Ce premier roman d’Akwaeke EMEZI est celui d’une possession. Ada, jeune nigériane que nous suivons de sa naissance à son âge de femme, pourrait en être le principal personnage. Mais la trame du roman en décide autrement. A la suite d’un incident rituel, Ada est possédée. Des êtres issus de l’imaginaire africain ancestral – les redoutables Objange – vivent en elle, comme dans une coque, et l’habitent sans concession. Ada est leur chose, mais une chose nourrie tantôt de comportements bienveillants, tantôt de terribles punitions, parfois sans cause autre que le destin des Objange. Ceux-ci lui dictent ce qu’elle fait, lui impriment ce qu’elle est. Ils parlent à sa place, et parlent aussi avec elle. Ils la consolent, la répriment, ils tiennent un discours parfois complice, sur le registre des copines et des confidences entre jeunes, entre filles ; mais ils savent aussi être terribles et impitoyables Le lecteur ne verra le personnage tout au long du roman qu’au travers de ses démons possédants.

Ces esprits assurent intégralement la narration, et sa subjectivité. Nous sommes captifs de cet étrange prisme, comme Ada est captive de ses esprits. Le récit nous déroule en détail une puissante confrontation entre un monde ancien, qui porte trace d’une civilisation que nous continuons de très peu connaitre, et notre monde familier, notre monde matériel, moderne, refermés sur ses codes et ses travers. L’apprentissage de la vie, la famille, le monde de la connaissance, de l’université, la sociabilité -celle-ci contrariée – et la sexualité – celle-là déchaînée – sont programmés par les esprits à l’intérieur d’Ada. Elle n’a pas le moindre libre arbitre de ses actes. Ada est occupée comme un territoire vaincu.  Du début à la fin… Mais étonnamment, cette possession est parfois étonnamment souriante ; Ada n’est pas malheureuse. Tourmentée, elle est protégée.

Qu’on ne s’y trompe pas : ces terrifiantes divinités intérieures, prisonnières par erreur d’un corps qu’elles auraient dû ignorer sans un accident mystique, ces esprits retors qui rient, parlent, souffrent et doutent, se révoltent et se résignent, ne sont que notre miroir. Les hommes, ce sont eux.

Métaphore illuminée de la schizophrénie, et de la transsexualité, ce roman nous parle de la folie, et s’attache à nous en donner un éclairage auquel notre rationalité ne nous avait pas préparés. L’écriture d’Akwaeke EMEZI est en phase avec cette histoire tourmentée. Écriture dense, et constamment intériorisée, qui ne facilite pas la fluidité de lecture. On pourra ainsi reprocher au fil du roman une sorte de confusion, dans le déroulé de la narration, ou dans l’identité des personnages, sans doute voulue par l’auteur. Il n’en reste pas moins que nous avons là un style nouveau, et une narration structurée sur une personnalité hors référentiel connu.

Le Nigéria est devenu une terre majeure de la littérature africaine; Ben Okri,  Chimananda Adichie,Chinua Achebe, Nnedi Okorafor, Seffi Atta, Helon Abila, Obioma. Sa vigueur exporte au-delà du continent bien des merveilles. Sans doute est-ce là, en ce XXIe siècle, une suite de la grande culture de cette nation qui a marqué le continent depuis des siècles. Cette constellation peut donc s’enrichir d’une nouvelle étoile. Nous attendrons la suite de l’œuvre d’Akwaeke EMEZI avec confiance.

 

Akwaeke EMEZI. Eau douce, roman. Editions Gallimard, 255 pages (traduction de l’anglais – Nigéria- Marguerite Capelle.)

 

 

©hervehulin2021

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