Jodi Picoult. La tristesse des éléphants.

On a pris l’habitude dans ces chroniques, d’évoquer des livres plutôt d’une notoriété moyenne. Picoult joue un peu dans la classe des best-sellers : nous ferons donc une exception à la ligne de conduite d’Alceste. Jodi Lynn Picoult est une romancière américaine, qui est déjà relativement célèbre et traduite en France. C’est une personnalité intéressante, qui n’a rien de lisse et de conformiste dans l’univers de l’édition. Elle a pratiqué divers métiers : rédacteur technique pour une société de courtage, rédactrice pour une agence de pub, éditrice de manuels scolaires et professeur d’anglais en primaire avant de poursuivre ses études en master en sciences de l’éducation à Harvard.  Elle a donc des choses à dire et des trouvailles fortes, et donne à ses personnages une solide humanité.

Il y a des romans étonnants, qui ne ressemblent pas à beaucoup d’autres romans, et dont le titre dit déjà tout. C’est le cas de celui-ci. C’est un roman plein de tristesse doucereuse, nourri de personnages attachants et bien caractérisés ; mais le centre de gravité thématique du roman, ce qui nous transporte et nous éclaire, ce ne sont pas les humains qui y foisonnent. Ce sont les éléphants, et leur système d’émotion. Ils sont là, d’Afrique, d’Asie, mâles et femelles, jeunes, immatures, adultes, matriarches et tuskers, libres ou captifs, arpentant le béton d’un enclos, ou l’espace infini de la savane. Ils nous guident tout au long du récit. Le titre nous dit presque tout du thème majeur de cette étonnante histoire : c’est la tristesse. Pas celle des hommes, trop connue. Mais celle des éléphants, plus fascinante. Et qui nous envoie, en inversion de leur sagesse, un reflet diffracté des fragilités humaines. Car les humains ne sont pas heureux dans ce roman. Ils sont déchirés, tristes, et chargés de remords, dépassés par la douleur. Les éléphants, eux, maitrisent leur deuil.

Le roman est dominé par l’énigme qui lie Jenna, treize ans, et Alice, sa mère, disparue des années, auparavant, scientifique, grande voyageuse et surtout spécialiste des éléphants. On lit une sorte de chronique d’Alice, colonne centrale du récit, où les épisodes de sa vie de scientifique, et d’amoureuse, et d’épouse ou de mère endolorie, alternent avec les compte-rendu d’observations de ces grands animaux, qui la fascinent…D’abord dans leur royaume, en Afrique australe ; puis aux États-Unis, dans un vaste refuge pour quelques-uns d’entre eux, meurtris par la vie et la captivité. Alice étudie de manière obsessionnelle, la tristesse chez ces puissants animaux. Le roman d’ailleurs se nourrit de bien des restitutions éthologiques, soutenue par une documentation très consolidée, formidablement intéressante. Les passionnés, ou ceux qui pensaient connaître le monde étonnant de ces grands seigneurs du monde animal, y apprendront bien des choses. Ainsi, son journal relate-t-il des observations étonnantes et rapporte des comportements de rites et d’émotions qui transcendent les clivages des espèces et des formes d’intelligence. C’est dans cette exploration du chagrin, ce cheminement mélancolique et parfois malaisé, qu’on trouvera le magnétisme de ce roman.

Alice, donc, a disparu inexplicablement bien des années auparavant. Rien ne permet de dire qu’elle est morte. Est-elle cette femme dont on a retrouvé le corps piétiné dans le refuge des éléphants, qu’elle soignait et étudiait ? S’est-elle enfuie avec son amant, pour échapper à la folie de son époux ? Est-elle morte ailleurs, après tous ces tristes épisodes ? C’est un malaise très imaginatif, cette absence de réponse à un si terrible questionnement, qui saisit le lecteur et ne le lâche pas.

Sa fille, Jenna est alors restée seule, sans elle, comme éloignée de tout. Loin d’un père fou. L’enquête de police n’a donné nulle vérité, et fut classée sans aboutir. Elle n’a pu accomplir ce rituel de séparation, qui permet d’assumer le deuil, et qu’Alice avait si souvent observé chez l’éléphant d’Afrique, dans ses recherches. Pour la guider et la soutenir dans cette quête douloureuse, Jenna se recompose une famille, avec un tandem de paumés qui la font se sentir moins seule dans cette quête bizarre. Serenity, une médium qui s’est grillée de façon fatale, mais continue d’avoir des intuitions du dialogue des morts, qu’elle garde cependant pour elle. Trop honte de ce qu’elle a pu dire. Et Virgil, un détective sur la touche, un flic radié jadis qui lui aussi, a échoué dans l’enquête sur la disparition d’Alice.

La narration est en alternative celle des personnages : à tour de rôle, ils empruntent la première personne pour raconter cette quête et son étrange écheveau. Le « Je » du fil narratif se déplace selon leur intériorité. De sorte que le lecteur, traversant leur intimité avec une facilité étrange ne dispose pas de regard extérieur sur eux : on comprendra à la fin du roman, le pourquoi de cette situation étrange. On ne les voit pas, dirons-nous.

Mais qu’y a-t-il de plus déchirant, que de perdre sa mère – au double sens propre et figuré – sans aucune réponse possible à la question de son sort ?  C’est incontestablement une grande idée romanesque, que retracer la tristesse de la condition humaine et la tragédie du deuil par l’analyse éthologique de ces créatures de génie que sont les éléphants. Ces merveilleux animaux savent gérer le deuil. Ils ont leur rituel, leur patience, leur intelligence. Ils souffrent, et savent d’instinct comment faire pour se réconcilier avec le monde. Pas nous les hommes, qui restons accablés des vies entières et incapables de se détacher du souvenir des morts, de leur mémoire qui continuent de tourmenter les vivants. Avec comme seule vérité que face à la disparition d’un être cher, on reste toujours formidablement seul.

C’est comme cela qu’il faut bien entendre le dénouement – surprenant, et qu’exceptionnellement, on ne révèlera pas, même si ça démange. On ne perd pas le fil, on bascule d’une histoire vers une autre, on navigue entre le monde des humains et celui des animaux, celui des vivants et le souvenir des morts, on est entrainés et finalement sidérés, lorsqu’arrivent les dernières pages d’avoir été joués par l’auteur, qui nous a amenés vers une fin qu’on n’aura vraiment pas vue venir. Certains apprécieront ce final comme un trait génial, d’autres se sentiront floués. En tout cas, bien imaginé et original. Ce qui est sûr, c’est que quelle que soit la relation – passionnée ou indifférente – qu’on aura entretenue avec le monde animal, on ne regardera plus une famille d’éléphants de la même façon après cette lecture.

 

 

Jodi Picoult. « La tristesse des éléphants ». Traduit de l’anglais (américain) par Pierre Girard. Acte sud.  (Babel). 528 pages.

 

©hervéhulin