Dites-moi, Antagoras, avez-vous du discernement, de l’humanité, de l’esprit et le souci de connaître ceux qui vous entourent ? Dites- moi donc si vous connaissez bien Chrysale ? Si vous le connaissez comme il est, ce qu’il est, fait ou devient. On le dit votre ami. Car voyez-vous, nous-même aimerions savoir l’apprécier dans chacun de ses traits. C’est un homme qui compte, un personnage en vue, et le connaître parfaitement est un atout. On vous a vu parfois le fréquenter, lui parler, on a rapporté même que vous auriez pu rire avec lui, et chuchoter de connivence. Connaissez-vous tous ses traits et l’essentiel de son caractère, et votre regard sur sa personne est-il bien ajusté ? Qu’est-ce donc qui le fait rire, qui peut le distraire ? Ce qui l’inquiète, ce qui le rassure, le sauriez-vous ?

Alors, dites-nous de quelques mots seulement qui est Chrysale. Savez-vous quelles sont ses passions principales ? Ses penchants secondaires, et tout ce qui fait sa vie quand il n’est pas au travail ? Je peux vous le dire : il a très peu d’intérêt pour le sport, et la politique est son ennui de tous les jours. Je suppose que vous le savez, non ? Et bien, pourquoi donc avec vous, toujours parle-t-il tant de cela ? Pourriez-vous dire quels sont les livres dont la lecture l’a rendu meilleur encore, qui ont marqué son esprit ? Ceux qui ont contribué à façonner son intelligence, et modérer son ignorance. L’ayant questionné moi-même pour alimenter un jour une conversation qui tiédissait, je n’ai su recueillir de réponse. Peut-être le goût des livres n’est pas chez lui un objet de préoccupation.

Et saurez-vous expliquer cette étrange manie, mais sans la juger, de toujours porter des cravates à dominante rouge. Car vous avez remarqué cela, n’est-ce pas, vous qui le connaissez comme votre ami ? Et où donc se procure-t-il ces costumes de coupe si droite ? C’est anglais, n’est-ce pas ? Italien plutôt, dirons-nous ? Vous devez probablement le savoir.

On dit de lui qu’il est sage dans sa famille, et heureux dans son intimité, mais qu’il est beaucoup moins et l’un et l’autre en société, et que sa carrière en, porte la marque. Donc, que dites-vous à ceux-là ont rapporté ces considérations ? Car vous savez qu’il est très attaché à sa position, et à la façon dont ses ambitions sont jugées par ses pairs, ou ses supérieurs. Il est si affairé, notre Chrysale. De son travail, de sa carrière, et sa réussite, que pourriez-vous déceler que nous ne savons pas déjà ? Peut-être aurez-vous entendu qu’il fait preuve de beaucoup d’esprit de décision, d’aucuns diront même d’autorité, dans toutes les circonstances de son emploi. L’autorité, est chez lui un trait saillant, presque une obsession. Il en faut, me direz-vous, pour nourrir les responsabilités et leur donner sens. Et il apprécie peu qu’on tarde à exécuter. On dit qu’il en devient vite orageux. Vous doutez, Antagoras, de cette lourde tendance ? Sans doute aurez-vous bien des arguments. Demandez à Clélie, qui aura perdu sa place à l’heure où je vous parle. Eh bien, vous nous faites l’étonné.…

Vous pourriez citer sans doute, si vous connaissez bien Chrysale, ce qu’il aime, ce qui l’attendrit, ou encore lui remue l’esprit, et lui permettrait de polir un tant soit peu cette rudesse qu’il manifeste. En ce cas, il est vrai -mais cela vous le savez déjà – vous aurez très vite à parler argent, finance et placement. Il voue à ces affaires-là un attachement très tendre, et toujours soutenu. Il faut bien dire qu’il manifeste sur ces sujet un grand talent. Mais d’ailleurs, où et comment dépense-t-il tout cet argent qu’il gagne si facilement ? C’est comme si la vie qu’il mène n’en montrait aucune trace.

Mais connaissez-vous donc cette vie, sa vie à lui, ce qui en fait le frisson, qui en trace la direction ? Pourriez -vous nous dire les noms de ceux et celles qui lui sont chers ? Non pas les êtres qui le fréquentent ou qui dînent, ou encore qui twittent et chattent. Mais ceux-là pour qui lui-même cesserait de dormir si l’un ou l’une était malade, pour qui il donnerait sa vie sans tarder d’un battement de cil ? Vous ne le savez pas ? Pourquoi donc en société son épouse est toujours silencieuse, comme vous l’aurez sans doute remarqué ? et ses deux filles, si elles ont beaucoup grandi -mais vous les aviez certainement connues plus petites -elle semblent être parties bien loin faire leurs études ? Mais pourquoi si loin à l’étranger ? Nous direz-vous à la fin de votre ami qu’il est un homme heureux ?

Le regard sur les uns est toujours le miroir des qualités qu’on s’invente. Et bien Antagoras, connaissez-vous votre ami Chrysale ?

 

 

 

©hervéhulin