange et soudaine dans la configuration des choses, le sort bascule. Voici soudain qu’Elamire s’élève par dessus les rangs de la société telle une montgolfière par dessus l’horizon. Tout lui rit, la fortune la gratifie en toutes ses initiatives. Elle réussit, elle monte encore, les puissants la repèrent, l’embrassent, l’acceptent dans leurs rangs; ses talents, désormais justement valorisés, résonnent dans tous les espaces que le monde intelligent autorise. Le prince la reconnaît, l’appelle, la nomme et la récompense. On la presse pour des faveurs. Ses conseils sont espérés, ses interventions tellement priées.

Elamire est à présent sans cesse complimentée par ses proches, ses commensaux et ses collègues. La pertinence de ses  justes ambitions sans cesse est louée. Tous estiment Elamire à présent, et attendent sa bienveillance. Car s’ils ont changé leur avis, ils n’auront changé ni d’esprit ni de posture.

 

 

© hervéhulin

Tout le monde ici adore Cydias. En dix années de service dans l’entreprise, il aura recueilli,s ur sa personne, le meilleur assentiment. De lui, que dit Thaïs ? Qu’elle admire et qu’elle reconnaît toutes les vertus qu’il a déployées chaque jour depuis ce temps qu’elle l’a vue arriver, sans doute la première à lui faire sa place qu’il ne parvenait à creuser, tant le malheureux était alors submergé sous sa propre timidité.

Car il fut un grand timoré, ne l’avons-nous pas oublié, qu’il était comme statufié au seul principe de croiser un dirigeant, ou même une femme, dans le couloir. Quel cheminement accompli, souligne Thaïs, et c’est bien ainsi. Et Hérille, qu’ajoute-t-il à ce propos ? Qu’il a toujours beaucoup apprécié l’intelligence de Cydias, et sa gentillesse, bien que sa position n’aie pas toujours était facile à tenir, quand le grand directeur l’appelait à monter dans son bureau, sans préavis, ainsi, tout de suite, affaire tenante, et jetant au sol un stylo, éparpillant un dossier, un sac de trombones, ordonnait tout sourire au pauvre garçon de ramasser, pour le congédier sitôt fait, riant et faisant rire autour de lui de ce tour, tant et tant qu’Hérille d’ailleurs, se vit un jour obligé d’intervenir pour dire au vieux une fois pour toute de cesser ce jeu stupide. Dosithée peut lui aussi renchérir sur les qualités de Cydias, et sa juste et belle carrière jusqu’aux fonctions qu’il a en charge aujourd’hui, et dont il s’acquitte si bien ; c’est vrai que le garçon si charmant, si doux, aura eu de la peine à construire son autorité sur ses équipes, alors qu’il est si terriblement effaré devant les femmes, ce qu’on ne sait peut-être pas, mais à cause surtout de ce drôle de menton dont il fait un terrible complexe, sans doute exagéré, de sorte qu’on peut dire qu’il est encore probablement vierge à son âge, ou tout comme. Et Theomas, enfin, conclura-t-il sur l’admiration universelle pour l’admirable Cydias ? Que non, dira-t-il, tous les éloges possibles ont été accomplis par ceux-là si dévoués que désormais, – le savait-on déjà, ou pas encore ? – Cydias dirigera dès demain.

 

©hervéhulin2022.

Quel étrange déclin de la liberté que de penser avoir raison en inventant chaque jour ce qui doit être, contre l’évidence de ce qui est! La recherche de la vérité aura alimenté l’humanité et l’effort de ses plus beaux esprits depuis que notre piètre cerveau, et notre pauvre cœur, ont entrepris de fonctionner de concert. Les sages qui nous ont précédé ont construit toute sorte de progrès pour réduire l’ignorance et permettre aux hommes d’être moins seuls dans leur nuit.

Jadis, les Grecs ont édifié à cette fin, la philosophie, les Romains le droit, les Chrétiens la foi, les Arabes les nombres. Toutes ces sagesses et bien d’autres ont construit une intelligence des situations, et c’est ainsi qu’est survenue cette idée, que la vérité n’est sans doute pas unique, mais, travaillée continument par un doute bienveillant, approche, sans jamais achever ce mouvement d’avancée, d’une fin commune à tous les systèmes. La vérité, telle une fileuse à sa quenouille, permettait alors de tisser une concorde millénaire par le sens si immuable de ce mouvement.

Longtemps nous avons été ainsi habitués à ce que ce solide principe, si profitable a toute société, soit le fruit d’un rassemblement des idées vers une seule fin, libérer l’homme de son ignorance. Aujourd’hui, cette habitude est révolue, et la vérité n’est plus que l’affaire d’une profusion, qui entend multiplier les chemins, et leurs destinations, pour  qu’à chaque nouvelle, les sources en sont contestées puis décomposées jusqu’à ce que chacun, dans cet éclatement de confettis et ce tourbillon de considérations, se sente la certitude et l’envie d’apposer sa vérité propre sur n’importe laquelle des facettes du monde.

Dans ce siècle de nuée et de poussière que nous traversons, la vérité s’est trouvée dépouillée de cet équilibre, et son principe d’une convergence vers un point unique de progrès partagé par tous, a muté en un mouvement chimérique de divergences de conceptions et d’improvisations.

Mais une fois tissé, le fil ne peut jamais revenir vers le faisceau de la quenouille qui ne sait inverser son mouvement.

 

©hervehulin2022

Les belles actions se dessèchent et se gâtent sitôt qu’on en décline les intentions. Celui qui fait le bien avec la seule énergie de son cœur fait durablement le bien, et ne se contemple pas dans son miroir en murmurant ses compliments du soir.

Celui qui offre la vertu, qui fait acte de bonté en toute circonstance, qui donne toujours et par réflexe avec un bonheur gardé secret quand il se trouve face au dénuement des autres, est un vertueux. Il est probable que sa nature appelle alors quelque moquerie qu’on accrochera à son dos, car quelqu’un qui donne, de nos jours, sans faire savoir pourquoi avec grande publicité, n’est plus compris. Mais si ce généreux ne comprend plus la posture de ces gens, et de tout le monde qui va avec, quelle sorte d’importance pour le déshérité ?

 

Hervéhulin©2022

On se plaint souvent de nos jours: il n’y a plus de grands auteurs, de grands compositeurs, plus de grands politiques, et moins encore de grands philosophes ; mais y a-t-il encore des lecteurs encore attentifs pour les lire ?

Des auditeurs suffisamment savants pour les entendre? Des citoyens assez éclairés juste pour les croire ? Des sages pour les comprendre ?On se lamente d’une sorte de médiocrité des idées qui serait comme le brouillard de notre siècle. Mais avons-nous la certitude de disposer encore de tout l’entendement nécessaire pour apprécier le peu que nous donne encore l’esprit des autres ? S’ils sont encore parmi nous, ces esprits intelligents pour produire des grandes œuvres, et s’ils sont encore répartis dans la cité, ces autres esprits intelligents pour en saisir les beautés, les richesses et les sagesses, que ne se manifestent-ils pas plus souvent ? En faisant mine de regretter un passé glorieux des esprits, ne cherchons-nous pas à cacher l’indigence à laquelle nous nous sommes résignés ?

Atys montre peu de sentiments quant aux évènements et aux bouleversements du monde. Et des affaires humaines, qu’elles lui soient proches ou lointaines, aucune ne semble l’effleurer. De la carrière et du métier, de ceux qui s’activent dans le travail, il ne retient qu’un bourdonnement indistinct ; ces machineries-là le touchent bien peu, elles lui semblent trop grises. (suite…)

Il est un jardin que nous connaissons tous. Sont indispensables à nos civilités, son ombrage, sa fraîcheur, son espace et bien d’autres bénéfices des agencements savants qui ont permis de dominer sa nature originelle.

Nous y partageons des moments tranquilles, et d’autres, qui, selon le tourment ou le caprice des saisons, peuvent l’être moins. Le sol y est sensible, mais tout n’y pousse pas comme on l’entend ; souvent la meilleure volonté, et le plus parfait jardinage, ne suffisent pas à en garantir les floraisons, ou même la simple ramification des arbrisseaux. Il faut toujours y revenir, et veiller aux soins les plus attentifs, les plus constants, les plus serviles. Souvent, alors que l’implantation a semblé juste et son travail conforme aux édictions de la nature, force est de convenir que tout est à reprendre, car rien n’y est jamais parfait, et tout y est à parfaire encore et encore. Sous ce terreau d’apparence fertile, on ne finit jamais de découvrir ce sable tout de noirceur et de sécheresse, qui, alors qu’on le pensait révolu par l’effet du travail et de la culture, revient toujours se montrer sous la surface, et en menacer par sa substance, l’enracinement de toutes nos plantations. Sans cesse, il nous appartient de tailler sans faillir, et arroser, et tailler à nouveau. Et il faut admettre que ce labeur incessant nous lasse. Parfois, on serait même tenté de laisser la nature ancienne reprendre le dessus par quelques élans sauvages dont elle a seule le ressort. Nous voici près de baisser les bras. Pourquoi, somme toute, ne pas s’en remettre à la nature et ses lois faciles, qui ont existé bien avant nous ? Dans son agencement, rien n’obéit à la nature élémentaire de l’homme, mais tout n’est qu’apprentissage, tentative, et recommencement dans la tension éternelle de l’esprit.

La tentation de cet abandon est le propre de notre temps. La démocratie est un terreau si mince et si instable qu’il usera notre goût de cet effort dont l’inusable vanité nous épuise. Tout ce qui en fait la vertu et les bienfaits – ses institutions, ses lois, ses équilibres – est toujours produit de l’esprit cultivé des sociétés, mais  jamais de l’énergie de la nature.

Prenons garde : une fois le sable noir revenu par-dessus le sol, il est trop tard, et rien jamais ne fleurira.

 

hervehulin©2023

Voyez comme Valère est salué pour sa nomination, comme on va vers lui, et comme on se réjouit pour lui, qui porte si bien son succès. Seul son mérite lui a attiré cette récompense. Sa persévérance désintéressée dans le travail, menée à travers tant d’années, l’a mené à ce port. On sait combien Valère est travailleur, persévérant, et toujours droit dans la tâche. Par un juste décret, le voici promu à la légion d’honneur.

C’est aussi une semblable gloire de l’instant pour Lélie. On se presse autour d’elle avec ardeur. On loue sa vertu du partage, et sa générosité, et l’action de sa fondation. Cet ordre du mérite, enfin attribué par le ministre, honore des décennies d’engagement pour les malheureux. Lélie, voyez-vous, est vertueuse, et suscite l’envie d’imitation chez tous ceux-là qui la félicitent sans nuance.

Et pour le talent si reconnu d’Achante, direz-vous, cet Oscar dont la nouvelle est tombée cette nuit est toute justice ; cet esprit si fin, qui toujours a su faire rire sans jamais blesser, le voici jugé à sa belle valeur ; de toute part, on l’approche, se précipite, l’enserre ; on se réchauffe de sa félicité, et de la proximité de ce grand cœur.

Mais voici Géronte qui entre, et comme il s’avance vers ceux-là qui étaient encore émus des larmes des précédents bénéficiaires, soudain délaissés, une multitude se jette vers lui, un flot qui se change en fleuve tout autour de sa silhouette ; on veut être là, on veut être vu si près de lui, on se bat pour l’approcher, lui prendre les mains, et, tentant de fendre la ruée, le presser de mille bras ; on le comprime à force d’embrassements et alors on crie, on l’acclame, on le brigue, on est fièvreux de l’approcher, on ressasse son nom, on est son ami, et tout ce vacarme laisse briller une gloire si aveuglante qu’une vraie béatitude arrose ces âmes frénétiques. Quel est l’exploit de Géronte à ce jour, de quel mérite le gratifie-t-on ainsi sous une telle fureur ? Qu’a-t-il donné aux autres, quel talent a-t-il offert au genre humain, quel travail si lourd a-t-il accompli ? C’est un grand sportif peut-être, ou un mécène fastueux, ou encore un écrivain, un acteur, que dire, un pianiste surdoué, un chercheur de génie ? Un habile financier ? un philanthrope universel?  Géronte est homme de média, on le voit beaucoup à la télé, et il a pour marque en toute circonstance d’être toujours caustique, ce qui signifie de nos jours, très -mais, vraiment, très – méchant chaque fois qu’il parle : c’est ici tout son talent, le ressort de sa célébrité, et la seule cause de cette  attraction.

 

© hervéhulin2023

 

Antiphile est un sage. Chaque jour, il accomplit une foule de petits faits qui sèment ce qu’il faut de quiétude dans la vie de ses enfants, de ses proches, de ses amis, de ses voisins. On le sollicite souvent.

Il écoute, reçoit et donne de belles réponses en toute circonstances. Peu en importent le détail et l’histoire. Il sait bien ce qui convient, et sans effort d’esprit particulier, remet l’harmonie là où elle avait défailli. Mais toutes ces actions se font toujours sans bruit. Les choses sages par nature n’ont qu’un faible éclat. Peu de gens reconnaissent ses actes ni lui opposent de l’intérêt ; la portée de son nom ne dépasse pas l’angle de sa rue. Antiphile n’est jamais glorieux de tout cela, car, sage, il est toujours discret.

Antisthène est un sot. Chaque jour, il s’agite et commet bien des choses bruyantes. Il parle, sitôt approché, il répond sans même être questionné. Il est gai, tendu, indifférent, survolté, et toujours en cela, le propre de lui-même. Il est partout, traite de problèmes qui n’existent pas encore, et invente des solutions qui ont déjà échoué mille fois. Il est le vent, et la nuée en même temps, le sable et la paille. Remué d’un mouvement perpétuel, il se porte à tous les coins de la Ville avant qu’on l’ait appelé. On le voit à dix heures au Palais de justice, traversant le greffe, ensuite à midi au Buttes-Chaumont sans que personne n’explique cette téléportation, observant un héron sur l’étang, puis encore vers quinze heures à Drouot, questionnant à tout va sans rien acheter, et de retour à Bastille avant le soir ; mais il dînera en compagnie sur le canal, pour raconter cette folle journée qui le sollicita plus encore qu’un Président. Il assure avoir vu cent personnes, mais ignore que moins de cinq ne l’auront pas jugé fâcheux. De toutes ces familles qui le reconnaissent et l’évitent, il croit connaître le détail des soucis, que ses lumières vont réduire. Comme on rit de lui, il rit aussi ; puis il racontera dans la soirée comment il a fait crouler sous ses bons mots toute une assemblée. Il parle, tous s’endorment ; il saura se vanter du religieux silence que son discours a généré en quelques minutes. Il montre aux amis qu’il suppose, ce qu’il a accompli de ses semaines, et à ses ennemis qu’il ne reconnaît pas, décline avec de grands mots, les défauts des amis précédents qu’il a su combler depuis des mois. Tous ces exploits font qu’Antisthène est si reconnu que sa réputation vole au-delà de la Ville, bien haut, bien loin.

Pourquoi donc Antiphile est-il si obscur quand Antisthène est si glorieux ? Grossie à chaque sottise de l’attention massive d’un public toujours disponible, la gloire du sot n’a rien d’un mystère : elle aura toujours l’audience et l’avantage du nombre et de l’exposition.

 

 

©hervehulin2022

Saint Thomas commença à croire seulement quand il reconnut Jésus à ses plaies, pour les avoir touchées. Les autres apôtres n’ont pas eu cette exigence. Sans avoir vu, lui, n’aurait pas cru et l’histoire entière aurait pris un autre tour.

Il y a toujours ceux qui ne croient que ce qu’ils voient, et ceux qui ne croient que ce qu’ils ne voient jamais. Pour les uns, la vérité naît de tout ce que les sens peuvent amener à la raison ; pour les autres, la preuve de ce qui est vient de ce qu’on n’en connaît rien. La preuve que Dieu existe, nous aura-t-on souvent affirmé, est qu’on ne le voit pas. Ainsi, il est partout, et cette ubiquité est la preuve de sa divine essence.

Jadis, les Plutoniens disputaient avec les Neptuniens du contenu intérieur de notre Terre. Pour ces derniers, elle était pleine d’eau, et l’immensité des mers, la circulation des fleuves et des rivières, et le fourmillement des lacs et des étangs dont le spectacle fascine tous nos sens, et plus particulièrement le bon, en étaient la preuve. Pour les premiers, les volcans sculptaient les volumes de la terre, tandis que le feu remplissait notre globe, en préservait le secret dans ses profondeurs ; seuls les alchimistes, initiés grâce à des enseignements eux-mêmes invisibles, en connaissaient les clés, et la théorie, et la puissance que parfois trahissaient la colère des volcans.

Nos âges modernes, où chacun peut inventer ses propres vérités selon ses passions ou son intérêt, en ont retenu l’enseignement. Un projet de loi sera d’autant plus contesté que ses dispositions estimées les plus dangereuses pour la cité et nos libertés, n’y sont point inscrites. Dans ce discours du ministre, les intentions énoncées n’avaient pour seul objet que de détourner de celles qui ne l’ont pas été. Ce traité, qui va changer l’Europe sitôt ratifié, est d’autant plus à craindre que ses clauses funestes n’y figurent pas : n’est-ce pas là cette preuve que ses concepteurs ont bien des vérités à nous cacher ? Qu’un ministre, un expert, un journaliste, un professeur, quiconque qui sera assimilé à l’Etat, à une forme d’autorité, ou aux affaires publiques, affirme qu’il fait jour à midi. Sa seule position suffira à faire douter de ce fait, et il paraîtra possible de juger que le jour affirmé n’est pas si clair que cela.

Et voilà l’horizon qui désormais s’impose. Tout ce que nous voyons de nos yeux, de la République et de l’État de droit, n’est que fantôme insignifiant, et ce qui nous en est dissimulé est par nature, vérité.  Prenez garde : plus personne ne mettra jamais les doigts dans les plaies de ce qui vient sauver le monde.

 

©hervéhulin2022

 

Oronte a la passion du pouvoir, c’est un homme de forte ambition. Il a toujours su se faire un chemin sans détour dans les aléas des gouvernements. Il a fondé et dirigé sans faiblir bien des partis et des mouvements, construit des alliances et défait des rivalités. Maire, député, ministre, président un jour, Oronte avance. (suite…)

 

 

Entre eux, les puissants, les grands, les décideurs aiment à se contempler tels ; des chanceux, ou encore des méritants, qui se renvoient les aspects de leur position. Sitôt réunis, sitôt connectés les uns aux autres, ils savourent sans fard cet entre-soi mérité. Mais ces gens-là, pourtant tout éclairés de leur hauteur, redoutent qu’on les voie comme tels. (suite…)

 

Allons, Théodas, vous vous questionnez, comme ce point vous tourmente, de savoir comment se comporter justement en société ? … Sachez donc que naviguer dans ce joli monde et ses manifestations n’est rien que très simple : dans toutes les situations qui rapprochent l’individualité des cœurs des hommes et de toutes les formes de leurs intimités, (suite…)

Il est aisé de remarquer qu’en contemplant des nuages dans l’étain d’un rétroviseur, le contour en apparaît plus lumineux, et d’un ciselé plus joli. Sur Xanthippe, vous en souvient-il, ce fameux prince qui nous gouverna jadis, tous les avis furent unanimes du temps que ces lois et ces décrets nous pesaient. Il fut mauvais gouvernant en tout : et son sens corrompu et ses décisions mauvaises, et ses arbitrages injustes. (suite…)

 

Bathylle fréquente beaucoup…  Il sait lier très vite, et noue des connaissances dans toutes les couches de la société. Autour de lui, toute une foule de relations se presse. Comme il est plaisant, il est accepté partout.

Bathylle reçoit donc énormément ; il anime alors une conversation diluvienne. Il s’invite en toute facilité dix fois la semaine chez des gens qu’il ne connaissait pas il y a un instant, mais qui lui ouvre les bras et l’accueillent avec bienveillance. Ceux-là lui rendent bien sa convivialité. Il entre souvent chez eux, sans attendre une invitation, le soir, en journée, parfois même la nuit. Eux, en réciprocité, arrivent souvent chez lui, à l’impromptu.

Il communique aisément sur toutes sortes de sujets avec des inconnus qui sont ses amis, et leur tient toute sorte de propos, sur tout et sur rien, mais surtout sur ce qu’il n’aime pas et en reçoit autant en retour.  Il leur dit des choses plaisantes, et ceux-ci lui renvoient des réponses comparables. Ils s’apprécient beaucoup dans cette catégorie d’amis, sans consacrer de temps à des introductions, des courtoisies ou des présentations. Ils s’encerclent dans un entre-soi d’intimité, et sont heureux du seul et simple bonheur d’échanger des mots, des signes et des émotions. Ils apprécient cette chaîne invisible qui les attachent. Ils sont rassemblés. Ils sont connectés.

Ils sont d’accord, ou pas d’accord, sur les propos qu’ils échangent. Parfois, il y a des ruptures, entre amis, comme cela arrive parfois ; mais ils se retrouvent, souvent même sans le savoir. Car le fourmillement de ces amitiés est incessant. Les conversations de soirée entre ces gens-là ne prennent jamais beaucoup de temps.

De tous ces amis invisibles, Bathylle ne connait ni les noms ni les familles ni les vies, et ne reconnaîtrait rien de ces gens-là s’ils les avaient en face de lui. Sans situer le visage d’un seul d’entre eux, il soutient leur fréquentation sans savoir que ce sont les mêmes…  Il ne sait pas s’ils sont hommes ou femmes, jeunes ou vieux. Ils existent et n’existent pas. Ils ne se voient pas, et ne se sont jamais vus. Les noms par lesquels ils se nomment sont des chimères, leurs consonances sont souvent stupides. Ils se gardent bien de livrer leurs vrais visages. Ils vivent ainsi ensemble qu’ailleurs, dans une humanité qui n’existe pas, sur des réseaux qui chaque jour, rendent à tous leurs caractères moins sociaux que la veille. A chaque message lancé dans l’espace de leur impalpable communauté, ils éloignent un peu plus le genre humain de sa destination, et l’amitié de son orbite. Tous ces signaux désordonnés nous laissent le portrait transparent de la condition de l’homme, qui dans sa grande terreur du silence parle toujours pour exister sans savoir de quoi ni à a qui.

 

©hervehulin.

 

 

 

 

Nos sens imparfaits, notre entendement étroit et les limites de notre raison se font vite jour sitôt qu’il s’agit de considérer le genre humain dans tous ses visages. Nous disons « les gens » les « hommes » « le peuple ». Nous n’entrevoyons qu’un modèle au profil générique car cette simplification s’ajuste plutôt aisément à nos esprits. Alors que ce sont tant d’individualités qui composent ce prodige. Regardez donc Antiphile: (suite…)

Quand bien même nous n’en connaissons pas la souffrance, nous redoutons la guerre. Cette juste terreur est le fruit de l’entendement humain, et d’un cœur qui bat avec sagesse. Il y a bien une histoire à retrouver, derrière celle des batailles et le bruit des armées. Mais rien à sauver, rien à admirer dans la douleur et les larmes, le feu et la ruine, aucun prestige dans la tiédeur des cendres. (suite…)

 

Citias est un garçon bien aimable. Il est fils unique. Il aura été naguère un enfant charmeur et tendre.  Il a donc grandi très aimé, et très protégé. Le voici presqu’adulte à présent. Il est prévenant avec les aînés, respectueux du sexe féminin. Il est généreux au point de consacrer bien du temps aux démunis. C’est un bénévole dans tous ses pores. (suite…)

Astée, vous voici jeune et tout intimidée que vous êtes face au monde des influents, rêvez- vous donc à ce point d’en être ? Vous arrive-t-il dans vos insomnies, de fixer votre esprit sur l’idée d’être admirée, d’être sollicitée, et pressée pour vos influences et vos conseils ? Ceci gâte votre sommeil, semble-t-il, et pourtant, il n’est pas difficile de soulager votre désir.

Allons, abandonnez cette posture envieuse, et passez un tailleur sombre au lieu de ces vêtements sports, tout juste bon pour ceux de votre âge. Imprimez-vous un air accablé mais sous un front stoïque, ménagez des sourcils froncés, et un regard concentré sur un point dans le vide. Pressez-vous, chargez-vous de dossiers et de documents à profusion, et allez d’un pas rapide dans la rue et sur les places en vue ; ne lâchez jamais votre portable sitôt qu’on vous voit et gardez le bien soudé sur votre oreille ; prenez un air affairé, et parlez fort, parlez d’affaires, de contrats, de communication et n’oubliez pas d’articuler bien fort les formules « en mode VIP » et « lancez la Visio en m’attendant » « Je signerai ce soir, ne vous en faites pas » et « valider le mémorandum » et encore « Mais qu’est-ce qu’ils fichent au Copil? » N’oubliez pas, avec une mine surprise, cette exclamation, « Le congrès ? c’est fait, j’ai appelé, c’est réglé!».

Vous approche-t-on, vous salue-t-on ? Comme arrachée à une préoccupation, écartez votre portable de votre visage tout d’abord, prenez alors quelques secondes, un regard vague puis, souriez comme un soleil en criant fort le prénom de votre fâcheux, appuyant la sonorité de sa dernière syllabe. Sitôt que l’attention autour de vous se relâche, faites silence, prenez un air lointain, comme rêvant de rien avec intensité, et cela reviendra tout seul, sans un effort de vous.

Penser surtout, en toute circonstance, à être vue, encore et encore vue. Prenez soin de vous faire remarquer devant les stations de métro les plus arts-déco de Paris, mais surtout, ne pas y entrer. Apparaitre dans les bars select et disparaitre aussitôt reconnue, passer et revenir encore devant leur terrasse sans vous n’y arrêter jamais, toujours téléphonant et comme prise de toute sorte d’affaires ; éviter les théâtres où vous serez invisibles, mais assiéger les salons et les colloques, quel qu’en soient l’objet ou le métier. Entrez dans les dîners et les réceptions, sans attendre surtout d’y être invitée, mais un bras chargé d’un dossier et soupirer à voix haute : « j’ai bien failli être retenue, je ne me serais pas remise de n’être pas avec vous ce soir ».

Alors on dira de vous « Astée est talentueuse autant qu’infatigable, elle travaille et s’acharne jusque dans les rues ; elle est toute à sa place parmi nous ». Tous ceux-là qui vous ignoraient auront convergé vers votre ingéniosité. Ces documents que vous portez, ils seront convaincus de les avoir lus, vos réunions, les avoir vécues, vos déjeuners, les avoir mangés ; de vous avoir parlé au téléphone de choses importantes, d’avoir négocié avec vous de furieux contrats, de complexes projets, et même discuté hardiment de livres non lus. Allons, lancez-vous, chère Astée. Personne, vous verrez, personne ne vous aura interrogée sur votre métier.

 

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Vous êtes, Dorus, dit-on, un formidable financier, et surtout, un jeune homme qui mérite sa fortune. De l’art des transactions, vous êtes expert. Vous avez beaucoup d’argent, vous en achetez en quantité plus qu’il n’en faut, pour ensuite en revendre encore plus et ainsi en gagner toujours encore.

Dans cette habileté au gain, vous consacrez vos journées, vos nuits, tout votre temps et toute votre jeunesse. Vous avalez des fortunes sans même quitter votre téléphone. Vous n’en avez pas le temps, et si jamais vous lâchez cet outil, c’est pour vous river à l’écran d’un minuscule ordinateur, qui vous permet de gagner tout autant. Quel âge avez-vous, Dorus ? Vingt-cinq, vingt-sept ? Peu importe. Vous possédez une Porsche déjà, et une villa en Floride. A vingt-cinq ans vous avez atteint vos dix millions de capital propre. Votre objectif est de tripler la somme avant trente ans.  Vous êtes si efficace, Dorus, que cet horizon facile est à votre portée. Tout va très vite chez vous, tout est transaction, votre métier, vos bénéfices et votre vie qui ne font qu’une chose. Vous vous déplacez en scooter, et tout en sillonnant les rues entre vos rendez-vous et vos clients et vos mandataires, tout sinuant entre les voitures, vous achetez et vous vendez. Vous n’avez cure de savoir, de ces sommes électrisantes, l’origine et le sens et quel travail les produit. Car vous n’avez point de temps pour ces considérations. Dans cette profession qui est la vôtre, il faut aller vite ; et vous savez aller vite, très vite en toute chose. Vous voilà encore brillant sur votre scooter, fulgurant comme une truite entre les véhicules et les piétons, téléphonant et téléphonant encore, achetant ou vendant, puis téléphonant encore. Si vite que vous n’aurez pas eu le temps de goûter, de profiter, d’aimer, de retenir les rires et les joies autour de vous, de capter les sourires, de regarder les visages croisés, ni le temps de noter ce feu qui vire au rouge, et ce camion vous heurtant de plein fouet. Maintenant que vous avez si tôt cessé de vivre, Dorus, qui reste donc pour glorifier vos millions, qui donc pour pleurer cette transaction ?

 

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Clitiphon dans ses discours ne doute jamais de lui. Il vous dira être toujours satisfait de ce qu’il a fait. Tout ce qu’il entreprend est un succès, tout ce qu’il accomplit devient référence. Il aime à vous rapporter ses exploits. Il n’attend pas qu’on lui demande.Dans sa profession, nous dit-il, il est ce qui est de plus compétent. Non seulement peu savent rivaliser avec son expérience, mais tous ces gens viennent lui demander son avis, son éclairage, et comment faire.

Le ministre lui-même – que Clitiphon rencontre très souvent dans la semaine, et avec qui, il peut bien le dire, il se sent très intime – le Ministre donc, se confie sur ses doutes. Clitiphon apprécie de l’aider dans la complexité des enjeux qui se cachent derrière les décisions à engager.

Le mois passé, il a fait un discours, aussi, devant un glorieux parterre d’officiels : sept minutes d’applaudissements, et dès le lendemain, une ribambelle d’articles louangeurs. Il en aura gardé toutes les coupures, et insiste pour vous les montrer. La Sorbonne le sollicite pour un colloque, et bientôt le Collège de France. Citez un historien, un journaliste, un grand patron, tous de forte notoriété. Invariablement, Clitiphon vous dit : « Je le connais très bien, c’est un ami ». Bien des esprits notoires se pressent autour de lui, impatients de connaître son avis, ou seulement, de le connaître lui, Clitiphon. Ses collaborateurs l’admirent et le vénèrent. Tous rêvent de lui ressembler ; d’ailleurs, plus personne dans ses équipes ne porte de cravate.

Clitiphon aime le sport, et le sport l’aime autant. Cette année, il a couru le marathon de Paris. Figurez-vous, que sans s’entraîner, et sans préparation particulière, ce cher homme est arrivé cent-quarante-quatrième sur dix-sept-mille-neuf-cent-douze candidats. Et encore, ajoute-t-il, il avait depuis plusieurs jours une douleur tenace à la cheville. Clitiphon adore le sport cycliste : voilà qu’il a accompli cet été l’ascension du Col Saint-Bernard. Eh bien, vous ne le croirez pas, mais moins de trois heures lui ont suffi à atteindre le sommet, en laissant bien des plus jeunes derrière lui. Il en fut à peine essoufflé. Il s’est essayé au tennis, récemment, lui qui n’avait jamais touché ce sport ; il a usé trois partenaires classés l’un après l’autre. Quant à la natation : il envisage de traverser la Manche en solitaire.

Clitiphon a lu tous les livres, du moins ceux dont vous lui parlerez. Il ne manque pas de vous rappeler que l’auteur – celui que vous avez cité à l’instant- est un de ses amis, qu’il le connait si bien qu’il le conseille régulièrement depuis bien longtemps. Et d’ailleurs, fort de ces relations littéraires de valeurs, notre Clitiphon a engagé l’écriture d’un roman : une vaste fresque historique, foisonnante, riche et érudite.

Il est ainsi, notre Clitiphon : il aime qu’on l’admire, et s’admire d’être à ce point admiré. Depuis qu’il est en âge de se contempler lui-même, il n’aura jamais passé plus d’une journée sans se vanter à voix haute.  Quel est donc le ressort qui le tend ainsi de l’intérieur, à chaque seconde de sa vie ?

Tandis que son univers tout entier chante la gloire de Clitiphon, voyez son épouse tant chérie, comme elle le regarde si peu mais le commande si durement à chaque instant.

 

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Comme tous les matins, depuis des années, Polyclès arrive à son travail, file droit à son bureau, dépose sa mallette, en sort son portable, le met sur le bureau, allume son ordinateur, saisit son mot de passe, puis sort vers la machine à café, en tire son capuccino, revient à son bureau, boit le cappuccino d’une traite, se brûle la langue, ensuite prend un dossier, reprend son portable, sort du bureau, prend le couloir, et enfin, entre dans la salle de réunion.

Là, sont déjà installés les collègues, et le chef de service. Polyclès va droit à sa place usuelle, tire le siège de la grande table et s’assied, pose son dossier devant lui, l’ouvre ; alentour, on parle déjà, on se raconte et on échange des mots, malgré que le travail n’a pas véritablement commencé.

Mais soudain, dans la rumeur et la brume de ces voix habituelles, Polyclès sursaute. Tous ces visages lui semblent une surprise. Qui sont donc ces gens, qui sont là, à leur place et qui parlent, bougent leurs têtes, ouvrent leurs bouches, agitent les mains ? Pourquoi sont-ils là, et Polyclès lui-même aussi ? Comment se nomment-ils, quel est leur rôle, leur existence ? A qui obéissent-ils ? Comment donc sont-ils vêtus, pourquoi ces postures, ces costumes, ces cravates ? Que disent ces voix, dans un étrange langage, avec des mots aux sons comme inconnus ? D’où viennent-ils, où iront-ils, quels sont ces lieux, dans quel bâtiment, dans quelle ville ? Que signifie donc tout cela ?

Alors Polyclès se lève et sort de la salle. Il sort de l’immeuble, il sort de la rue, il sort de la Ville. Il s’envole dans un avion sous le soleil de midi. Il disparaît dans la nuée. Allons, toute la réduction de notre destinée n’est pas si tragique.

 

©hervéhulin

Il y a bien des façons de retenir l’attention des cœurs et des consciences. Certains chercheront à briller, mais d’autres fuiront toujours l’étincelle et l’éclat. Euphrosyne est convaincue de n’avoir que peu de mérite personnel. Douce et agréable, elle semble même avoir la passion de se diminuer devant les autres.

Jamais elle n’a semblé convaincue de son utilité pour quoi que ce soit, comme pour elle-même ou ses proches, ou ses parents, ou ses enfants qu’elle a nombreux et forts mignons. Ne la croyez pas triste en société. Elle en fait toujours sujet à plaisanterie et c’est pour elle une façon commune d’accomplir la conversation.

« Je ne sais rien faire » dit-elle avec un joli sourire ; «ne comptez pas sur moi pour réussir ce dîner, la dernière fois j’ai transformé le rôti en charbon ; c’est tout moi ainsi ». Et elle rit de voir certains convives rire d’elle ainsi. Elle va à son cours d’aquarelle. « C’est fou ce que je vois mal les couleurs ; et je mets bien trop d’eau pour les contrôler. Un vrai marécage. Ce n’est pas étonnant, j’entends si peu les sagesses qu’on me donne ».  Quand son fils- un vrai chérubin -lui demande de l’aider à faire son devoir elle lui répond « va plutôt voir ta sœur ; elle est bien plus douée que moi pour ce genre de calcul ». Le droit, naguère, la passionnait, mais elle n’a pas trop poussé les études. « J’étais si lente pour suivre les cours, il valait mieux arrêter là pour préserver la justice ».Elle fut toute surprise, plus tard, quand ce jeune homme, tout rayonnant, lui demanda de l’épouser, elle qui ne regardait pas les garçons puisqu’ils ne la regarderaient sans doute jamais « Vous êtes vraiment sûr ? » lui dit-elle. Il y a longtemps, elle avait résolu d’apprendre à conduire une voiture. Elle a même obtenu le permis nécessaire à la troisième tentative seulement. Mais un jour, comme elle avait heurté le pare-chocs d’un gros utilitaire, elle renonça pour toujours en disant :« Je suis bien trop dangereuse pour l’humanité avec ce genre de machine entre les mains ». Au bout de quelques années de mariage dont le fil est devenu de plus en plus gris, elle apprend par la confidence de sa meilleure amie que son mari a une jeune maîtresse, et que cette histoire ne semble pas récente. « Eh bien voilà une chose très ordinaire, dit-elle, car avec le peu de charme que j’ai à lui offrir, son envie d’un autre horizon, plus charmeur, était inévitable ; j’en suis seule responsable. » Et elle ne fera rien pour sauvegarder l’amour dans son couple. Et que voulez-vous qu’elle fasse ? Un jour son époux s’en va avec une jeune et incroyable maîtresse – une autre que la précédente. Elle se retrouve seule. Dans cette nouvelle vie elle pleure un peu, au début puis se résigne, et adopte un sourire guérisseur.

 « Mon véritable destin aura toujours été de vivre seule ; qu’ai-je donc pour susciter la flamme d’un époux, un amant, ou l’intérêt d’une communauté d’amis ? ».  Ses proches lui donnent un peu de sollicitude encore, mais leurs gestes s’espacent avec le temps. Elle a beau sourire dans son éternelle plainte, ça ne retient plus personne. Bien des années ont passé, le grand âge est arrivé sans que notre Euphrosyne se soit administrée le moindre compliment. Elle s’interroge parfois sur le fait d’être si seule.

Le sort lui envoie une terrible maladie. Et ses amis, ses parents me direz-vous ? Ils disent : « Euphrosyne ? Elle aurait pu être délicieuse. Mais sa plainte éternelle a rendu sa fréquentation laborieuse. Quand elle avait bien du bonheur pour elle, une apparence et un esprit enviables, un époux aimant, une situation agréable, une famille soudée, déjà elle nous fatiguait de toujours se dépriser. Alors, imaginez maintenant, comme cela sera insupportable ».

Euphrosyne contemple à présent le soir, le front contre la vitre et se souvient. Elle aurait aimé, tant aimé qu’à chacune de ses complaintes, on lui dise ceci : « Mais non, pas du tout, ton rôti est délicieux à point ; non, non, ton aquarelle est lumineuse ; et le demi-périmètre de ton fils, c’était facile pour toi ; tu apprenais aussi bien que les autres, et tes notes furent plus que correctes pour pouvoir continuer sur un beau diplôme ».  Sans-doute lui a -t-on dit, mais pas assez, ou elle n’a pas entendu, ou elle ne se souvient plus. Et puis d’autres peuvent ajouter : « Jeune, tu étais plus que charmante, jolie même, et il y en eut plus d’un pour soupirer. Et ton mari ? ah oui, il serait bien resté s’il s’était vu un peu plus aimé par une femme propice au bonheur ».

Mais voilà, la comédie est terminée, et ne revient pas à ses trois coups.  Plaignez-vous chaque jour et personne ne vous plaindra jamais.  La vie, elle sait pardonner bien des choses, mais ne pardonnera jamais qu’on ne l’aime pas. Euphrosyne est bien conforme à cette étrange société où nous vivons. A force de ne jamais s’aimer un peu en rien, elle se détruit en tout sans savoir pourquoi.

 

 

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Dites-moi, Antagoras, avez-vous du discernement, de l’humanité, de l’esprit et le souci de connaître ceux qui vous entourent ? Dites- moi donc si vous connaissez bien Chrysale ? Si vous le connaissez comme il est, ce qu’il est, fait ou devient. On le dit votre ami. Car voyez-vous, nous-même aimerions savoir l’apprécier dans chacun de ses traits. C’est un homme qui compte, un personnage en vue, et le connaître parfaitement est un atout. On vous a vu parfois le fréquenter, lui parler, on a rapporté même que vous auriez pu rire avec lui, et chuchoter de connivence. Connaissez-vous tous ses traits et l’essentiel de son caractère, et votre regard sur sa personne est-il bien ajusté ? Qu’est-ce donc qui le fait rire, qui peut le distraire ? Ce qui l’inquiète, ce qui le rassure, le sauriez-vous ?

Alors, dites-nous de quelques mots seulement qui est Chrysale. Savez-vous quelles sont ses passions principales ? Ses penchants secondaires, et tout ce qui fait sa vie quand il n’est pas au travail ? Je peux vous le dire : il a très peu d’intérêt pour le sport, et la politique est son ennui de tous les jours. Je suppose que vous le savez, non ? Et bien, pourquoi donc avec vous, toujours parle-t-il tant de cela ? Pourriez-vous dire quels sont les livres dont la lecture l’a rendu meilleur encore, qui ont marqué son esprit ? Ceux qui ont contribué à façonner son intelligence, et modérer son ignorance. L’ayant questionné moi-même pour alimenter un jour une conversation qui tiédissait, je n’ai su recueillir de réponse. Peut-être le goût des livres n’est pas chez lui un objet de préoccupation.

Et saurez-vous expliquer cette étrange manie, mais sans la juger, de toujours porter des cravates à dominante rouge. Car vous avez remarqué cela, n’est-ce pas, vous qui le connaissez comme votre ami ? Et où donc se procure-t-il ces costumes de coupe si droite ? C’est anglais, n’est-ce pas ? Italien plutôt, dirons-nous ? Vous devez probablement le savoir.

On dit de lui qu’il est sage dans sa famille, et heureux dans son intimité, mais qu’il est beaucoup moins et l’un et l’autre en société, et que sa carrière en porte la marque. Donc, que dites-vous à ceux-là qui ont rapporté ces considérations ? Car vous savez qu’il est très attaché à sa position, et à la façon dont ses ambitions sont jugées par ses pairs, ou ses supérieurs. Il est si affairé, notre Chrysale. De son travail, de sa carrière, et sa réussite, que pourriez-vous déceler que nous ne savons pas déjà ? Peut-être aurez-vous entendu qu’il fait preuve de beaucoup d’esprit de décision, d’aucuns diront même d’autorité, dans toutes les circonstances de son emploi. L’autorité, est chez lui un trait saillant, presque une obsession. Il en faut, me direz-vous, pour nourrir les responsabilités et leur donner sens. Et il apprécie peu qu’on tarde à exécuter. On dit qu’il en devient vite orageux. Vous doutez, Antagoras, de cette lourde tendance ? Sans doute aurez-vous bien des arguments. Demandez à Clélie, qui aura perdu sa place à l’heure où je vous parle. Eh bien, Antagoras, vous nous faites l’étonné.…

Vous pourriez citer sans doute, si vous connaissez bien Chrysale, ce qu’il aime, ce qui l’attendrit, ou encore lui remue l’esprit, et lui permettrait de polir un tant soit peu cette rudesse qu’il manifeste. En ce cas, il est vrai -mais cela vous le savez déjà – vous aurez très vite à parler argent, finance et placement. Il voue à ces affaires-là un attachement très tendre, et toujours soutenu. Il faut bien dire qu’il manifeste sur ces sujet un grand talent. Mais d’ailleurs, où et comment dépense-t-il tout cet argent qu’il gagne si facilement ? C’est comme si la vie qu’il mène n’en montrait aucune trace.

Mais connaissez-vous donc ce qui fait le frisson de sa vie? Pourriez -vous nous dire les noms de ceux et celles qui lui sont chers ? Non pas les êtres qui le fréquentent ou qui dînent, ou encore qui twittent et tchattent tous les jours. Mais ceux-là pour qui lui-même cesserait de dormir si l’un ou l’une était malade, pour qui il donnerait sa vie sans tarder d’un battement de cil ? Vous ne le savez pas ? Pourquoi donc en société son épouse est toujours silencieuse, comme vous l’aurez sans doute remarqué ? et ses deux filles, si elles ont beaucoup grandi -mais vous les aviez certainement connues plus petites -elle semblent être parties bien loin faire leurs études ? Mais pourquoi si loin à l’étranger ? Nous direz-vous à la fin de votre ami qu’il est un homme heureux ?

Le regard sur les autres est toujours le miroir des qualités qu’on s’invente. Et bien Antagoras, connaissez-vous votre ami Chrysale ?

 

 

 

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Zénobie aimerait bien faire du sport ; mais voilà, elle est fatiguée… Elle aimerait maigrir aussi ; mais, il y a tant de bonnes choses à déguster, et elle-même adore faire la cuisine. Et puis, maigrir fatigue. Elle aimerait se consacrer plus à la lecture, car elle a parfois l’impression de stagner intellectuellement ; mais elle a peu de temps, et le soir, elle préfère la télévision. Elle voudrait voyager plus, et plus loin, car elle a très peu bougé dans sa vie. Mais cela coûte cher, les trajets en avion polluent, paraît-il, et de toute façon, pour l’instant, son travail lui laisse peu de disponibilité. D’ailleurs, elle voudrait bien pouvoir consacrer plus de temps à ses loisirs, et moins à son travail, dont les horaires la dévorent. Elle voudrait aussi s’impliquer plus dans sa vie professionnelle, et s’en trouver reconnue ; mais pour rien au monde, elle ne renoncerait à ses loisirs. Zénobie voudrait aussi mieux se connaître, et faire le point sur sa vie ; entreprendre une psychanalyse la tente beaucoup ; mais elle a un peu peur de s‘engager sur la durée, ni trop se livrer. Elle devrait aussi faire des examens pour prévenir sa santé ; mais tous ces examens la terrorisent. Elle rêve de diversifier son existence, et accroitre sa relation avec les gens ; des activités associatives la passionneraient. Mais elle craint la comparaison avec les autres, eux qui sont si souvent décevants. Elle désirerait tant se marier, construire un foyer, avoir des enfants. Mais on lui dit que les hommes ne sont pas fiables, et que les maternités déforment le corps. Zénobie aimerait se faciliter l’existence et faire des choix. Mais elle supporte mal de voir rétréci le champ des possibles. Zénobie manifeste bien des désirs, mais en redoute les conséquences. Et voilà que Zénobie soudain se retrouve dans le grand âge avant d’avoir commencé à vivre.

 

 

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Adraste est peu enclin à s’associer aux autres. Son tempérament tout en angle le mène à ne consacrer qu’une attention moyenne à la collectivité. Bien sûr,  il parle à des gens et répond à des questions. Les conversations, il les soutient, pour peu qu’elles ne soient ni trop longues ni trop animées, car l’opposition à ses propos le blesse facilement.Mais c’est ainsi, la foule l’a toujours un peu insupporté, et maintenant, le moindre regroupement d’amis, de parents, ou de collègues lui coûte. Il vit seul. Et il en montre une forme de fierté.

Il organise chaque étape de son existence sur un modèle semblable, et ce modèle veut qu’il y ait, comme les années passent et comme l’âge avance, plus rien qui ne soit pas commun aux autres jours ; il a l’habitude, à présent consolidée, de rentrer chez lui très vite après son travail, qu’il a jadis aimé, pour profiter de son intérieur et d’un moment de solitude méritée loin de la multitude de la semaine et de la vie professionnelle. Il fume. Il se passionne pour les pierres. Écouter de la musique, lire quelques journaux, et pratiquer des mots croisés, voici ses seules aventures. Et cultiver son jardin, encore et encore. Et fumer encore. Et c’est ainsi, il ne sert à rien de l’interroger sur ce point, Adraste ne concède rien. Sa convivialité, encore flexible jusqu’à l’âge mûr, s’use et pâlit. Son entourage – au travail, et un peu, sa famille – remarque qu’il sourit de moins en moins comme ses tempes grisonnent. Sitôt que son intimité est sur le point d’être approchée, notre solitaire devient plus rigide et quelque chose en lui cristallise alors jusqu’à se rompre. Plus difficile de relation, de l’avis de tous, il en accroît d’autant son hostilité au monde. Il est fier qu’on ne comprenne pas cette distance abyssale qui ceint sa vie de toute part. Les hommes et les femmes qui composent la société ne l’intéressent plus : qu’aurait-il comme avantage à les fréquenter, quand ils n’ont rien à dire ni à donner pour le réjouir ? Ceux-ci l’agacent, d’avoir une vie moins solitaire, et cet usage de vivre constamment les uns avec les autres.

Peu à peu, il échappe à l’attraction de cette gravité ancienne. Il ne sort plus, ne fréquente plus, sauf s’il y est contraint, ne visite plus. Cela fait à présent bien des années qu’un cinéma ne l’a pas vu en salle, ni un restaurant. Il aime rester chez lui car il y trouve la paix, en fumant encore. Il n’y fait rien de téméraire ou d’original, ni rien du tout d’ailleurs. Il apprécie ce silence circulaire qui le ressource, il n’écoute plus de musique. Tout entier incliné sous l’érosion douce de la solitude, il se repose alors de l’exaspération constante que lui cause la société des gens. Les conversations se font courtes, et il les brise au plus à la troisième réplique. Les autres y goûtent très peu, car Adraste, à force de ruptures, est devenu désagréable. Sa posture est tranchante et brute maintenant. L’humanité lui en veut en retour, et rassemble du ressentiment à son égard. Puis l’abandonne à ce destin minéral. Lui n’en a pas souci. Il n’est pas gêné de cet éloignement ; il trouve même un certain plaisir à envoyer des piques, des reproches parfois. C’est un ultime plaisir, adresser un trait qui blesse. Ou pas. Peu de choses maintenant l’intéressent, à part des souvenirs. Il arrête de lire, les livres d’abord, puis les journaux ; il cesse peu à peu de cuisiner ses repas. Son jardin est depuis longtemps en jachère. Lui-même ne sait plus quand il a cessé d’aimer des choses et des humains. Il est si seul et si tranquille. S’il n’aime pas le monde et si le monde ne l’aime pas, alors d’où vient la faute ?

Un jour Adraste est malade, gravement, et n’ayant plus de repère pour s’accrocher, plus de visite pour le soutenir, et plus d’envie pour résister, après quelques mois de soins administrés sans combat, orgueilleusement solitaire il succombe, assis et loin de tous, comme s’efface sous les flots, sous les brouillards et sous la masse immobile des récifs qui l’entourent, une île noire et hostile.

 

 

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Timante est constamment habité par la religion. Il a grandi dans cette forme de passion, et en vit toujours à l’âge adulte les commandements. En toute circonstance, il les transmettra et en reproduira les effets. Ses cinq enfants sont baptisés. Il fait un point vital que leur éducation soit rigoureusement façonnée comme l’a été naguère la sienne. Il en a acquis le goût de la discipline, et retenu l’esprit de privation.Il veille sans faiblesse à ce qu’ils suivent le catéchisme. Il les accompagne pressamment sur les devoirs qu’ils en rapportent. Quatre ont déjà accompli leur communion. Les deux aînés sont des scouts très impliqués. De son épouse, discrète mais fiable, il ordonne les actions pendant la semaine car elle ne travaille pas, et au-delà des tâches ménagères qu’elle assure si bien, doit s’occuper utilement pour le bien commun, pour l’esprit de partage, et le goût de la prière, dans la seule règle des valeurs qui conviennent. Il lit Bernanos et De Saint-Pierre ; en voiture, il écoute Méfret.

Bien en vue dans sa ville, il assure avec toute sa famille une contribution aux activités de la paroisse. Sa position de notable reconnu lui donne accès aux prêtres et on l’a vu à plusieurs reprises dîner chez l’archevêque. Il a un respect très obligé pour les gens d’église, et se plie en deux sitôt qu’il rencontre une soutane. Il répète à ces officiers de la foi qu’il craint l’enfer, croit en la résurrection, au récit de la création, à l’immaculée conception. Pas une messe n’est manquée le dimanche matin depuis deux décennies qu’il est installé, marié, père de belle famille dans cette commune ; à la sortie, lorsque les cloches sonnent, sitôt sur le parvis, il discute avec ses coreligionnaires, et parfois, il fait l’aumône. Les pauvres l’attendent d’ailleurs, il est un peu leur nourricier. Et glissant une pièce, il glisse aussi un sermon, ou un reproche à ces gens dans le besoin, mais qui ne travaillent pas. Timanthe veille à ce que le ton soit bienveillant, et que son mot puisse être rapporté .

Lui et sa famille sont d’ailleurs très engagés dans les affaires du siècle. On les a vus monter à Paris, et au premier plan de la foule pour refuser des lois antichrétiennes. Mais aussi, à chaque Noël, contribuer à la distribution des repas aux indigents et des sans domicile, avant la messe de minuit. Il soutient par sa présence et parfois, ses dons, de belles causes, tels le sort des chrétiens d’Orient, la rénovation de la toiture épiscopale ou les difficultés intimes des couples chrétiens.

Les idées qu’il exprime sont en conséquence celles qu’on attend. Il défend sans faille les institutions de l’Église, et les positions sur les grands sujets de société ; il se montre très inquiet de la régression des mœurs, et horrifié du tour que prennent ceux-ci quand il s’agit de dévaloriser par la loi profane le mariage dans un même sexe, révolté par l’interruption d’une grossesse voulue par Dieu, ou encore, troublé de cette étrange tolérance avancée pour les musulmans. La Création est la Création, et il ne peut y avoir débat sur ce qui s’est passé. Il s’offusque des accusations portées par de mauvais pensants contre des prêtres qui ont aimé les enfants. Une école qui n’est pas chrétienne ne sera jamais pour lui une école des valeurs. Timante respecte ceux qui ne partagent pas sa conception, mais il ne comprend pas qu’on ne les partage pas. Il se défie un peu des lois de la République. Il s’insurge contre les homosexuels, dont il juge les passions coupables, les Juifs dont il connaît le goût de la finance, et aussi les Musulmans, qu’il voit toujours plus conquérants, plus résolus, plus nombreux. Des protestants, des syndicalistes, des féministes, des philosophes et des francs-maçons, il affirme connaître les manœuvres.

Mais aujourd’hui dimanche, Timante est à la messe avec épouse et descendance, concentré sur le sermon ; regardez-le, il est là, au second rang juste dessous la chaire. Penché en avant, la tête cachée dans les mains, il semble figé dans sa torpeur comme l’objet d’une cristallisation secrète. Là, maintenant, il n’a pas peur de Dieu et ses colères. Car à cet instant, comme souvent, il ne pense pas à Jésus, et son cœur n’est pas dans la foi. Il pense à son gigot car c’est dimanche, et dimanche c’est gigot. A la vérité, quand la voix du curé vibre et tonne, Timante ne parvient ni à s’envoler ni se concentrer , son âme reste muette, son ciel est vide et à la messe, comme dans sa vie, accablé de toutes ces formalités, il s’emmerde.

©hervéhulin

 

 

 

Aricie est vertueuse. Elle montre de la persévérance dans les bonnes actions. Elle ne médira jamais des gens qui croisent son existence, et reste inattentive avec constance à ce qu’ils peuvent dire des défauts qu’ils se prêtent entre eux. Elle est économe de ses opinions, et en retient toujours l’expression. Le mensonge est étranger à son univers.

On apprécie de la voir agir pour des solutions positives aux aléas de la vie. A ses trois enfants, elle a toujours su transmettre le sens de la tolérance et du respect des autres, même ceux qui ont des opinions très différentes ou d’un fondement douteux. De l’argent dont elle dispose en quantité estimable, elle n’en fait qu’un moyen de pourvoir aux besoins ; et non de montrer sa réussite qui, est certaine mais sans éclat. Elle en partage les excédents avec un plaisir discret. Des talents dont elle a su faire la preuve, elle ne montre que la chance qui a animé certains instants décisifs de sa vie.

Elle est soucieuse du sort de ces démunis qui hantent nos vies urbaines, et souffre de l’indifférence qui les rend invisibles. Elle ne peut rester inactive face à cette situation, elle contribue à aider les migrants, les handicapés, les personnes d’un grand âge et au seuil de la démence ; de ces actions, elle parle peu. Elle donne aussi à bien des œuvres, et ne s’en vante pas. Elle en parle même très peu en société, car elle juge que ce n’est pas un sujet. Elle ne croit pas en Dieu, mais sait parler de la spiritualité avec une ferveur – modérée- et en partager les vibrations.Il n’y a rien à reprocher à Aricie. Tous ses proches, ses amis, ses collègues, son voisinage, et la moitié du genre humain louent la vertu d’Aricie. On se prend à dire que si un tel modèle pouvait se reproduire à seulement cent exemplaires, la destinée du monde entier en serait améliorée.

Mais voilà qu’Aricie, dans une seconde de distraction à son volant, grille un feu rouge. Un policier l’intercepte, la fait ranger, la sermonne, et verbalise. Ainsi, elle est vue, puis revue encore, et encore, face à cet agent ; on s’en étonne, s’interroge et doute. Comment notre Aricie en or a-t-elle pu commettre cette faute ? ça peut avoir l’air d’une goutte d’eau comme ça, mais c’est une grave transgression. Elle aurait pu générer un accident, tuer quelqu’un, peut-être un enfant, ou plusieurs, si ça s’était produit devant une école. On se disait bien que cet éternel étalage de qualités recouvrait bien quelque chose ; on n’a jamais douté que derrière ce cirque assommant de belles postures, il y avait bien des failles. Et c’est tant mieux : la pression que ce modèle exigeait commençait à devenir vraiment irritante. Curieuse période de la morale, lorsque sitôt qu’elle devient réelle et qu’elle vous regarde en face, la vertu est suspecte.

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Damis, Phédon, et Ergaste sont jeunes et de grands talents. Ils ont suivi des études similaires, le même parcours supérieur avec un même succès  qui les a projetés au même premier plan. Ils réussissent bien dans leur profession et en partagent sur leurs faces le  ravissement. Leur métier peut paraître étrange quand ils en parlent, car on n’y comprend rien. Ils ont près du même âge ; portent le même costume bleu nuit et la cravate étroite, chemise blanche cintrée. Avec des souliers à pointe. On les voit parler de placements, de retours de fonds et de garanties instables. De performance. Ils ont la même vision des choses si nombreuses, et la même opinion sur ces choses. Ils sont très semblables dans leur personne; mieux, ils sont identiques dans leur esprit.

Les voici attablés à une terrasse, après le travail. Ils semblent bien agités dans leur conversation. Mais que disent -ils ? Quel est ce sujet qui les remue de la sorte ? Entre les reliefs du léger déjeuner, chacun a sorti son téléphone portable et l’a posé sur la table.

Damis montre comment le sien est formidable. Le petit appareil est platiné brillant, aligne quinze millions de pixels en fonction photographie, est capable de donner l’heure sur dix points différents dans le monde en simultané, tout en traduisant quarante langues vivantes.

Phédon, impatient, écoute mais conteste. Son téléphone est vraiment supérieur. D’abord, il est plus joli, avec cette parure champagne qui le distingue tout de suite. Outre toutes les capacités du précédent, globalement intégrées, et la traduction de dix-huit langues mortes, il peut aussi identifier et nommer les astres repérés -par nuit claire d’été- assimiler six cents applications importantes pour faciliter la vie quotidienne, comme savoir combiner ton de cravate et de chaussette, commander un bon chinois à proximité entre minuit et six heures, signaler les meilleurs coins à champignons de n’importe quelle zone forestière, et de pêche à la ligne , et toute sorte de merveilles de ce niveau.

Damis répond que son appareil à lui peut assimiler quatre cents recettes de cuisine, qu’on pourra consulter à tout moment. Et aussi soixante sonneries disponibles, sans même compter les téléchargements possibles. La longueur des cours d’eau, et l’altitude des montagnes. Alors, quoi dire de plus ?

Ergaste regarde ses amis se déchirer ; il écoute, il pense qu’ils ont tort.

Phédon riposte. Ce qu’on peut dire en plus ? Ah. Facile. Sa minuscule machine peut digérer une bibliothèque numérique de trois mille titres. Que peut-on ajouter ? Si ce n’est que ce petit trésor sait calculer les distances en parallèle sur plus de vingt itinéraires en même temps et stocker dix milles plages musicales. Alors Damis, où restes-tu ?

Damis ne sera pas en reste. Il suffit de prendre une photo d’une plante ou d’un champignon, pour connaître en moins de trois secondes son nom latin, et, s’agissant du champignon, s’il est comestible ou non. Et bien sûr, bien sûr, tous les cours monétaires du monde à un instant T, en réel.

Ergaste n’a rien dit encore dans la polémique. Un téléphone efficace est indispensable à l’apparat de ces situations que leur profession nourrit sans cesser. Une vérité à affronter et rien de plus. Il sait que c’est lui qui dispose du meilleur outil. Il a tout des fabuleuses fonctionnalités déclinées dans la main de ses amis. Mais en plus, son appareil est doué d’une capacité inédite, qui n’est pas encore importée dans notre pays. Son téléphone fait le café sur simple commande vocale. Doit-il leur avouer cette supériorité ? Il craint de blesser ses pairs en leur révélant ce point, et ce faisant, de se blesser soi-même en gâtant leur amitié.  Notre Ergaste sait combien il est savoureux en quelques circonstances, de préserver secrète une forme de différence. Allez en paix, Damis, Phédon, Ergaste.

 

©hervéhulin

Chrysippe est un jeune homme de son temps : il s’ennuie. Sous ses yeux la terre est plate et le ciel vide. Il regarde le monde qui va et ceci ne peut exciter d’intérêt. Il aimerait goûter aux voyages et aux joies de pays lointains, mais la distance l’ennuie. Il aimerait aussi traverser des aventures, pour vivre de grandes émotions, et pratiquer des sports, pour être fier de son corps et se réconcilier avec lui, mais le risque et l’effort physique l’ennuient. Parfois, il donne un peu d’attention aux choses de la politique, et il se sent prêt à activer quelques degrés de résolution : alors il a envie de contrer l’avancée des idées mauvaises, et défendre la démocratie, et faire reculer l’oppression, et mettre à bas le grand capital, comme ces mensonges qui font que le monde est si laid ; mais, à vrai dire, la politique aussi l’ennuie. La nature lui semble-t-elle belle et vulnérable, tellement meurtrie, tellement menacée qu’aussitôt la nature l’ennuie. Il y a bien une chose qui quelquefois, le rapprocherait du soleil ; les jeunes filles lui paraissent de temps en temps, attirantes, et quelque chose dans leur rire, leur éclat de peau, le parfum de leur chevelure, le mouvement et l’appel de leur formes anime un courant intérieur, une forme de remuement intime très agréable. Mais le désir aussi l’ennuie, et tout lui paraît vain. Chrysippe est à l’image de son millénaire. Il a vingt ans déjà et sa neurasthénie en a cent.

 

©hervéhulin

Damippe n’aura eu toujours que deux passions dans la vie, qui sont l’une de gagner de l’argent et l’autre de le dépenser. Le flux soutenu de cette double stimulation irrigue toute son existence.

Pour garantir en l’accomplissement , il a su rencontrer le métier qu’appelle cette commune passion. Il connaît les détours et les moteurs de la finance, et ses revenus s’accroissent avec ses manœuvres ; plus il gagne, et plus il désire gagner encore. Plus il gagne encore, et plus ce succès appelle de nouvelles dépenses.  Alors, il travaille et s’acharne, et place, et revend, et rachète avant que d’investir encore.

Pour assouvir la seconde, il désire ce qu’il ne possède pas encore, et veille à se l’approprier grâce à cet argent qu’il façonne chaque jour. Il change tous les trois ans d’appartements, et a fait de ce déplacement perpétuel une discipline. Sa voiture tous les deux ans gagne en cylindrée – sans qu’il puisse en citer la marque. A défaut de pouvoir acheter la Terre, il se contente pour l’instant de l’arpenter en de coûteux voyages ; peu lui importe le lieu et la contrée, il ne s’attache qu’à la note des palaces qu’il traverse. Il est contrit si sa déclaration de revenus montre un montant inférieur à celui de l’année précédente. Mais ceci ne se produit jamais.

Damippe dépense et Damippe achète ; ainsi, tout en se cristallisant loin de ses émotions, ses envies et ses passions, il est vivant grâce à ce balancier, et grandit comme un organisme condamné à l’expansion. Pour un sou dépensé, deux seront gagnés, dont il sait quoi faire avant même que le premier sous soit encaissé. Quel besoin survivant, quelle sorte de manque pourraient lui résister ? Parfois, quand une nouvelle opération réussit et lui apporte de nouveaux zéros sur l’un de ses comptes, il se sent la force et la dimension d’un Titan.

De ses enfants, il veille à leur condition et renforce chaque saison les placements qu’il assure pour leur avenir ; il reconnaît plus les taux d’intérêt et les profits prospectifs de ces contrats qu’il génère et soigne en même temps, que l’âge et l’anniversaire de ses fils, dont il ne pourrait dire un mot de la scolarité. Il les imagine déjà superbes financiers comme lui quand ils seront grands. Mais il ignore qu’ils sont déjà si près d’être grands, et que la destinée de l’un est d’être pâtissier, et de l’autre horticulteur, et que rien ne pourra inverser leur voie. Quant à son épouse, il n’aime plus d’elle que les parures offertes et qu’elle veut bien encore porter. L’immeuble qu’il a acquis pour l’avenir de toute sa famille, il n’a pas résisté à le revendre, avant d’avoir fini de le payer. La belle plus-value est partie aussitôt sur un compte lointain, bien rémunéré, par-delà les océans.

Damippe, donc, disparaît peu à peu dans l’abstraction de son or. C’est avec volupté qu’il s’enfonce dans cette épaisseur infinie des grottes qu’il a creusées. Il sait et ne sait pas que ce mouvement vertical l’avale toujours plus dans une torpeur minérale, et qu’il  finira enseveli sous un volcan;  plus il s’agite dans cette lourde matière, plus il disparaît sous la masse incendiaire de sa vanité, jusqu’à n’être plus qu’un tas de pierre.

 

©hervéhulin

Dites de celui-ci qu’il montre peu de qualités, ou qu’il n’est pas estimable, ou qu’il est peu instruit, vous vous distinguerez aussitôt en mal, et on vous répondra que c’est parce que sa peau est brune ou noire que vous dites cela plutôt qu’autre chose, que c’est vous qui êtes blâmable et vous en serez sévèrement condamné; dites de celle-ci qu’elle n’est pas intelligente, ou qu’elle est surfaite, ou qu’elle a peu de conversation, on vous répondra que c’est parce que c’est une femme que vous soutenez cela, et ce n’est pas bien, vous devrez avoir honte de tels propos, qui sont d’un autre siècle ; dites enfin de cet autre qu’il manque de jugement, qu’il est vraiment borné, qu’il semble parfois fanatique dans ses affirmations ; on vous répondra que c’est parce qu’il pratique telle religion que vous ne connaissez pas, que vous n’appréciez pas et jugez en mal sans connaître, alors que c’est son choix et sa liberté, que vous n’êtes point tolérant et que ce n’est pas bien. Dites encore parmi tous ceux-là que celui-ci est limité, celui-là vulgaire, celle-là souillon ; vous serez méchant de médire parce qu’il est borgne, qu’elle est pauvre, qu’il est chauve, gras, boiteux, vieillissant, chinois, et bien d’autres faits encore.

Mais dites du mal de tous et toutes en même temps, sans limite, sans retenue, dans vos propos, sans faiblir dans la durée, sans distinction dans vos sujets, innovez dans la médisance et ses formules, sans nuance et sans distance, en soutenant le flux, ajoutez-y de l’esprit et quelques bons mots, diffusez, diffusez largement, vers les cerveaux et dans les réseaux, et vous passerez inaperçus, complètement en phase avec la foule.

 

 

©hervéhulin

 

Angélique est d’un tempérament très avenant. Cette constance est la clé de sa réussite. L’on voit souvent des gens sévères, ou suffisants, souvent contents d’eux-mêmes et toujours mécontents des autres, qui avancent dans la notoriété et le pouvoir. Angélique est très loin de ceux-là. Toujours souriante, toujours accueillante, dans ses propos et sa posture. Elle écoute, elle n’est jamais en désaccord avec la dernière voix qui parle. Elle est obéissante avec ardeur.

Elle ne dit jamais non en face, et ne n’apporte aucune contradiction. D’ailleurs, en situation, elle ne dit que très peu de chose. Elle sait se montrer positive et d’humeur égale… Des réunions entières s’écoulent sans qu’elle prenne une seule décision, sans même qu’elle donne une opinion. Mais elle saura toujours se mettre au centre, de sorte qu’on jugera que cette réunion était la sienne.

Voici qu’on veut savoir quelle est sa position ?  « Mais quelle est la vôtre, avant toute chose » se hâte-t-elle d’anticiper. Elle ajoute un petit rire, délicieusement féminin. Et plus rien ne lui sera demandé de la journée. Si elle sent que les opinions risquent d’être contraires, qu’il peut y avoir de l’opposition dans l’air qui vient, elle ne dira rien. A quelqu’un qu’elle congédie, qui lui dira « c’est injuste », elle répondra : « c’est vrai ». A une autre à qui elle annonce la suppression immédiate de son poste, et qui ne sait contenir sa fureur, elle abondera d’un « ce n’est pas de ta faute, mais c’est nécessaire ». D’un syndicat qui se plaint du sort de ses collaborateurs, elle dira aussi : « vous avez raison » ; au mieux, elle ajoutera « mais je ne peux le dire à haute voix, vous comprenez, je compte sur vous… »  Des décideurs résolus lui demandent de liquider tout un service, ses employés, ses biens et installations, elle répond « bien sûr » et ce sera vite fait. Aux salariés renvoyés qui se plaignent de leur sort, avec animosité, que dira-t-elle donc d’un sort si grave ? « Il est vrai, c’est très dur, je vous comprends ». A celui dont, sur l’arrêt de cette même direction, elle prend le poste ? « Merci pour tout, vous avez été formidable ». On lui reproche cette  férocité qu’elle cache mal sous son éternel sourire ? « Je suis plutôt d’accord mais n’est-on pas tel qu’on est ? » Son humeur positive et sa constance, comme cette forme d’impassibilité heureuse lui ont permis de progresser dans les rangs et d’occuper une place si convoitée. Elle est tout en haut de l’escalier.

Un sourire permet en société d’éviter bien des mots, comme une humeur joyeuse. Il peut aussi élever bien des gens vers les sommets. Mais faites attention, Angélique. Ce n’est qu’un souffle, qui monte et s’affaiblit, trop éphémère pour vous soutenir dans les airs.

 

©hervéhulin

 

Théagène, sur notre droite, est effondré. Son moral est vraiment au plus bas. Il entre, bouscule, s’effondre en soufflant. La porte claque, le fauteuil branle. Il nous parle de l’évolution récente de cette épidémie qui ravage la cité tout entière. « Tout est perdu » clame-t-il. « Nous sommes vaincus, nous sommes à terre. C’en est fait de l’humanité tout entière ».

Il s’est précipité ici dès qu’il a su, il nous révèle ce qu’on ne peut savoir encore : les contaminations ont doublé aujourd’hui, le virus se transforme chaque jour, il se joue des barrières et des mouvements qu’on lui oppose, et nos meilleurs savants sont impuissants face à l‘ennemi. Celui-ci chaque jour invente de nouvelles ruses, ses mouvements contournent les remparts, et ses assauts passent et emportent les défenses, pour se ruer là où il veut. Ce n’est pas moins, quand les autorités nous déclarent une simple compagnie, que l’équivalent de trois divisions qui ont succombé depuis six jours seulement. Et que le mal est bien plus grave que ce qu’on veut bien nous en dire. Nos médecins sont de mauvais défenseurs, de très piètres stratèges, seuls nos ministres peuvent rivaliser en impéritie. Il ajoute qu’il connaissait personnellement telle et telle victimes célèbres, des proches, et non, plutôt des amis de longtemps, et voilà, à peine frappés, ils sont tombés foudroyés, à ses pieds, presque, avant même qu’il ait pu les embrasser une ultime fois. Il n’entend pas si vous contestez sa vérité, et opposez qu’il y a moins de victimes et de dégâts que ce qu’il a pu compter. Il était-là, vous affirme-t-il, quand tel professeur de renom a confirmé à la Sorbonne que le mal va prochainement se muer en fléau pire encore que ce qu’on imaginait il y a moins de six semaines

Mais que faire donc ? Et si on oppose à Théagène, qu’il perçoit peut-être trop angoissé, la situation, que la peur- légitime- du mal qui va, lui noircit l’exactitude des résultats qu’il décrit, que la Sorbonne n’est pas le sommet de la médecine, mais de la littérature sans doute, il ralentit son débit et argumente. Connaissez-vous, dit-il, connaissez-vous la voie que prend un virus pour gagner d’un corps à l’autre ? Connaissez-vous, ajoute-t-il, le jeu des immunités ? Et comment les organes, les poumons, les muscles, s’affaiblissent sous la ruine de leurs cellules ? Comment l’air que vous respirez devient poison en une seule minute ? Car Théagène a tout lu et tout appris sur cette affaire. Il développe alors un cours savant, déploie toutes ses connaissances ; il nous conte le rôle fatidique de particules virales sur les tissus, et de ces terribles fantassins que sont les virions, qui, forcis de leurs capsides, lâchent le feu de l’acide ribonucléique monocaténaire et de leur trente-deux kilobases sur le cytoplasme affaibli, qui se replie et se consume avant que les anticorps eussent le temps de réagir, pour que leurs paratopes aient su reconnaître le moindre épitope. Alors, que convient-il de faire encore, qui ne soit plus impossible ? Fuir, mais où donc, vers quelle contrée encore saine, au cœur du Sahel peut-être, sous l’océan plutôt ? Ne voyez-vous donc pas ce qui vient, et cette terrible faux qui s’avance ?

Mais Théamène, à notre gauche, s’avance plus calmement et dispose un autre point de vue. Il aligne tout à coup de nouvelles troupes et les réserves qu’il déploie sont de nature à surmonter l’adversité et remporter la victoire. Il sort de sa manche un peuple de vaccins et des cohortes de défenses actives qu’il déploie sans délai. Car, nous dit-il, dans toute forme de combat, la suprématie va à celui qui connait le terrain et sait le tourner à son avantage. Il s’est personnellement entretenu avec cet illustre professeur, qui a découvert cette chose qui permet de détruire les plus farouches virus. Il nous explique avec tact et délicatesse, carte à l’appui, comment la séquence nucléotique va aisément coder une protéine identique à un agent pathogène, laquelle protéine produite directement dans les cellules par traduction de la substance contenu dans le vaccin, sera reconnue bien vite par vos immunités, qui regroupant ainsi leurs forces soudain mécanisées, vont neutraliser l’envahisseur. Ce même envahisseur, qui soudain, sans avoir vu venir cette prise à revers, se trouvera vite coupé en tous les points de ses arrières, et de la sorte asphyxié, succombera ou se rendra. Il prolonge son exposé par des dessins et des flèches, et des courbes sur un tableau mural. Il complète par une salve de statistiques très en couleur. Enfin, il se retourne vers l’assistance, victorieux. Et voilà comment par une saine tactique, et quelques ressources bien ordonnées face à l’ennemi, il sera aisé de surmonter sans retour cette situation, certes mal engagée, mais qui n’est point aussi funeste qu’on a bien voulu nous le proclamer. Puis, Théamène respire un peu, après le feu de sa démonstration, il s’assied. L’humanité est sauvée, et avec elle, notre sort à tous.

Ainsi, tout est dit. Chacun est instruit comme il se peut, et le virus ne sera pas inquiet ce soir.  Si la vérité est un remède à l’insuffisance des hommes, l’erreur n’est que chimie des mots, des postures et des idées. Regardez-les à présents, nos deux combattants, notre double expert, et voyez comme ils sont charmants, marchant d’un même pas et se donnant le bras pour aller dîner.

 

 

 

 

 

Cet homme depuis toujours est plutôt laid, de petite taille, la silhouette tordue et sans esprit ; il n’a pas de notoriété, n’est pas visible sur les réseaux sociaux, ne passe jamais à la télé, et sa personne a peu à offrir. C’est là tout ce qu’on dit de lui.

Le destin, toujours à ses mystères, tourne soudain et le voici à la tête d’un capital de douze millions, et propriétaire d’une vaste étendue foncière. Sa fortune fait sa notoriété ; bientôt, dans l’opinion commune, elle est la source de son talent ; que l’on vante beaucoup pour lui avoir permis de générer un tel patrimoine ; il en devient presque célèbre ; on l’a entendu à la radio, on le voit sur internet ; on connaît à présent son nom et on sait y associer son visage. Les réseaux ne peuvent plus vivre sans lui, pas un jour sans que son nom repasse. On connaît à présent de lui tout ce qu’il faut savoir. Cet homme et d’un physique avenant, pas si loin d’être beau, sa taille est de belle prestance sans être haute, sa silhouette est vigoureuse, et son esprit est captivant. Qu’il a bien des qualités, qu’il avait bien dissimulées, comme ses défauts sont bien révolus. Quels miracles l’argent ne sait-il pas accomplir sur l’esprit commun ?

Arthénice est active pour sa cause. Elle y est très engagée, et ne passe pas une journée sans y avoir fait don de plusieurs heures ; elle voue son énergie, son temps, sa jeunesse à cette action. Puisqu’Arthénice est une militante. Elle agit pour changer bien des injustices, et ne ménage pas sa peine à cet effet. Pour quelle cause est-elle donc aussi dévouée ?

On dit qu’elle se démène tous les jours pour faire avancer une économie plus durable et solidaire, plus juste et moins assujettie à la finance ; mais aussi pour une équité accrue dans la circulation des richesses et les fruits du commerce ; ou plutôt pour l’égalité des femmes ; ou contre la misère des migrants ? A moins que ce ne soit le sauvetage des enfants abandonnés de pays lointains ? Son combat ne serait-il pas plutôt tourné contre la torture, contre le racisme, et contre l’homophobie ? Et quoi encore ?  Serait-ce contre les violences de la police, ou les maltraitances infligées aux enfants ? La solitude des personnes âgées ? Celle des sans-abris plus encore. On nous dit plutôt, pour le soutien de la recherche sur les maladies génétiques. Mais n’est-ce pas pour la préservation des océans, ou des éléphants, ou de la panthère des neiges ? Peu importe la cause, son ardeur ne lui donne-t-elle pas raison ? Mais Arthénice ignore une vérité.

Nous échouons tous toujours, tous les jours. Nous avons tous échoué. Échoué au progrès, échoué à faire la vie moins violente, moins ingrate. Moins implacable aux faibles, moins cruelle aux démunis et aux humbles, aux silencieux. Nous entendons avancer plus loin, atteindre les frontières, nous voudrions tant que cela se produise. Mais cela n’arrive pas car nous n’en avons pas la capacité. Il y a trop d’objectifs à atteindre. Ou nous les avons perdus avant de les saisir. Ou nous ne savons pas les atteindre, ni même les trouver, ni où les chercher. Et à peine trouvés, nous les perdons encore, nous renonçons, nous les cherchons à nouveau, et encore jusqu’à les oublier. Et nous sommes constants dans l’insuccès. Et pourtant, nous sommes là encore, depuis six mille ans, et nous avançons, nous nous aimons.

Arthénice ignore donc cette vérité. Puisqu’Arthénice est une militante. Mais elle continue et soutient sans souffler chaque instant de son engagement. C’est cette ignorance qui rend possible notre monde, et son inextinguible ardeur.

Nycandre connaît tout sur tout, et, grâce à ce talent rare, connaît la réponse à tous vos problèmes.  Il sait donner un avis éclairé sitôt qu’il devine un doute chez ses amis, ses proches, ou ses collègues. Il pourrait même dire qu’il aime ça, voire, soutient-il parfois, ne fait qu’assurer une vocation que son naturel lui a donné. Il vous dira ce qu’il faut, ce qui se doit, à la rigueur, ce qui convient. L’inconnu des situations se limite avec naturel à la portée de son horizon.

Sur toute sorte de sujets, il est celui qui sait avec pertinence et sans effort vous donner la solution, et la chose la plus simple à faire. Sa destinée l’a programmé pour aider et répondre. Rien ne lui est compliqué, il sait. Ne lui demandez pas d’où vient son universelle expertise, lui le sait et cela suffit.

Ce matin, il rencontre Acis qui, à la veille de partir en voyage sous les tropiques, se questionne sans cesse sur la meilleure façon de se vêtir dans ce climat inconnu ; il est tourmenté à la perspective de se trouver dans l’excès de chaud ou de froid de cette lointaine contrée qu’il ne connaît point. Mais Nycandre, sans le laisser finir sa plainte, a la solution car bien que n’ayant jamais fait le déplacement jusqu’à ces îles, il sait le temps qui peut se faire là-bas, il sait que les cieux y sont cléments, et sait qu’il ne faut pas hésiter à partir léger, à condition de prévoir une laine douillette pour les soirées plus fraîches. Il le dit en terme simple, mais sur un ton de commandement. Voilà, c’est ainsi qu’il faut faire, car c’est une évidence.

Puis en chemin, il rencontre Célie ; celle-ci a changé de fonctions dans le service depuis que Nycandre en est parti il y a deux ans. Elle se consacre désormais aux finances de cette nouvelle association, et doit veiller à en optimiser la trésorerie. Nycandre immédiatement est de bon conseil. La gestion d’une trésorerie n’est pas une affaire trop complexe si on sait où mettre les pieds dès le début ; il faut veiller très vite à ménager une marge sur les actifs, et provisionner en juste proportion de recettes, sans excès de prévision ; cela se dégonflera aux premières imprévisions ; et surtout, il faut absolument solder les dettes en proportion de la moitié, le plus avant la clôture. Voilà tout, c’est comme ça qu’il faut faire, c’est écrit et tracé par le bon sens, mais aussi, par les justes connaissances que notre Nycandre sait invoquer sur ce point.

Sans attendre que Célie le gratifie, il arrive à son bureau, et c’est Alcina qui vient le voir, très préoccupée. Elle doute de la compétence de la nouvelle stagiaire de l’accueil, qui, bien que jolie, vraiment, ne semble pas très clairvoyante : deux reprises furent nécessaires pour qu’elle comprenne le mode de sélection du standard, ce qui n’est pas très fameux, on en conviendra. Mais Nycandre sait que le problème ne vient pas de cette jeune recrue ; mais de l’équipement en dotation. Il s’engage de suite sur le mode opératoire de la nouvelle téléphonie, et du bon usage à en faire. Car le savons-nous assez, la technologie a récemment beaucoup évolué, mais s’il convient de programmer le maximum de fonctions possibles, il faut aussi se mettre en situation de gérer l’imprévu des appels, et pour ça, un petit carnet servira à noter à part les numéros appelant non encore identifiés, afin de les inclure dans la programmation qu’on révisera à intervalle régulier. Tout cela est à savoir, voyez-vous, et c’est ainsi qu’il faut faire pour optimiser le matériel ; quant à la stagiaire, c’est un fait qu’elle est très jolie, mais il ira lui expliquer lui-même si nécessaire. Son exposé ainsi conclu, Alcina s’en retourne, plutôt contrite, sa solution repoussée, malgré la technicité du propos. Nycandre a résolu l’affaire.

Après cette pleine journée, Nycandre rejoint ses amis au restaurant. On consulte la carte. Comme l’un d’entre eux interroge le garçon sur le pot-au-feu, notre consultant universel décline de suite toutes les meilleures conditions pour réussir ce plat plus complexe qu’il n’y paraît, du moins si on ne se garantit pas de quelque expertise nécessaire. Tout est dans le choix de la viande, et l’équilibre de sa lente cuisson. Le reste suit, il suffit de le savoir.

Il s’agit de, il convient, il faut. Ainsi, Nycandre a compris combien le monde est rond, et tourne bien si – semble-t-il- chacun fait et sait ce qui convient aux circonstances. Maîtriser l’adversité qui ronge nos jours n’est pas une difficulté pour peu qu’on dispose de la connaissance requise, et voilà tout. C’est une façon d’être en même temps moins seul et plus utile que fournir toute sorte de réponse aux questions qui n’ont pas encore été posées. Notez bien cette recommandation, écoutez bien ce dernier conseil, enregistrez ce qui vous est dit. Souvent, dans ses moments de solitude, ses nuits de questionnement, Nycandre s’étonne que la vie ne reprenne pas toujours ses conseils, et qu’il y ait encore tant de défauts sur terre. Il constate que des difficultés qu’il avait résorbées subsiste encore sur l’horizon, et cela le déçoit du genre humain, aveugle aux éclairages rendus. Il y a une chose, une seule qu’il ne comprend pas, c’est la question dont il ne possède pas la réponse. C’est cette inattention du genre humain sur ses sages recommandations.

 

 

©hervehulin2021

 

 

 

 

Nos contemporains se sont lassés de l’amour, de la tension délicate du désir, de ses secrets, de la pudeur des corps, des jeux étranges de la séduction, ils ont inventé la pornographie. Ils se sont fatigués de l’intelligence que la nature leur avait confiée, du goût de chercher dans les énigmes, de dépasser les inconnues d’une situation dans toutes ses équations, de rapprocher les causes et les effets, de l’effort d’un esprit qui se mobilise et travaille vers toutes sortes de vérité, ont fini par préférer au goût toujours nouveau d’être instruit, le seul principe d’être informé ; alors ils ont inventé internet. Ils se sont écœurés de la démocratie, de ses institutions, de la passion des idées ou du compromis, et des travaux des lois et de la citoyenneté; alors ils ont inventé les réseaux sociaux. Qu’inventeront-ils sitôt qu’ils se seront lassés de l’humanité ?

 

©hervehulin2022

Aristippe est haut placé dans les affaires publiques, grâce à son talent et son travail. Cette position méritée est à présent le juste reflet de son autorité. Celle-ci rayonne dans un vaste bâtiment, pourvus de bureaux, d’annexes et d’offices, reliés d’immenses couloirs nourris de cours et d’alcôves. Aristippe trône au sommet, dans un vaste bureau, au dernier étage avec terrasse. De là, des jours entiers, et parfois, une partie des nuits, il travaille, décide, délègue, planifie et arbitre. Pour accomplir sa mission, il a autorité sur quatre sous directeurs, quatre chargés de missions, trois secrétaires et un chef de cabinet qui a le rang de sous-préfet ; sous la hiérarchie de tous ceux-ci, il a onze chefs de bureaux, neuf chefs de circonscription, et trente attachés d’administration, qui ont chacun un adjoint de catégorie A ; l’ensemble de ces bureaux regroupent plus de six cents fonctionnaires et agents contractuels ; il y a également quarante-deux rédacteurs, dix-huit logisticiens, treize comptables, deux architectes, cinq ingénieurs, et huit assistantes sociales aidées de quatre médecins, six psychologues et six infirmières; et ceci pour le premier niveau de fonctionnement ; au second niveau, sur « le terrain »,  soit dans les unités territoriales qui font le service opérationnel , ce sont plus de trois centuries de fonctionnaires, avec entre autres, onze enseignants, trente éducateurs, et  encore vingt-deux secrétaires, et aussi huit cuisiniers, et en plus de cela, tout un manipule d’experts, d’érudits, d’esthètes et de penseurs, de consultants et de conseillers,  d’astrologues, électriciens, dessinateurs, devins et maçons, et autant de mules pour acheminer le matériel. Il a un chauffeur à sa disposition permanente avec une voiture de fonction pour tous ses déplacements professionnels. Toute cette nation travaille avec élan sous le commandement droit et bienveillant d’Aristippe.

On peut se demander bien sûr quel est donc le métier d’Aristippe… Peu importe, car un jour, son cœur s’arrête. Non pas qu’il meure, loin de cela. Les grands dieux qui forgent les carrières et jugent des ambitions ont tranché qu’il irait achever les siennes dans un corps d’inspection de prestige. Tout ce peuple d’hommes et de femmes en est étonné le temps qu’il convient, et près d’en être affligé pour certains. Ce suspens n’a qu’un temps bref.

Puis Théramène est nommé, lui succède et reprend le titre. Sous son autorité, il dispose, pour accomplir sa mission, de cinq sous directeurs, de cinq chargés de missions, quatre secrétaires etc. (ad aeternam) …

 

 

 

©hervehulin2021

Hégesippe depuis toujours est quelqu’un de plaisant. On ne l’a vu pas autrement que d’humeur égale entoute circonstance. C’est l’effet Hégesippe, comme disent ses amis, qu’il a nombreux. Il y a quelque chose de délicat, de fragile en lui, qui le fait si séduisant.Il est très cultivé, et peut converser sans apprêt de la meilleure interprétation de la Sixième de Mahler, de la poésie japonaise ou de celle de Properce, des portraits de Van Dyck ; et quand il vous parle de Proust, il en fait presqu’une gourmandise. Un vrai puit d’humanités, on pourrait passer des heures à échanger des points de vue de toutes sortes de couleurs, on en revient enrichi.

De fragile, vraiment ; car il est de cette partie du genre humain qui ne sait pas dire non. C’est un conflit qui le dévaste, chaque fois qu’il doit opposer sa volonté à celle d’autrui ; refuser n’est pas dans sa matière, il en est ainsi. Alors il simule de se laisser convaincre, et d’être toujours d’accord. Il avance sans volonté propre. Il vit sans choisir ni décider et voilà tout. Il se laisse porter, par la brise, toujours selon le même sens.

Enfant, il avait le sourire facile et montrait une grande douceur en toute situation. Ses parents, son entourage était toujours charmé de son imagination, de ses dessins, de son langage.  Plus tard, à l’adolescence, on l’a vu devenir drôle, et cet humour circonstancié est alors devenu son point fort. Il faisait rire avec finesse, et beaucoup d’à-propos. Il écrivait des poèmes, en secret, qui n’ont jamais été lus. Dans ses années de jeunesse puis de première maturité, pendant ses études de droit, au début de sa carrière administrative, Hégesippe s’était ainsi laissé guider, et ce fut, somme toute, avec résultat. Il s’abandonna aux lumières flottantes que la vie allumait devant lui, loin devant, jusqu’où peut porter son regard, et il sut leur faire confiance. S’il a fait du droit, c’est parce que sa mère lui a conseillé cette voie : son fils avait bien du mal à s’en tracer une, de voie. Il aurait secrètement bien aimé faire autre chose, voyager, écrire et enseigner la littérature, par exemple. Mais il ne l’a jamais dit. Il n’a pas osé.

Il cachait avec habileté, dès cet âge, une réelle timidité. Il était toujours plus à l’aise avec les adultes qu’avec les jeunes gens de son âge ; qu’avec les jeunes filles surtout, dont il craignait le rire en staccato. L’une d’entre elles a imprimé un souvenir qui ne l’a jamais quitté ; il ne lui aura d’ailleurs jamais adressé la parole.

Cette timidité qu’il a gardée, le nourrit pourtant autant qu’elle l’accompagne ; elle lui confère au fond de son intimité, comme une couche transparente de tristesse, plutôt de mélancolie. C’est ce fonds un peu ombragé qui a généré cette sensibilité, et cette aptitude à saisir la beauté des choses et des instants. Cette aptitude si appréciée de ses proches et qui fait ce charme doux comme un miel.

Le voici quelques années après, plutôt bien diplômé. En réalité, Hégesippe avait du mal à affronter l’idée même de la vie au travail, dans l’univers que lui ouvraient ses diplômes. Mais il a bien fallu s’engager et passer des concours. C’était la pente naturelle après le droit. Il fut reçu très bien classé, une nouvelle étape de sa vie a commencé. Il y trouva rapidement une grande satisfaction de société. Lui, le solitaire, fit la connaissance de nombreux collègues, dont beaucoup devinrent des amis fidèles. Son empathie naturelle n’avait aucune difficulté à capter leurs sentiments.

Il est ainsi, Hégesippe. On le pousse et il avance. Il attend le vent. On l’appelle et il y va. Des portes s‘ouvrent, il entre. Sa carrière marcha de ce pas sans discontinuer. Il progressa en silence, comme une voile lointaine glisse vers l’horizon grâce à un courant invisible, mais avec cette mobilité droite que traduit une inertie électrique.

Cette carrière pourtant tout à fait honorable, ne l’intéressa pas beaucoup. Pas plus qu’au -dessus de la ligne de flottaison. Bien sûr il aimait les contacts et la vie de société, la reconnaissance aussi qui lui était montrée. Souvent, il pensait à cette œuvre de littérature qu’il caressait dans ses envies, et qui ne voit toujours pas le jour comme passent les années. Il fit un agréable mariage, quand une jeune femme à qui il plaisait bien, l’entrepris au plus près ; certes, ce n’était pas l’âme idéale dont il rêvait, il préférait intimement les brunes et elle ne l’était pas. Mais il y eut beaucoup de tendresse toute sa vie grâce à cette acceptation du cœur. Et ils eurent des enfants merveilleux. Trois, comme elle le souhaitait. Là, ce fut un bonheur.

Il ne combat jamais, mais toujours il accepte. C’est une manière de vivre sans affronter la dure réalité d’un choix. Plus le temps passe, plus il convient de se protéger, se dit-il. De toutes ces choses qui coûtent, ces secousses des autres, ces petites guerres du voisinage. Et ce tumulte du monde qui vous saoule et vous épuise. Dans le silence des nuits blanches, il songe à des vies parallèles, celles qu’il aurait pu avoir. On remarque bien, derrière son humour, et son immense culture si bien partagée, un niveau d’expression, une sorte de culte des mots, peu communs.

Les années ont passé. La vieillesse est arrivée. A présent seul dans sa vie longiligne, il a bien remarqué que les mots lui viennent moins bien, et que les souvenirs tremblent, puis s’effacent. Il s’habitue à cet état programmé des choses. Un jour, alors qu’il est procédé à la vente de sa maison, et au déménagement des foules d’objet qui occupent cet espace familier, alors qu’il est l’heure de la maison de retraite, il retrouve un poème qu’il avait composé à l’âge de vingt ans. Il le lit. Et là, il manque de chavirer. La feuille lui tombe des mains, un vertige aveuglant l’assaille. Ce petit texte est d’une immense beauté, sculpté par un talent scintillant, d’autant plus que refoulé. Là était la vérité d’Hégesippe, et il s’est trompé; à toujours vouloir se protéger dans le sens du vent, il n’a pas saisi la beauté du contre-courant.

 

 

©hervehulin2021

Mettez cinq français ensemble, hommes ou femmes, vieux et jeunes mêlés, pas plus qu’il ne suffit, rassemblez les dans un souper chez l’un deux, une soirée dans un restaurant, un barbecue à la campagne. Qu’ils soient des amis depuis longtemps, qui se connaissent bien les uns avec les autres. Jetez-leur un sujet de politique, faites-les parler du gouvernement du moment, de ses lois, ses actions. Ils diront que rien ne va, que tout va de mal en pis, et que ce sont bien des ânes qui nous gouvernent – aujourd’hui, car avant, au moins, c’était un peu mieux, naguère vaudra toujours mieux que maintenant, c’est ainsi, même si ce n’était déjà pas brillant. Et que si ce gouvernement est aussi mauvais, c’est bien de la faute de ce pays qui vote n’importe quoi ; les Français sont décidément des veaux, un grand chef d’état l’avait bien dit, il y a longtemps. Les routes sont déplorables, les écoles n’enseignent plus rien de bon, les hôpitaux ne tiennent plus debout, c’est tout ce pays qui régresse. Que voulez-vous en France on ne sait rien faire de bien. Alors qu’ailleurs, ici ou là, en Allemagne, ou Nouvelle-Zélande, là au moins les choses tiennent debout. Les Français sont bien trop curieusement façonnés, ils ne pensent qu’à leur nombril. Il n’y a rien à espérer, c’est leur destin. La France est un pays fini, ses citoyens sont idiots.

A présent, ajouter dans la composition un Anglais, un Japonais, ou un Italien dans le cénacle ; pire, un citoyen des États-Unis ; qu’il répète seulement ce qui vient d’être dit par ses convives sur ce curieux pays, et ces drôles de français. Sans changer ni le ton ni le propos. Vous verrez nos cinq français soudain furieux se tourner tout de suite contre lui. Ils se ligueront d’instinct, et feront front. Qui est cet étranger pour se permettre de tel propos, pour offenser ce grand pays qu’est notre nation ?

Un bien curieux peuple, composées de drôles de gens, une étrange nation qui se déteste elle-même mais déteste qu’on la déteste.

 

 

©hervehulin2021