Voyage en Orient. Alphonse de Lamartine.

Il y a des livres comme des personnalités. Ce sont des rencontres dans la vie d’un lecteur, dont certaines s’effacent, mais d’autres jamais. On les découvre, on les apprécie. Et vient un moment qu’on ne les oublie plus, et qu’on a hâte de les retrouver, qu’on a le besoin d’en nourrir sa mémoire.

Lamartine est resté un auteur sous-estimé probablement dans les lettres françaises, et dans le goût dominant des lettrés. Il reste l’auteur du Lac, et un poète romantique contemplatif, plutôt bourgeois. Son échec cinglant lors de l’élection présidentielle en 1848 a réduit la notoriété de sa carrière politique au dérisoire. C’est un juste rêveur, un mièvre, une sorte de notable poète.

Pourtant, Rimbaud le désigna comme le premier « voyant » de la poésie contemporaine (certes, « trop enfermé dans la forme vieille »). Sans trop d’écho, des hommes d’État progressistes se revendiqueront de lui, comme Pierre Mendès-France ou François Mitterrand.

Il aura été un humaniste inaltérable, et on le verra bien, dans ce long Voyage, toujours attentif au sort de l’autre, toujours voyant (au sens Rimbaud du terme) un homme ou une femme là ou d’autres de son temps n’auraient vu qu’une couleur de peau ou une religion lointaine.

En 1831, Lamartine entreprend donc ce qui, plus qu’un voyage comme l’annonce modestement le titre, est une véritable expédition, où il laissera d’ailleurs l’essentiel de sa fortune.  Il loue pour deux ans un brick complet avec équipage, – puis un second, pour des motifs tragiques -emmène des amis, plus de cinq-cents livres, son épouse, et, pour son malheur, sa fille, Julia.  Car Lamartine est un notable, une célébrité : un nombreux comité se réunit sur le quai de Marseille, auquel se joint vite une foule joyeuse, pour saluer son départ en grand pompe. Là-bas, dans son périple, à Jérusalem, Damas, Constantinople, son nom seul lui vaut d’être accueilli et protégé par des puissants, qui lui ouvrent les portes fermées à d’autres que lui, produisent des recommandations, voire des escortes armées. Nerval, lui, plus romantique et mystique encore partira et accomplira le voyage seul.

Lamartine est en phase absolue avec ce monde de l’orient, ce foisonnement d’hommes et de couleurs, de pensées étranges, ce monde de souks, de couleurs, d’épices, et parfois d’esclaves, mais de mosquées et d’églises, d’hospitalités sans faille et de sectes anciennes. « Je suis né oriental et je mourrai tel. Une vie tour à tour poétique, religieuse, héroïque, ou rien ». Il en porte la passion en lui et la transcrit à chaque page, dans une langue claire et jamais apprêtée. De l’aquarelle…Cette passion brûlante pour ces terres, ces peuples, ne s’attiédit jamais au cours du miller de pages de l’ouvrage, dont le flux reste doux et soutenu.

Tout au long de ces deux années, Lamartine écrit sur un mode varié, qui tout en suivant le fil d’un journal, regroupe des thèmes (« peuplades du Liban », « Ruines de Balbek ») des épisodes (« visite au Pacha » « Récit du séjour de Fatallah Sayeghir ») et des lieux (« Jérusalem », « Damas » « Constantinople »). On s’y arrête de temps en temps pour des contemplations de paysages lumineuses, qui déploient les formidables qualités de styliste de notre Lamartine (n’oublions pas que c’est son premier ouvrage en prose). Des paysages si colorés qu’on les lit et les relit. Il arrête souvent son infatigable regard sur les hommes et les femmes, portraits du Pacha d’Égypte, comme des humbles peuplant les ruelles ; la longue description du marché aux esclaves de Constantinople est à cet égard un beau moment de littérature, ou s’entremêlent la compassion du voyageur et le regard acéré de l’écrivain ; mais les deux conjuguent leur esprit sur un même faisceau, qui pénètre loin dans les détours de l’âme et des hommes.  C’est cette variation de mode narratif et de style qui en fait la lecture si fluide et si heureuse, et qu’on se sent bien avec ce gros volume ouvert devant les yeux.

Il y a pourtant, en rupture avec cet esprit éclairé de découverte, et ce réel bonheur de la découverte de l’autre, un drame accablant que le lecteur devra bien traverser, tout autant que l’écrivain. La mort de Julia, emportée par une fièvre impitoyable en quelques jours, marque le centre de gravité de ce fabuleux livre, dont l’écriture sera suspendue à près de dix mois de deuil et de souffrance. Lamartine nous laissera, par ailleurs, sur ce moment de douleur sans retour le très beau et si triste « Gethsémani ou la mort de Julia », probablement un de ses plus émouvants poèmes. Puis, après une longue tristesse, l’écrivain renaît, reprend courageusement le pas sur le père, et le récit du voyage reprend.

Ce texte fera trace dans la tradition des voyages orientaux qui entraîneront les romantiques, entre le merveilleux Voyage en Orient (1851) de Nerval » et le légendaire l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) de Chateaubriand.  Il y a bien des livres comme des personnalités, qui, une fois rencontrée et reconnue dans leurs qualités, deviendront vos amis, des amis que vous aurez toujours plaisir à retrouver quand la vie l’exigera.

 

Alphonse de Lamartine. « Souvenirs, impressions, pensées et paysages, pendant un Voyage en Orient (1832-1833). »  Gallimard, Folio classique. 1146 pages.

 

 

©hervehulin2021

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