L’impératrice rouge.  Leonora Miano

Le personnage principal de cette uchronie n’est ni un homme ni une femme, mais un continent semi-imaginaire, qui a pour nom Katiopa. L’Afrique d’un futur identifiable d’au moins un siècle, est désormais un ensemble politique unifié, à la prospérité irrésistible, et fait l’objet de toutes les tentations du reste du monde ruiné et en proie au chaos.

Dans ce vaste état confédéral, gouverné avec sagesse dans la conformité de traditions ancestrale mais avec quelques concessions aux travers de la politique, se joue l’avenir d’une partie de la population, qui met une touche d’ombre à cette société qu’on voudrait accomplie. Des intrigues politiques se nouent pour décider l’expulsion massive des sinistrés (réfugiés européens) et plus particulièrement des fulasi (les français, hélas). Dans ce pays moyennement imaginaire, une histoire d’amour entre un homme qui détient le pouvoir et une femme qui en quelque sorte est de l’autre côté du pouvoir, nous donne la trame de ce roman difficile, mais qui réserve quelques beautés.  C’est intéressant, attractif et risqué.

Comme l’auteure connait les limites de crédibilité de son uchronie. – c’est normal, c’est une uchronie -elle consacre une part importante du roman, à justifier ce paradigme décalé. De longues considérations géopolitiques, sur la gouvernance forcément sage et bienveillante. Si ce monde est un succès, faut-il sans cesse expliquer pourquoi ? Même s’il nous est laissé entendre que cette confédération pas si évidente s’est créée dans le sang et la violence… La progression de la lecture nous déroule ainsi le visage d’une société qui fonctionne bien à tout niveau : on n’y voit pas de pauvres, pas d’oppression, pas de crise. Les trains circulent bien et sont à l’heure, et l’environnement bien sûr préservé ; les femmes sont associées aux décisions de la société, et aucune religion ne vient perturber tout ça. Bref, tout baigne dans le paysage…

Tout à sa passion de son Afrique authentique dont on lui concédera une connaissance sans faille, Léonora Miano nous décline les rites, la parole des anciens, les mystères de cette identité, il est vrai peu connus, qui constituent tout un monde : tous ces éléments s’assemblent et se substituent à la perception occidentale de la société, et il faut dire que c’est ici assez salutaire. Au point que le discours dérape parfois et on notera quelques pages douteuses sur la « vraie » démocratie ou la défense de la polygamie.

Une Afrique enfin réussie, prospère, et bienveillante qui fait envie au monde entier. Miano joue avec sa trouvaille. On devra déplorer au final que l’auteur échoue à nous captiver complètement à son univers uchronique là ou un autre écrivain africain, le soudanais Abdourahman Waberi, l’a précédée dans cette projection avec, il faut bien le dire, plus de succès. Ce dernier, dans son roman « Aux Etats unis d’Afrique » nous décrivait bien avant Miano un continent africain, rayonnant et apaisé, une forme de modèle absolu pour l’humanité alors que le reste du globe avait été ravagé par ses propres faiblesses : inégalités, famine, guerre, oppression …La supériorité du roman de Waberi vient du fait qu’il mettait constamment en miroir cette Afrique de cocagne avec les civilisations passées du reste du monde et en soulignait l’inconstance. S’ensuivait un miroitement des fragilités de la civilisation au travers du parcours initiatique d’une jeune femme blanche née en France mais élevée en Érythrée, qui allait rechercher sur ce continent ruiné, mais si formidable dans ses ruines, dans une longue quête personnelle et tragique, l’inventaire de ces sources oubliées.  C’est très beau, et cristallin.

« Rouge impératrice » n’est pas sur cette ligne. Pour savourer le fruit de ses six cents pages, imaginatives et travaillées, il faudra quand même s’accrocher. Le style choisi de la complexité est parfois riche, mais plus souvent indigeste. Pas de dialogue, quelques bribes de monologue, aucune expression en style direct. En résulte un style empesé, constamment descriptif, aux phrases linéaires, surchargées d’adjectifs et participes présent -parfois à la limite de la lisibilité. La narration, tout en développant parfois de belles méditations sur le pouvoir, sur la femme, sur l’histoire, n’en finit pas moins par accumuler un remplissage de digressions saturées. Les personnages, pas très nombreux, en deviennent lisses, sorte de silhouettes monoplanes noyés dans des exposés excessivement didactiques pour rendre crédible ce monde inespéré. Les considérations politiques plongent parfois dans le cliché total (Faire de la politique revenait à se confronter souvent aux insuffisances de la nature humaine »… « L’action succédait en effet à la conception imaginaire dont elle n’était qu’une matérialisation »). Enfin, on aimera ou on sera vite agacé de ces mots africains qui truffent le texte comme autant de trous (deux ou trois par page…). Le lecteur s’oblige donc à retourner sans cesse en fin de publication où un glossaire l’attend pour signifier ce qui a si peu d’intérêt. On prend le bamburi (métro) on revêt un sokoto (pantalon) on emprunte la nzela (allée,) et on sirote le jebena (café).  Et la Katiopa (continent africain, cela revient cent fois au moins dans le fil du roman) est gouvernée par un Mokonzi (chef d’état). Bon, et alors ? En réalité, cet artifice trouve vite la limite de l’effet attendu ; c’est un procédé qui n’est absolument pas libératoire, mais au contraire, ferme beaucoup plus le sens qu’il ne l’ouvre ; une contrainte plus qu’un espace.

On perd vite le fil de ce qui aurait pu être l’âme du roman, à savoir une histoire d’amour et de pouvoir dans un monde opaque, entre le chef d’état de cette contrée, qui prendra la décision inique et va accomplir l’expulsion massive des sinistrés, et une femme, étonnamment rouge de peau et de parure, pleine d’humanité, si proche de ces immigrés, qui en étudie l’histoire, la vie, les regrets et ce qui leur reste d’identité.  Cet amour et toutes ses circonvolutions, donc, resteront accessoires ; dommage, car le récit devient curieusement pauvre dès qu’il aborde cette facette du roman. Et c’est bien dommage car on aurait aimé une bouffée d’air, une échappée intime qui aurait infusé un peu de rythme…

Pour exposer une Afrique généreuse, pourquoi donc Miano a-t-elle senti le besoin d’inventer ce continent artificiel ? Comme si l’Afrique telle qu’elle est réellement, qu’elle est actuellement, n’était pas capable d’incarner l’amour et l’humanité. Il y a sans doute dans le projet du roman l’intention d’une sorte de revanche du noir sur le blanc. Et voilà, bien fait pour vous, pas toujours les mêmes etc. Cette souffrance décrite de l’intérieur permet au lecteur non africain de s’identifier à ce malheur, s’il en était besoin. L’artifice un peu grossier pourrait être efficace s’il n’était répété et ressassé tout au long du roman.

Waberi savait mettre au profit de son écriture un style poétique, presque magnétique, qui associait d’emblée le lecteur à la dimension intimiste de l’ouvrage : c’est un père qui s’adresse à sa fille, lui parle doucement, et la narration, avec bonheur, ne quitte pas cette trajectoire. Le roman ainsi récuse toute fatalité historique et surtout toute forme d’irréversibilité du progrès et des consciences sans pour autant cherchez à donner des leçons où valoriser une partie de l’humain au détriment d’une autre.

Bon, on a compris, j’ai moyennement apprécié « Rouge impératrice ». C’est un roman néanmoins qui vaut le détour, beaucoup l’ont adoré ; et l’auteure a le mérite de prendre des risques. Mais si – passionnés de l’Afrique – et autres rêveurs, vous croyez en l’avenir de ce continent, alors lisez plutôt Abdourahman Waberi et vous apercevrez, dans un monde certes toujours impitoyable, mais derrière l’horizon, un sourire lointain qui vous comblera.

 

Léonora Miano. Rouge impératrice ». Edition Pocket (poche). 638 pages.

on pourra également lire :Abdourahman Waberi, « Aux Etats-Unis d’Afrique » Acte Sud Babel. 187 pages.

 

 

©hervehulin