Un jardin de sable. Earl Thompson.

Earl Thompson (1931-1978) pourrait tout à fait rentrer dans la catégorie de ce qu’on appelle un écrivain maudit. Maudit, c’est-à-dire sulfureux, rebelle, anti conformiste et très inspiré. En rupture avec les codes.

De ce point de vue, Un Jardin de sable – titre inspiré par l’uniformité désespérante des plaines à blé du Kansas, où l’histoire prend sa source – tape dans le mile. C’est le premier de ses trois romans autobiographiques (Tattoo, la suite, paraîtra en 1974, et Caldo Largo, en 1976). Roman sombre, à la trajectoire impitoyable, dont l’écriture, presque dense, suffocante même, prend le cours d’un long travelling dans la misère et le désespoir du prolétariat américain, pendant la grande dépression.

Le roman est d’abord celui de Jacky, gamin du Kansas, depuis sa petite enfance jusqu’aux portes de l’adolescence. Sa mère, Wilma, de tempérament fort volage, pour rester pudique, se retrouve veuve, alors que la crise de 29 et sa dévastation frappe sans pitié les américains les plus pauvres.  Donc, elle s’en va, et laisse bien en plan son fils en bas âge.

Se déroule alors, après ce bref prologue, l’acte I du roman, le plus captivant sans doute. Le grand père est là – de loin le personnage le plus intéressant du roman- vieil homme rugueux et sans concession pour les autres. Il apporte à l’enfant, avec le concours de sa grand-mère, pétrie de principes religieux, un semblant de règles morales dans cet univers délabré. Les premières années de Jack se passent ainsi, sous la tutelle forte mais plutôt bienveillante de ce vieil homme caractériel. Une réelle tendresse le noue à ce petit garçon, fragile, au regard ingénu et vif sur ce qui l’entoure. Les épisodes très colorés et pleins d’humour se succèdent, avec un réel plaisir pour le lecteur qui va oublier le volumineux pavé qu’il a dans les mains. Le perroquet dressé à répéter des obscénités, la chasse au lance-pierre… Cela tient pendant un bon tiers du roman. Voilà pour la première partie. Jusque-là, ça va.

Puis la mère de Jacky, Wilma, qu’on avait oubliée, refait surface. Acte II donc. Elle reprend son fils avec elle, et son amant, un alcoolique pathétique du nom de Billy. Jacky croit qu’une nouvelle vie s’ouvre à lui, dont cette errance ne serait qu’une séquence brève. On lui promet de belles choses, ou c’est lui qui se les imagine, mais peu importe. Il rêve d’une maison, une vraie, et d’une famille qui le réchauffe et le rassure. Une vie de tous les petits garçons de son âge. Il va vite déchanter car, pour ces gens-là, la misère est la même partout. Bill, le compagnon de Wilma, est un fainéant, non seulement alcoolique, mais violent et méchant et menteur. Il n’y a rien pour vivre, pas de travail, pas de dollar, chaque journée est un calvaire d’expédient, et la Wilma se prostitue sans trop se faire prier, d’abord un coup comme-ci pour combler les trous du portefeuille, puis à plein temps, pendant que cet abruti de Billy disparait picoler ou passer en taule un moment. Jacky assiste à tout ça en première loge, y compris les coups et le sexe. Évidemment, ça va le perturber grave. Et comme filent les – nombreux – chapitres, on s’enfonce, dans la pauvreté, la crasse, la faim, le froid, les taudis, la promiscuité, l’absence d’intimité, le mépris.

Cet acte II est nettement moins réussi que le premier, et glisse au fur et à mesure des pages vers un terrain de plus en plus glauque. Plus la misère s’enfonce, plus le désir monte chez Jacky. Monte vers le corps trop souvent dénudé, trop souvent contemplé, si désirable, de sa mère et on voit bien comment ça va se finir : dans le lit de la maman. Voilà pour le spoiler.

« Un Jardin de sable », on l’a dit, est un gros-roman-puissant-très-long ; roman trop long, même si on sait bien que c’est la mode éditoriale des gros pavés. Trois cents pages auraient largement suffi, inceste compris. Mais « Un jardin de sable » est-il un grand roman ? Les qualificatifs ne manqueront pas pour louer ce côté abrupt et sans fard : on aura droit au grand coup dans la gueule, au souffle épique, la claque, au choc en pleines tripes, un torrent d’humanité, épopée cruelle mais tendre etc.

On peut être plus modéré, voire franchement réservé. Ce n’est pas parce qu’on se vautre avec style dans la fange qu’on fait du génial garanti. N’est pas Zola qui veut. Avec Thompson, les pauvres sont vraiment des perdants pas vraiment magnifiques – pour reprendre Leonard Cohen -mais trop moches. Ils sont vraiment sales, vraiment voleurs, vraiment lâches, pervers, alcooliques, médiocres, bornés, vilains, menteurs, n’en jetez plus. Qui aura envie de tendre la main à ces gens-là ? L’enchaînement de ces visions caricaturales, écrites avec un incontestable talent, finit par saturer, et on en a vite assez. La compassion laisse vite place à la consternation. L’image qui est donnée de ces pauvres gens est constante, monolithique même, assez lamentable, et sans nuance. Alors, on pourra toujours dire que reste au tamis l’amour profond entre Jacky et Wilma ; entre cette mère, si inconséquente, et cet enfant, si perverti par la misère. Il se dit ça et là que cette trame incestueuse, qui est le vrai diamant noir du roman et en fait finalement l’éclat, aurait une trace autobiographique. On comprend que l’écriture a pu servir de vulnéraire à son auteur face à ce tabou brisé dont personne – personne, pas même un grand écrivain – ne sort indemne.

Quel sentiment laisse un tel roman, certes talentueux, mais si lourd ? je me souviens d’une belle phrase déclamée de Leo Ferré, pour exprimer ce sentiment de post lecture :« Qui donc réparera l’âme des amants tristes ? qui donc ? ». On connaît hélas la réponse ; la littérature fait des miracles, mais ne peut pas sauver le monde.

On remerciera enfin l’éditeur pour ce bel objet qu’il nous donne, à la couverture soignée, qu’on garde avec plaisir dans la main, et qui est sa marque de fabrique.

 

 

Earl Thompson. Un jardin de sable. Edition Toussaint Louverture. 752 pages. (Traduit de l’anglais – États-Unis- par Jean-Charles Khalifa).

 

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