A quoi ressemble un roman japonais ? Écrit au début du siècle précédent, « Le mineur » est une sorte d’hybride entre un roman à vocation sociale, et un roman initiatique. Soseki est un des tout premiers romanciers à importer au japon cette nouvelle forme littéraire, arrivant d’occident, par différence avec les grands romans classiques fleuves du japon (les fameux « dits » du Heiké, du Genji etc.). C’est un roman introspectif, mystérieux, esthétique, lent et symbolique, bref, absolument japonais.

Parfois, on a l’impression que Soseki dans ses romans, jouent avec ce nouveau moyen littéraire, pour parler de la société contemporaine, des gens, des familles, des règles sociales et sentimentales, du monde qui bruit et qui tremble, et bien d’autres faces que la littérature japonaise n’avait pas explorées encore. Tout en restant solidement ancré sur les valeurs littéraires traditionnelles du japon, l’intimité des personnages, le secret, le symbole, et le rite. C’est ce qui en fait l’alchimie délicieuse.

Qui est-il, cet homme qui nous trace le roman à la première personne ? C’est un jeune homme, dont on ne connaîtra pas le nom, qui cherche à s’échapper mollement, sans volonté propre, de quelque chose qu’il a vécu. Il s’éloigne de sa famille et son milieu. Tout au long du roman il est emmené par un fil d’attraction magnétique, qui supplante et façonne sa volonté. Il n’aime pas ce qu’il fait mais ne sait pas ce qu’il cherche. Si son sort est d’être mineur, alors il avance dans cette voie sans jamais mobiliser sa volonté ni rien interroger : il est attiré, par à coup ; il a le choix en plusieurs occasions de pouvoir revenir en arrière ; à chaque fois, il obéit à cette trajectoire intérieure sans vrai consentement, il s’enfonce dans les entrailles noires de la terre par cette voie sombre qu’il épouse sans jamais vraiment choisir. Il en sera transformé, et son humanité renouvelée.

Dès les premières pages, le lecteur sera troublé d’une ambiance fantastique, subtilement dispersée sous des symboles, des attitudes, des détails. C’est la signature de cette histoire, assombrie de références discrètes aux enfers, à la damnation, aux meurtrissures de la conscience, tout en maintenant en surface une couleur de réalisme social qui anime la narration. Notre personnage avance en tâtonnant, la nuit, dans une étrange forêt, sans trop savoir où il va.  Il rencontre un inquiétant tavernier, un peu démoniaque, qui lui propose d’être mineur. Il ne sait pas pourquoi, lui qui est étranger absolument à cet univers du travail de forçat, il accepte, et il y va. Commence alors une étrange odyssée vers le site de la mine, très éloigné du monde. Ils prennent un train, puis une longue marche dans les montagnes. Où vont-ils, ces personnages ? Cette mine existe-t-elle vraiment ? La réponse arrive, claire mais tardive dans le récit. Cet itinéraire est la première partie du roman et en occupe un bon tiers.

C’est dans cette mystérieuse mine que se déroule le centre de gravité du roman.  On ne sait pas ce qu’on y prospecte. Minerai, or, charbon ? pas de réponse dans le texte. On y explore à la suite du narrateur des galeries mystérieuses et sans lumières, qui se perdent et se recoupent. S’y ajustent dans l’écheveau des tunnels et des regrets, le volet social du roman, assez léger, et l’enfer personnel du narrateur – comparable, sans doute, à celui de l’écrivain en transition entre le roman intimiste traditionnel et le roman moderne à l’occidental. Il semble que ce serait une erreur de lire « Le mineur » comme un roman social ; la situation du prolétariat minier n’est pas la préoccupation de l’auteur, de mon point de vue. Les rares éléments descriptifs en sont un prétexte.

Ce qui intéresse Soseki, c’est bien ce questionnement intérieur, toujours tourmenté. La relation des âmes, le sentiment de culpabilité et la soif de rédemption, et en fin, cette face sombre de l’humain qui nous hante et perturbe le libre arbitre. C’est écrit dans le texte d’ailleurs ; quand l’âme est au seuil même de disparaître, soit elle peut filer vers le fonds et sa perte, vers les gouffres et la mort, soit rebondir vers le haut, et son avenir. Pourquoi ce narrateur sans nom accepte-t-il cette destinée désastreuse ? Qu’a-t-il donc commis dans une vie antérieure pour ainsi abdiquer toute chance au bonheur sur terre ? Personne n’aide personne dans cet enfer. Sauf un curieux personnage, rencontré tout au fonds des galeries nocturnes de cet infernal labyrinthe, avec qui il va se construire son identité. Arrivé au terme du récit, on ne connaît pas beaucoup plus de ce personnage ; mais on y aura reconnu les intuitions d’une expérience de la rédemption, ce que le narrateur appelle Le grand écart de la Mort à la vie (p 264).

 La matière première du récit est l’obsession de la transition, du choix, de l’écartèlement. D’une société traditionnelle vers la modernité, qu’elle ne choisit pas complètement ; d’une classe sociale – celle, supposée bourgeoise, du narrateur- vers une autre, le prolétariat ; d’une littérature aux codes narratifs anciens et établis, vers une autre littérature, plus sociétale et psychologique.

Explorer l’intimité d’un caractère imaginaire, inventé dans toutes ses facettes par l’écrivain, et en faire partager les émotions par des lecteurs de tout continent et de toute époque, voici l’inaltérable magie du roman. Haruki Murakami, autre géant, disait que tout écrivain devrait avoir sur son rayonnage les œuvres complètes de Soseki. J’envie les novices des lettres japonaises qui ne connaissent pas ce territoire. Commencer par lire « Le mineur », puis le relire, et vous aurez déjà rencontré le cœur de cet univers, celui que Soseki, dans un autre grand roman, appelait « Le pauvre cœur des hommes ».

 

Natsume Soseki. Le Mineur. Éditions Cambourakis. 334 pages. (Traduit du japonais par Hélène Morita).

 

©hervéhulin