Errances sur les six voies. Jun Ishikawa.

Le japon, sa culture et sa littérature, sont souvent perçus comme figés dans un tissu de présupposés, combinant l’exotisme, l’esthétisme, et une forme de hiératisme mental, tout ça pour faire des japonais des gens très différents de nous. De ce point de vue, cet étrange roman d’Ishikawa est à la fois dans cette fenêtre, qui nous ouvre l’attention sur un univers lointain; mais aussi très proche de nous, de nos formats littéraires, et de nos amusements. Les étonnements qu’il provoque sont assez significatifs d’un écrivain japonais, mais on ne s’en lassera pas.

Bon, soyons directs, ce roman ne ressemble à rien. La narration est à deux étages : celui, bien décrit avec force détails, du japon antique au VIIIe siècle, en alternance avec celui, moins explicite, du monde contemporain. Le fil de l’histoire navigue ainsi entre ces deux plans temporels, avec ces allers retours constants qui en font la dynamique. L’échange d’époques est l’occasion de curieux jeux de miroirs, mais aussi d’amusantes dissonances. Nous voici dans les mythes anciens du Japon, et en même temps, dans son alter ego contemporain. Ce dernier niveau facilite les repères pour le lecteur, notamment occidental, alors que les séquences antiques apportent un éclairage historique, fantastique, et un peu aussi, exotique. Il semble que ce soit une constante de cet écrivain étonnant d’échelonner dans son écriture les phénomènes oniriques avec des tranches de réalisme social à tout-va. Une lecture attentive du roman mettra en miroir les deux plans alternatifs, les personnages se répondent, les faits se dédoublent.

Alors, qu’est-ce qu’il nous raconte, Ishikawa ? L’ère antique du Japon, le début des années 80, une impératrice, et une stripteaseuse, une biche blanche mystérieuse, un enfant référencé comme divin en raison de la taille de son phallus… Kazusa Kodate, un chef brigand des temps anciens, un peu sorcier, est propulsé par quelques sortilèges dans la fin du XXe siècle. Il revient régulièrement dans son siècle d’origine, où il croise des personnages secondaires mais aussi des personnages historiques – une cinquantaine environ -qui ont contribué à l’histoire japonaise.

Kazusa Kodate est le seul personnage qui navigue ainsi sur les deux plans temporels du roman. Il n’apparait que sous le seul nom de Kodate lorsqu’il passe au XXe siècle, dont les personnages, ignorant son identité et son sortilège, le nomme seulement « le brigand », ou « le vagabond ». Là, il rencontre Matama, personnage féminin principal de la partie contemporaine, qui est d’abord stripteaseuse, puis femme d’affaire. Mais elle a enfanté Tamamaru, un enfant mystérieux, doué de pouvoirs surnaturels, qui intéresse évidemment beaucoup Kodate qui va en assurer la protection et l’éducation magique.

Au VIIIe siècle, l’intrigue se déroule à Nara, où la cour impériale s’était établie en 710. Sur ce niveau, l’histoire du japon et les évènements historiques de cette période, sont peu connus de nous autres, lecteurs occidentaux, il faut bien le reconnaître. Le roman s’échelonne sur pas moins de deux décennies, au cours desquelles foisonnent des conversations secrètes, des intrigues qui prolifèrent, des trahisons et règlements de comptes, représailles et invocations surnaturelles. Le plan contemporain se déroule presque à huis clos, dans une unité de lieu dont une grande ville – on suppose Tokyo, mais rien ne vient le confirmer – constitue l’arrière-plan moderne.

C’est amusant, mais l’écriture dense et parfois codée d’Ishikawa (1988-1987) ne rend pas forcément la lecture facile. On pourrait recommander d’ailleurs de lire l’éclairante post face (Vincent Portier) avant d’entamer la lecture, ce qui permet de recueillir quelques clés facilitantes, ainsi que le glossaire préalable de tous les personnages, sans négliger l’introduction historique. L’éditeur a vraiment pris ses précautions pour ménager le lecteur dans cet univers assez bizarre. Mais en toute circonstances, on ne s’ennuiera pas. N’allez pas chercher à comprendre le titre. C’est une référence bouddhiste et voilà tout.

A fur et à mesure que Kodate navigue entre ces deux époques, avec un aller-retour à chaque chapitre, la narration s’accélère, s’embrouille et part en vrille. L’enfant Tamamaru devient l’épicentre de ce vaste délire. Seul notre Kodate semble maîtriser la situation tandis que chaque personnage est happé par ses propres obsessions.  Comment tout cela va se terminer ? Et bien vous verrez cela.

A ma connaissance, « Errance sur les six voies » est à ce jour le seul roman de Jun Ishikawa traduit en français.

 

 

Errances sur les six voies. Jun Ishikawa. Edition les belles lettres. Traduction Jean-Jacques Tschudin.  300 pages.

 

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