Damis, Phédon, et Ergaste sont jeunes et de grands talents. Ils ont suivi des études similaires, le même parcours supérieur avec un même succès  qui les a projetés au même premier plan. Ils réussissent bien dans leur profession et en partagent sur leurs faces le  ravissement. Leur métier peut paraître étrange quand ils en parlent à certains, car on n’y entend rien. Ils ont près du même âge ; portent le même costume bleu nuit et la cravate étroite, chemise blanche cintrée. Avec des souliers à pointe. On les voit parler de placements, de retours de fonds et de garanties instables. De performance. Ils ont la même vision des choses si nombreuses, et la même opinion sur ces choses. Ils sont très semblables dans leur personne, ils sont identiques.

Les voici attablés à une terrasse, après le travail. Ils semblent bien agités dans leur conversation. Mais que disent -ils ? Quel est ce sujet qui les remue de la sorte ? Entre les reliefs du léger déjeuner, chacun a sorti son téléphone portable et l’a posé sur la table.

Damis montre comment le sien est formidable. Le petit appareil est platiné brillant, aligne quinze millions de pixels en fonction photographie, est capable de donner l’heure sur dix points différents dans le monde en simultané, tout en traduisant quarante langues vivantes.

Phédon, impatient, écoute mais conteste. Son téléphone est vraiment supérieur. D’abord, il est plus joli, avec cette parure champagne qui le distingue tout de suite. Outre toutes les capacités du précédent, globalement intégrées, et la traduction de dix-huit langues mortes, il peut aussi identifier et nommer les astres repérés -par nuit claire d’été- assimiler six cents applications importantes pour faciliter la vie quotidienne, comme savoir combiner ton de cravate et de chaussette, commander un bon chinois à proximité entre minuit et six heures, signaler les meilleurs coins à champignons de n’importe quelle zone forestière, et de pêche à la ligne , et toute sorte de merveilles de ce niveau.

Damis répond que son appareil à lui peut assimiler quatre cents recettes de cuisine, qu’on pourra consulter à tout moment. Et aussi soixante sonneries disponibles, sans même compter les téléchargements possibles. La longueur des cours d’eau, et l’altitude des montagnes. Alors, quoi dire de plus ?

Ergaste regarde ses amis se déchirer ; il écoute, il pense qu’ils ont tort.

Phédon riposte. Ce qu’on peut dire en plus ? Ah. Facile. Sa minuscule machine peut digérer une bibliothèque numérique de trois mille titres. Que peut-on ajouter ? Si ce n’est que ce petit trésor sait calculer les distances en parallèle sur plus de vingt itinéraires en même temps et stocker dix milles plages musicales. Alors Damis, où restes-tu ?

Damis ne sera pas en reste. Il suffit de prendre une photo d’une plante ou d’un champignon, pour connaître en moins de trois secondes son nom latin, et, s’agissant du champignon, s’il est comestible ou non. Et bien sûr, bien sûr, tous les cours monétaires du monde à un instant T, en réel.

Ergaste n’a rien dit encore dans la polémique. Un téléphone efficace est indispensable à l’apparat de ces situations que leur profession nourrit sans cesser. Une vérité à affronter et rien de plus. Il sait que c’est lui qui dispose du meilleur outil. Il a tout des fabuleuses fonctionnalités déclinées dans la main de ses amis. Mais en plus, son appareil est doué d’une capacité inédite, qui n’est pas encore importée dans notre pays. Son téléphone fait le café sur simple commande vocale. Doit-il leur avouer cette supériorité ? Il craint de blesser ses pairs en leur révélant ce point, et ce faisant, de se blesser soi-même en gâtant leur amitié.  Notre Ergaste sait combien il est bon en quelques circonstances, de préserver secrète une forme de différence. Allez en paix, Damis, Phédon, Ergaste.

 

©hervéhulin