La maison au bout des voyages.  Yvonne Adhiambo Owuor.

 

Yvonne Adhiambo Owuor est une auteure de romans et de nouvelles kényane, née en 1969 à Nairobi. On peut dire qu’elle est encore peu connue en France et en Europe, mais ça devrait changer. La maison au bout des voyages est son premier roman. Le second vient d’être publié, non encore traduit en français.

La littérature de roman n’est pas toujours une affaire d’histoire, de chronologie, de caractères, mais parfois une construction de situations. Certains, fort illustres, on le sait, ont naguère vu cela. Simon, Robbe-Grillet, Butor, et même Joyce, et bien plus encore. Souvent, la littérature africaine se nourrit d’une tradition de littérature orale ancienne, qui en trace la qualité rare de narration. Les nombreux et talentueux écrivains nigérians contemporains en portent la marque. Adhiambo Owuor n’est pas de cette lignée. Ici, nous serons dans un premier temps, déroutés, au sens géographique du terme. Car la trajectoire n’est pas celle attendue, d’une narration traditionnelle, et progressive. Le lecteur sera surpris, presque malmené et c’est tant mieux.

Une pauvre maison de pierre rouge perdue dans le Nord du Kenya, une région si sèche que l’air y est poussière (Le titre original du roman est d’ailleurs Dust). C’est là qu’une jeune femme, Ajany, rentrée du Brésil après des années d’absence loin de cette terre natale, aura la charge de ramener le corps de son frère, Odidi.

L’agonie de celui-ci démarre le roman. Une scène de poursuite, on est saisis dedans, sans préavis, et voilà qu’on se trouve embarqués dans la mort violente d’un homme, comme ça, sans façon, sans raison – encore comprise à ce stade – en direct. En mode reportage. Tué par la police dans une rue de Nairobi, la nuit du 27 décembre 2007, au moment des élections présidentielles au Kenya et du désordre violent qui s’en est ensuivi.

Les parents, dignes et vieillissants, sont accablés de chagrin. Mais voici qu’un jeune homme, un étranger, se présente à eux devant le seuil de cette bâtisse rougeâtre, qui tremble dans la chaleur et la poussière : il s’appelle Isaiah Bolton, il cherche son père. Il y a pourtant une bibliothèque dans cette maison vieillie : les livres portent un nom qu’il est interdit de prononcer, celui d’un officier britannique nommé Hugh Bolton. Isaiah n’est pas le bienvenu dans cet univers, on le juge peu anglais, et il n’est pas assez kenyan, mais il est déterminé à comprendre pourquoi il n’a pas connu son père. Le lien se fait par le don d’un livre : Odidi lui avait fait parvenir un livre paraphé par ce père recherché. De son côté, Ajany veut savoir ce qui est arrivé à son frère.

Comment est mort ce frère, et pourquoi ? Et comment est mort ce père, et pourquoi ? Deux trajectoires en parallèles, deux destins qui, évidemment, mus par le même fil magnétique, vont se croiser. Mais quand et où ? La réponse est dans la convergence très lente de ces quêtes respectives vers cette maison lointaine, où dort une vérité, chargée de secrets, d’une famille endolorie par l’histoire nationale et coloniale, mais aussi marquée à vie par la liberté d’une femme.

On sera confronté à une forte densité d’écriture, qui rend la lecture difficile. Et même une véritable épreuve. Il faut s’accrocher, et soutenir beaucoup d’attention en continu sur les quatre cents pages. Le style est rebelle à toute lecture facile, il faut recharger son attention régulièrement. Séquences étroites, éclairées d’inventions stylistiques d’une fulgurance inouie.  En outre, pour corser l’affaire, le roman ne souffre pas vraiment de repères chronologiques, et le déroulé du récit n’est pas linéaire. Le texte est constamment écrit au présent, avec quelques incursions dans l’imparfait pour renvoyer au souvenirs et retours en arrière du récit. Les personnages ne sont jamais introduits par une description, par une situation dans le temps, par le lieu de leur apparition, ni aucune description physique ni aucun marqueur dans le récit. Ils apparaissent, nommés seulement, comme sur un plan de cinéma. La dynamique de la narration vient de cette forte qualité visuelle, construite sur des phrases nominales souvent, des instantanés, qui évoquent une galerie de photos en noir et blanc.

Grâce à ce mode d’écriture, qui exige une discipline soutenue du lecteur, un apprivoisement de ses formes et de cette approche déroutante en premier lieu, mais positivement stimulante, le livre offre pourtant une trame captivante et un récit souterrain de quête de justice, d’identité, d’amour enfuis, de vengeances, de sacrifices. Récit traversé des traits de paysages, en plans serrés, jamais en grand angle. Et des saillies poétiques translucides. Pas d’exotisme, ni d’anthropologie à la recherche de sa propre nostalgie. L’Afrique d’Adhiambo n’est pas celle de Karen Blixen. Ni celle de Michel Leiris non plus. Celle de Rimbaud, peut-être…Elle procède d’une Afrique absolue, dont le lecteur doit assimiler les codes : là est le sens et la portée de cette écriture si moderne et lyrique en même temps. Ce livre est un remerciement à cette terre merveilleuse qu’est le Kenya. Un chant de grâce.

On peut bien sûr s’interroger, si une épreuve de lecture aussi ardue était nécessaire pour aboutir. De très nombreux personnages, qui disparaissent du récit avant qu’on puisse comprendre qui ils sont, des lignes de récit secondaire, secouées en tout sens par l’absence de réelle chronologie. Des fractures narratives incessantes. Cela tourne en certaines pages au désordre sans appel. Oui, c’est dur et il faut s’accrocher! Ne pas hésiter à reprendre plusieurs fois le même passage, ou revenir en arrière. Yvonne Adhiambo Owuor ne ménage pas son lecteur, et ne se préoccupe pas de son confort. Un peu trop, parfois, et c’est dommage. Mais quelle signature innovante !

La traversée de ce roman sera fructueuse. On ne peut s’empêcher de penser que cette maison solitaire, dans cet univers rugueux, et chargée de sens, de vieux livres, de secrets, est le modèle du roman lui-même, et la clé de son décodage ; il faudra voyager dans cette écriture aveuglante, comme les personnages, dans cette terre aride, écrasée de chaleur, pour trouver le sens et la beauté des choses dites. C’est cela, une littérature utile de roman, ou la trajectoire du lecteur épouse celle du roman, et mérite qu’on s’y abandonne. La Maison au bout des voyages est un roman formidablement moderne et beau, âpre et lyrique, dont on sort avec la satisfaction lumineuse d’avoir appris.

 

La maison au bout des voyages.  Yvonne Adhiambo Owuor. Traduit de l’anglais (Kenya) par Françoise Pertat.Éditions Actes sud. 448 Pages.

 

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