Les libellules rouges. Reiko Kruk-Nishioka.

 

Reiko Kruk-Nishioka est née en 1935 à Isahaya dans le département de Nagasaki. Après avoir travaillé pour la télévision au Japon, elle arrive à Paris en 1971 et crée l’atelier Métamorphose, (spécialisé dans le maquillage d’effets spéciaux). Son parcours créatif fait apparaitre une dimension littéraire qu’on pourrait juger mineure ; mode, parfums, décors et costume d’opéra et de cinéma. Ce n’est pas un écrivain à proprement parler. Les libellules rouges » sont d’ailleurs seul le roman qu’elle a publié.

Mais c’est un témoin. Elle est une Hibakusha : une survivante qui assume la nécessité de la transmission.  On est sûr, avec ça, qu’elle aura quelque chose à dire de poignant sur un thème tragique aussi rabâché.

Au soir de sa vie, c’est l’enfant qu’elle a été, saisie dans le tourbillon tragique de la guerre et de la bombe atomique, qui raconte. C‘est un roman –un peu -, c’est un témoignage vécu – beaucoup. Lequel des deux, doit primer sur l’autre ? Peu importe.

La narration s’étend sur l’année 1945, au rythme des saisons. Reiko, dix ans, vit dans la banlieue de Nagasaki. Rieko a des rêves et des plaisirs d’enfant qui peuplent des journées en apparence paisibles. Du Japon au pôle nord, les enfants ont souvent les mêmes songes, et les mêmes peurs. C’est la magie de cette période de la vie, et ce qui fait l’universalité dans le genre humain.

À côté de son village, un centre d’entraînement aéronautique de l’armée japonaise, instruit de très jeunes pilotes sur les rudiments du vol. On est encore loin de l’apprentissage du combat aérien. Ici, ce sont de tout petits biplans, de couleur rouge, que Reiko, captivée comme le sont les enfants dans leur émerveillement voit parfois s’élever et s’éloigner vers les hauteurs, en bourdonnant, comme de petits insectes. Les cadets sont jeunes, presque des enfants. Reiko les contemple, les approche. Elle va se lier avec l’un d’entre eux, un jeune prince à l’écharpe blanche, qui –songe ou réalité ? – l’emmène un jour faire son baptême de l’air personnalisé dans un de ces curieux petits avions.

Elle contemple plus qu’elle ne comprend ce monde adulte, éclairé de mystères, de codes étranges et de chose inavouables aux enfants que génère la guerre. L’ombre se resserre comme les mois avancent. On voit bien que les petits avions rouges sont de moins en moins nombreux à s’élever dans le lointain, leur bourdonnement s’estompe : l’inclinaison des évènements ne changera pas son cours. Ils disparaissent les uns après les autres jusqu’à ce que ne subsiste dans le ciel d’été qu’un grand silence. D’abord, ils avaient appris à voler ; puis, au fil de la guerre et de ses désastres, ces jeunes gens ont appris à s’envoler sans retour, car l’heure est au destin des kamikazes. Il n’y a plus rien pour arrêter l’ennemi, et les autorités japonaises sont à ce point aux abois qu’elles envoient au casse-pipe des gamins et des biplans d’école sur les cuirassés américains.

A force d’interroger ce monde un peu énigmatique, sa violence se révèle soudain. Ce ciel bleu et vide, c’est la bombe atomique qui, un matin d’été, sans prévenir, va le remplir : à vingt kilomètres de chez elle, Reiko voit un nuage s’élever dans le ciel. On suppose vaguement, chez les adultes, que c’est la répétition de ce qui s’est passé à Hiroshima quelques jours auparavant. Mais tout le monde ignore ce que sont ces nouvelles flammes de l’enfer… La cousine Ryoko, la copine de jeu du même âge, a perdu ses parents dans cet holocauste, (la petite fille a vu l’horreur de cette mort) puis ce sont les cheveux qui tombent, et la marque du drame, pour la vie. Puis, la paix enfin survenue, viennent les troupes d’occupation et, sous le prisme de l’enfance trahie, un regard teinté d’humour sur ses étranges humains que sont les américains, vainqueurs et maladroits dans ce monde en ruine.

Ce récit est d’un genre hybride, entre souvenirs et roman : on pourra trouver le style parfois un peu pauvre, mais irrigué d’une forme d’ingénuité qui en fait la poésie. Tantôt c’est à la première personne, tantôt à la troisième. Le récit est très linéaire, sans apprêt ni figure.  Les illustrations (encre et aquarelle) qui parsèment les pages sont à la fois tourmentée et gracieuses, comme cette histoire.

Au final, c’est un réel plaisir de lecture. Kruk-Nishioka n’entend pas faire œuvre de littérature majeure, mais rapporter le regard d’une enfant sous la plume d’une grande dame désormais âgée et qui a beaucoup vécu, de l’orient à l’occident. C’est un écrit qui porte la force inimaginable du témoignage direct de ce que si peu de personnes, de nos jours, peuvent encore affirmer avoir vu. Ces libellules dont la silhouette rouge s’élève et s’évanouit peu à peu, c’est l’enfance qui s’en va, consumée par la laideur du monde et ses folies meurtrières. On sera attentif à la très belle préface de Fréderic Mitterrand, qui resitue ce personnage rare qu’est Reiko Nishioka dans son parcours esthétique et multiculturel. La lecture des Libellules rouges ne sera peut-être pas pour chaque lecteur l’occasion d’une révélation littéraire éblouissante ; mais elle procurera un juste sentiment d’authenticité, éclat vif, que nous reconnaissons tous sans distinction d’histoire ou de continent, de la nostalgie de l’enfance.

 

Reiko Krul-Nishioka. « Les libellules rouges ». Traduit du japonais par Patrick Honoré. Préface de Fréderic Mitterrand. Illustrations de l’auteur. Edition Globe. 208 pages.

 

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