Citias est un garçon bien aimable. Il est fils unique. Il aura été naguère un enfant charmeur et tendre.  Il a donc grandi très aimé, et très protégé. Le voici presqu’adulte à présent. Il est prévenant avec les aînés, respectueux du sexe féminin. Il est généreux au point de consacrer bien du temps aux démunis. C’est un bénévole dans tous ses pores.

Ses parents le vénèrent.Ce qu’ils aiment en lui, par dessus tout, c’est cet altruisme que l’on croit si rare chez les jeunes. Au seuil de sa vingtième année, toujours sur le chemin du bien, voici qu’il se prend d’un peu de morale, et on ne voit là rien que de très contigu à cette personnalité en formation, si entière, mais doucement. On le surprend quelque fois rêveur, et comme ailleurs.

On l’entend dire simplement qu’un peu de rigueur dans les attitudes seraient bienvenue : car la rigueur, pour peu qu’elle reste modérée selon les circonstances, aide à tracer sa voie et comprendre le monde, surtout pour la jeunesse ; n’a-t-elle pas besoin de justes repères, cette jeunesse ? Il le répète, avec insistance.

Citias se dit parfois contrarié de certaines modes et des vêtements d’été trop ouverts qu’on voit chez bien des jeunes filles. Le penchant pour le vin et les alcools des jeunes gens de son âge qui se rassemblent le soir pour goûter un peu d’ivresse, le laisse d’abord perplexe, puis plus encore le heurte, et ensuite vraiment au point qu’il juge cette manie très condamnable, et enfin le dégoûte. On l’entend comme on veut l’entendre.

Son père dit de lui qu’il est bien de ne pas se laisser glisser dans les penchants de son âge. Et son caractère d’homme responsable à venir s’en affermira. Et sa mère s’en attendrit. Un peu de temps défile encore, et son esprit change plus avant, dans cette même direction. Ses parents ont bien vu qu’il restait très longtemps seul dans sa chambre, devant son écran, immobile et silencieux. Mais comme tous les solitaires, il en viendra à saturer et passera à autre chose.

D’ailleurs, internet est une mine de connaissances ; ses longues heures tardives, dans sa chambre, porteront leur fruit. Parfois, on l’a vu légèrement irascible. La fin de l’adolescence. Un jour, pour la première fois, il parle de Dieu à ses parents. Ce ne fut jamais vraiment leur affaire, mais ils l’écoutent. Citias évoque souvent sa nouvelle foi, mais sans s’exalter. Il semble même que ce changement dans son esprit lui apporte la paix. Somme toute, passé un soupçon de surprise, ce n’est pas plus mal, pense-t-on, qu’il revendique un peu de spiritualité. Voilà qui donnera une profondeur utile à sa personne. Le cheminement d’une âme complète est souvent nourri d’étonnements. Les passions d’un fils si généreux sont toutes pardonnables. Voici que les semaines passent, et Citias semble vraiment soucieux de donner à sa foi une place première dans sa vie. Dans sa vie et dans le monde. Lui, auparavant si discret, il est alors plus disert ; il parle beaucoup de spiritualité, du péché, et de la morale divine, qui seule, permet d’affronter le mal. Il ne fait plus confiance au libre arbitre, et ces nations qui se détournent de Dieu lui font horreur. Son propos est désormais plus tranchant. Ses arguments plus réduits. Ses proches sont troublés. Ses amis, qu’il voit très peu désormais, sont préoccupés. Mais ses parents, tout à leur amour de leur fils, y voit un tournant délicat, préoccupant, certes, mais prometteur, dans la croissance de son esprit d’homme. Il reviendra de ce détour nécessaire. Ils le connaissent, le fils. Il ne sera jamais violent.

Encore un peu de temps. Un jour, juste avant Noël, ses parents, étonnés, l’interrogent sur sa nouvelle apparence. Sur un ton vif, comme celui d’un reproche, pour la première fois, il cite le nom d’Allah. Il leur parle de Sa Vérité, et les supplie de ne pas s’obstiner dans l’erreur. Il a rencontré le Coran, oui, et tout y est écrit. Même le détail des châtiments. Tout n’y est que justice, même la punition divine qu’on lit à chaque page. Il parle fort à présent, puis reste silencieux de long moments, comme prostré. Le dialogue tourne court, comme souvent depuis quelques temps. Mais les nuages passent, car, malgré ses mœurs nouvelles, toujours il reste affectueux, passés ses rares éclats. Alors, pense-t-on, cela peut lui apporter une valeur rare que cette spiritualité décalée, plus encore, une réelle originalité dans la conception du monde et ce sera son sédiment dans sa vie d’adulte, et ses références, et ses valeurs. Il en reviendra bien, de ses prières et ses mosquées.

Et puis soudain, il n‘est plus là. Il a disparu. D’un coup, parti vers l’orient. Abandonnées, la famille et la maison. Il a laissé une courte lettre. Là-bas, écrit-il, une guerre sacrée se joue. Et les vrais croyants ne peuvent l’ignorer ni la perdre. Le choc estompé, en quelques semaines sans nulle nouvelle, on se conforte, comme on peut. Il vit son engagement jusqu’au bout, il ne transige pas sur ses valeurs, c’est un jeune homme de conviction pure. Quand il reviendra de ce détour, quand il retournera à sa place d’origine, il en sera très affermi, et pourra mieux se confronter avec les épreuves que peut toujours secréter la vie ; il saura tirer toutes les leçons de cette mauvaise parenthèse, et repartir sur un nouveau seuil.

Mais voilà, il ne reviendra pas. Bien des années après, un repenti leur confirmera que Citias est mort en martyr contre les incroyants. Ce fut un grand combattant, un paladin de l’islam, une colombe des mosquées ; les mécréants le redoutaient. Son bras jamais ne tremblait face aux infidèles vaincus, son couteau ne fatiguait jamais. Passé l’effondrement, au moins, se disent ses parents, derrière leurs larmes, au moins, il aura vécu sa vie brève d’une traite, dans l’action, la conviction, jusqu’au bout, et sans concession.

A force de trop aimer ceux qui sont de notre engeance, on ne voit plus le sens du monde. On se regarde dans le miroir, et ne veut voir que son propre reflet comme un pâle éclat. On n’entend plus le ricanement terrifiant des anges. Ils n’ont que faire de l’amour que les uns portent aux autres sur terre, celui des parents à leurs enfants, des enfants à leurs parents. La religion fait de l’homme une bête, vouée à détruire des centaines d’hommes, eux aussi fait bêtes. On vit avec, mais on ne se réveille pas.

 

 

©hervehulin