Une bonne centaine (et sans doute bien plus…) de livres à lire pour vivre plutôt heureux. Chapitre quatrième. Des Lumières sur l’esprit libre…

Les voici, ces fameuses lumières qui éclairent… Les génies des lettres continuent de s’agiter pour la juste conscience des choses ; mais la particularité de ce siècle est une verve critique, assez pétillante, dans le regard porté sur la société et le tempérament des hommes qui la façonnent.

Autre évolution notable : le roman, genre mineur au grand siècle, s’épanouit, et le recours à ce mode narratif pour transcrire les phénomènes et les travers du genre humain s’accélère.  Et ce sont bien des portes qui s’ouvrent encore, toujours plus loin dans l’exploration du moi. Car le XVIIIe siècle a soif de raisonnement et d’argument en toute circonstance. On s’intéresse ainsi beaucoup plus à ce lien qui unit l’homme à l’organisation de ses congénères, au fil du destin et à la volonté qui s’en échappe. Un air de liberté emporte l’inspiration.

Alors, dans toutes ces facettes explorées, se montre sous les mots toujours un fil discret mais très conducteur, qu’on n’imaginait pas avant. Cette société ne convient vraiment pas ; et si on la changeait ?

  1. Jonathan Swift- Les voyages de Gulliver- 1726. Bien qu’irlandais, Swift est un parangon de l’esprit britannique. On peut lire dans Les Voyages de Gulliver une histoire amusante, une fable métaphysique, avec des trouvailles et des inventions inspirées. Mais il y a une soif d’ingéniosité à chaque page qui en fait un livre unique. Il y est question de casser les œufs, de géants et d’homuncules, d’îles volantes, de nourrir les hommes grâce à leurs excréments ou de récupérer les rayons du soleil dans les concombres. Et aussi, en filigrane, la dénonciation de l’oppression anglaise sur la nation irlandaise. Savez-vous pourquoi les chevaux intelligents du dernier voyage se nomment les houyhnhnms? Tout simplement parce que ce mot reste imprononçable en anglais. Bien fait pour eux. Voilà l’esprit de Swift.
  2. Montesquieu- Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence – 1734. Avant l’Esprit des lois, Montesquieu écrit cette analyse profonde de ce que sont et peuvent les institutions dans l’ensemble de la société. De l’histoire, certes, mais surtout de la politique moderne. Montesquieu est le premier à faire le lien de pertinence entre la santé d’une société et l’état de ses institutions. Pour lui, la cause de la décadence est le décalage croissant entre les institutions de Rome (il nous parle de la fin de la république) est l’affaissement des vertus nécessaires à la bonne gouvernance d’une république. Quand la société est en phase avec ses institutions politiques, et tant que celles-ci répondent à celle-là, tout va bien. C’est simple et droit. Évidemment, nous, gaulois réfractaires, ça nous parle d’une façon étonnamment moderne. Et c’’est aussi un livre qui aura permis de structurer l’histoire en éclairant et limitant la notion de chronologie. (A lire du même auteur : De l’esprit des lois, évidemment).
  3. Saint-Simon. Mémoires (1740-1750). Le maître du portrait littéraire, mais du portrait impitoyable. Nul n’est obligé de lire les dix mille pages environ de ces Mémoires, qui traversent l’histoire de l’apogée du règne de Louis XIV jusqu’au balbutiement des Lumières. On sautera les digressions, sans intérêt de nos jours, sur les généalogies nobiliaires. Mais Saint -Simon est sans égal pour relier la psychologie, l’invisible des personnalités qu’il côtoie, avec les moments de l’histoire. Son récit, à cet égard, de la mort de Louis XIV, vous marquera. Il sait peindre en quelques traits et maîtrise la formule de caractère avec génie. Journaliste avant l’heure, photographe des travers de la société, peinte en couleurs (hautes), et conteur intelligent, moraliste et aristocrate sans concession : on ne sera pas étonné de comprendre pourquoi Proust, admiratif, en fut si influencé.
  4. Denis Diderot- Les bijoux indiscrets- 1748. En d’autres temps, on aurait dit qu’il s’agit d’un livre à ne pas mettre entre toutes les mains. Diderot nous invente l’histoire de Mangogul, un sultan qui s’ennuie tant que sa maîtresse, Mirzoza, est à bout de ressources pour le divertir. Alors intervient le génie Cucufa, pour fournir un gadget incroyable : un anneau, dont il suffira au sultan de tourner en direction d’une femme le chaton (sans mauvais jeu de mots…) et elle parlera “par la partie la plus franche qui soit en elle, et la mieux instruite des choses ». Bref, les sexes des femmes se mettent à raconter tout ce qu’ils vivent, ou ce qu’ils aimeraient bien vivre, et voilà notre sultan qui ne s’ennuie plus. Il fallait le trouver. On l’aura compris, Mangogul c’est Louis XV, et Mirzoza, la Pompadour. Sulfureux, certes, mais délicieux. Et surtout, dans cette déviation par rapport à ses raisonnements philosophiques de si haute altitude, le grand Diderot nous donne un conte social sur le plaisir des femmes, et un roman magistral sur l’inconscient et la morale. Somme toute, même si c’est par une voie qu’on n’attendait pas, Diderot libère la parole des femmes, qui ont bien des choses à dire. Et c’est une première. (A lire du même auteur : Lettre sur les aveugles, Le neveu de Rameau, La religieuse)
  5. Henry Fielding. Tom Jones -1749. Dans ce vaste roman, qui, parmi les premiers à le faire, puise en partie dans l’autobiographie, Fielding entend décrire le détail de la nature humaine telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être. Ainsi, malgré une facette qui emprunte au picaresque, la dimension morale est souvent malmenée, pour interpeller le lecteur, le prendre à partie, voire lui annoncer ce que vont vivre ou découvrir les personnages.  C’est très anglais, mais il y a déjà du Balzac dans ce volumineux roman, qui se lit très agréablement. Tom Jones est un modèle du héros social qui progresse dans la société, ne partant de rien (c’est un enfant trouvé) et toujours obligé de combiner à chaque étape de sa vie, la chance, le talent, et la bienveillance.  C’est souvent drôle, modérément, et insolent, régulièrement inventif. Ce roman – un des plus réussis de tous les temps- est une pierre angulaire.
  6. Cao Xue Qin-Le rêve dans le pavillon rouge- 1754- 1791. Quatrième roman-monument de la littérature classique chinoise d’après Mao Tse Toung, retenu par l’UNESCO au patrimoine du genre humain. C’est au début l’histoire… d’une pierre, qui nous parle du monde et de ses humains. Le récit perd vite cet angle pour aligner une nuée de situations et de sentiments, alors que les années passent. Mais le roman ne comporte pas moins de 480 personnages, tous parfaitement individualisés. On disait de Mao qu’il l’avait lu cinq fois (peut-être mais en ce cas, pourquoi la révolution culturelle ? Lire n’est pas comprendre, donc…). C’est un roman immense, de beauté et de raffinement. La recherche du temps perdu extrême orientale, qui se déploie sur plusieurs générations. La traversée de l’enfance, puis sa nostalgie, l’amour, le temps qui va, s’évanouit et revient ; et les complications de la société, que symbolise ce vaste parc qui s’épanouit, se dégrade avec les ans, puis se régénère à nouveau. Quand vous aurez lu les deux mille pages du Pavillon, vous serez tristes d’avoir fini, et aurez l’envie vague mais récurrente, d’y revenir un jour.
  7. Voltaire. Traité de la tolérance-1763. On retient de Voltaire surtout ses contes, auxquels lui-même accordait si peu d’importance. Mais l’esprit scintillant de François Marie est bien plus vif quand il s’élève contre l’injustice et quand il prend cause pour ce qui l’exige. La langue est toujours limpide –c’est Voltaire- et toujours nourrie de cette ironie distante de la nature des hommes : Voltaire n’était pas un démocrate, mais il a dans le libre arbitre une confiance d’acier. Il saisit et démontre, parmi les premiers, combien la tolérance est une idée moderne. En janvier 2015, à la suite de l’attentat contre Charlie hebdo, l’ouvrage de Voltaire se place au sommet des ventes des librairies un peu partout dans le monde. CQFD…Qui dit mieux ? (A lire du même auteur: beaucoup de choses, Le dictionnaire philosophique, Zadig et autres contes)
  8. Edward Gibbon – Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain – 1776 à 1788 : dans cet ouvrage encyclopédique, l’auteur retrace l’histoire de l’empire romain et entend déterminer les causes de son déclin. C’est écrit comme un vaste roman, avec des personnages bons et mauvais, des batailles et des intrigues. Parfois, à l’instar des historiens antiques qui l’inspirent et dont il partage la fantaisie, Gibbons nous raconte des scènes, des dialogues, des discours comme s’il avait été là. Et on finit par le croire. En parallèle, il propose une histoire de l’Europe et de l’église pour la même période. Ne vous y trompez pas : ce qui intéresse Gibbon, ce n’est pas tant Rome (et Byzance, il pousse jusqu’en 1453) que l’Europe et ses monarchies qui s’affaissent. Et pour lui, la cause de ces mouvements est simple : la décadence des sociétés ou des empires n’existent pas, il n’y a que la faiblesse des hommes soumis à leurs passions.
  9. Chen Fou. Récits d’une vie fugitive. v 1780-1790. Peu connu en Occident, Chen Fou est un écrivain tout en modestie. Ces Récits en six chapitres, sont sa seule œuvre connue. Tout y est dit de l’amour conjugal et la douleur contenue du veuvage d’un lettré pauvre mais heureux, qui trouve une éternelle inspiration dans l’errance, et le souvenir de l’être aimé. Voilà…
  10. Pierre Choderlos de Laclos- Les liaisons dangereuses -1782. Cet ouvrage va plus loin qu’aucun autre de son temps dans l’exploration des travers psychologiques ; et il y est efficace. Composé seulement de lettres –ce n’est qu’un échange épistolaire, genre assez apprécié au XVIIIe siècle – cette œuvre vous captivera tant elle décrit si bien les sentiments cachés, les jalousies intérieures, et les relations amoureuses. Presque érotique. Mais surtout, un cynisme sans frein de ces nobles oisifs, qui n’ont rien d’autre à faire de leur vie que ruiner celle des autres pour se distraire. Il y a dans le malaise de cette perversité quelque chose qui monte, qui monte et qui fait deviner l’incendie en approche…Laclos était officier d’artillerie : il sait viser et faire mouche.
  11. Jean-Jacques Rousseau- Les Confessions- 1782. Ce livre majeur est une première dans l’exploration du Moi qui irrigue toute la littérature européenne depuis la renaissance. L’auteur se livre entier, dans tous les aspects de sa vie, avec ses défauts et ses qualités. Et des miracles de style pour avouer sans avouer…Ce n’était pas chose courante à l’époque, Rousseau s’en trouve révolutionnaire, sans trop le savoir. Vous vous attacherez sans comprendre pourquoi à cet étrange écrivain qu’est Jean-Jacques, si brillant par ailleurs. Il est comme cela, Rousseau : il énerve et émerveille en même temps. (A lire du même auteur : les rêveries du promeneur solitaire ; Émile, ou de l’éducation)
  12. Nicolas Edme Rétif de la Bretonne. Les Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne 1788-1794. L’œuvre de Rétif, un peu oubliée, est immense. Scriptomaniaque, cet écrivain sans mesure nous a laissé des milliers de pages, qu’on ne lira jamais intégralement. Ces Nuits sont à parcourir avec fantaisie, comme elles sont écrites. Le narrateur arpente la ville une fois le soleil couché : il y rencontre toute sorte de figures nocturnes, tantôt avenantes, tantôt inquiétantes. Les situations en sont souvent immorales : peu importe, tel un justicier de la vertu, notre Rétif – c’est écrit à la première personne, on suppose que c’est lui -a vite fait de les sermonner et les ramener à la raison. Mais ce qui est amusant, c’est l’inversion avec laquelle il joue, notre noctambule auteur. Car ces libertins qu’il traque et corrige à chaque aventure, c’est lui-même. Rétif n’était ni prude ni dévot, ses mémoires en attestent. Alors il se fait plaisir, et renverse le miroir ; ça sert un peu à ça, la littérature…
  13. Alphonse Donatien, Marquis de Sade- Justine, ou les Malheurs de la Vertu- 1791: difficile d’évoquer ce siècle sans citer le divin marquis. Fruit d’un esprit malade et tordu en tous sens, cet ouvrage est assez pornographique. Mais il doit être lu absolument, car il est aussi philosophique. Et d’une écriture presque parfaite. La jeune fille Justine est trop mise à l’épreuve, qui la mènent à des scènes de plus en plus crues, pour qu’on y croit. Mais Sade en montrant toute sorte de fantasmes- souvent très en couleur, parfois pas très finaud – exhibe ce qu’il y a de mauvais en nous : cette fascination, si moderne, de la souffrance. C’est ce qui fait que son œuvre nous obsède, ; il faut bien le dire. Encore un écrivain dont le nom sulfureux a produit un adjectif, d’usage moderne. Beaucoup auraient aimé égaler cette performance. Mais on n’est jamais sadique par nature.

Bientôt: Le XIXe siècle, du romantisme aux modernes…