« Je reçus une gifle ». Première phrase du roman, comme la pulsion d’une violence mineure, qui ne cessera d’en aligner, des violences humaines, jusqu’à l’enfer absolu.  Si le soldat Tamura prend une gifle de son officier, c’est parce que, blessé et malade, se présentant à l’hôpital, il n’a su apporter sa propre ration de nourriture. Il y a donc un prix pour sauver sa vie, comme il y a un prix pour préserver son humanité ; et si on n’en a pas les moyens, on passera son chemin. Tamura va bien tenter de garder la voie sur ce chemin : mais la guerre défigure les hommes. « Les feux » nous donnent l’histoire d’un homme qui tente de rester un homme dans l’effondrement sans appel de la guerre du Pacifique.

Shohei Ooka ne fut pourtant pas un écrivain guerrier. Il est une composante incontournable du roman japonais naissant de l’avant-guerre, et de la confrérie de ces écrivains pionniers (Ooka, Nakamura, Fukunaga…) qui par leurs traductions des monuments de la littérature française – étonnamment en vogue dans le japon ultra totalitaire de ce temps – Nerval, Proust, Stendhal, Flaubert, vont faire entrer la délicatesse de l’âme humaine dans le roman social naissant en extrême orient. De Ooka, on connaît plutôt, avant la lecture incendiaire des « Feux », une œuvre plutôt attirée par l’écheveau des interférences sentimentales ; on retiendra la délicatesse de « La dame de Musashino » aux demi-teintes vaudevilliennes. Ooka a vécu et subi la guerre en tant que soldat et prisonnier : son roman emprunte de sa propre vie. Cette expérience tragique accabla la suite de son existence, mais en fit un des plus grands écrivains du Japon d’après-guerre.

Après la défaite sans appel de Leyte aux Philippines, en octobre 1944, (le plus vaste débarquement militaire de l’histoire) l’état-major japonais, moins soucieux que jamais devant l’ampleur de la défaite, de ce que pèse un être humain, ne trouvera pas d’autre commandement que donner l’ordre à chaque soldat de regagner par ses propres moyens l’extrémité opposée de l’île. Cette débâcle meurtrière emporta des dizaines de milliers d’homme, abandonnés à eux-mêmes, livrés à la faim, à la maladie, à l’ennemi, sa mitraille et ses bombes, tenus de traverser cette terre hostile, doublement hostile. Les hommes qui y habitent d’abord, sont peu portés à l’indulgence pour une des armées les plus criminelles de l’histoire ; la nature ensuite, qui domine sans partage ces terres, redoutable à elle toute seule. Le fil du roman est donc une sorte de trajectoire initiatique dans la tentative vaine de retrouver une braise d’humanité sous ce fleuve impitoyable.

Dans la vulgate occidentale, le japonais de la seconde guerre mondiale est un fanatique décérébré, cellule anonyme dans une masse aveugle exaltée par la mort. Ooka nous donne un autre visage. Le lecteur en sera troublé, ou rassuré, selon ses préjugés. Le soldat Tamura est tout le contraire ; il est fragile, lâche, hébété à force de souffrance, il perd son fusil, abat une femme sans savoir pourquoi, et n’a aucune considération pour son empereur ni sa cause ni sa patrie. Absent des rouages de ce conflit, il le subit comme une plaie de surface qui le ronge. Bref, il n’est pas un soldat : il est resté le civil, l’humain qu’il était avant sa mobilisation. Il est chacun de nous. Ooka, admirateur et traducteur passionné de Stendhal, écrivain oriental doué d’une psychologie littéraire très occidentale, s’attache avant tout, avec une acuité sans faille, à la faiblesse de son personnage, sa souffrance, et sa folie qui monte. Il a même peu de compassion pour son Tamura, laissant le lecteur orienter seul sa morale. Car Tamura est une forme de conscience errante sous le désastre, une âme plutôt passive, presque contemplative dans la traversée des enfers. C’est déjà un fantôme, qui ne reprend goût à la vie qu’en apercevant, très loin, un soldat américain donner à boire à un blessé japonais. Alors quoi, l’humain existe-t-il encore un peu ? Au cours de cette avancée, rien d’autre n’émerge, que la peur, la faim, la maladie, la chaleur écrasante et les pluies harassantes. Et au final, la folie. Mais il y aussi, rythmant l’avancée douloureuse de Tamura vers son issue, ces feux énigmatiques et lointains, ces feux imperceptibles qu’il entrevoit parfois, dans la nuit, derrière les lignes épaisses de la jungle et de ses paysages.

Ooka s’attarde sur la pesanteur des corps, il en imprime au lecteur toutes les sensations physiques, de leur matière vilaine et dégradée, comme le genre humain que cette matière trahit. Et l’obsession de perdre son humanité. Le roman est beau, l’écriture dense, et limpide. Il maintient un équilibre entre une humanité fragile, sans cesse rebelle aux circonstances, et la peinture en relief de l’atrocité et de la damnation : les cas de cannibalisme qu’on prend en pleine face, sont avérés, hélas.

« Les feux » ne se contentent pas de donner une image de la guerre vue du côté japonais ; d’ailleurs, rien dans le texte ne cherche à relativiser les comportements sanguinaires de l’armée impériale aux Philippines : l’image qu’il en donne est peu honorable. Mais la tragédie de Tamura est celle du genre humain, et Ooka recentre ainsi le destin du Japon de la seconde guerre mondiale, son peuple, son mental et ses crimes commis au nom d’une effroyable idéologie, dans le cercle concentrique de l’humanité et ses peines. Ceux que cette perversion qu’est la guerre passionne comme un grand spectacle d’épopée et d’érudition n’y trouveront rien pour satisfaire leur compulsion. Mais peut-être n’est-il pas trop tard pour lire « les feux »? C’est cette constante compassion pour la laideur de l’homme qui fait la grandeur de ce roman.

Car tout homme avec une arme, aux ordres d’une nation, cesse d’être une part d’humain, pour devenir un antihumain. L’Histoire, qui en fait vite un anonyme, ne lui demande pas s’il est du bon ou du mauvais côté de la justice. C’est la destinée du soldat Tamura. Mais il déploie un regard circulaire sur la tragédie sans appel qu’est la guerre, dans toute son atrocité, dans toutes les facettes abjectes de son renoncement. C’est un grand roman pacifiste, on l’aura compris. Car derrière les ravages de la guerre sur l’étendue de l’âme humaine, le désastre absolu de cette mystérieuse passion qui dévore les hommes et leurs civilisations vacillantes, au-delà du carnage et des charniers, il y a toujours la trace mystérieuse de ces feux lointains qu’entrevoit Tamura, qui l’interrogent et l’appellent, comme la lueur incompréhensible mais inextinguible de l’espoir.

 

 

 

Shohei Ooka. Les feux. Éditions poches Biblio.  Traduction (Japonais) Rose-Marie Makino-Fayolle. Postface de Maya Morioka Todeschini. 213 pages.