Notre monde se guérit de sa douleur grâce aux images qu’elle produit. Comme jadis Mithridate neutralisait ses venins par une accoutumance mesurée, les consciences ont secrété une puissante immunité. Saturés du poids des représentations, les sentiments peu à peu s’affadissent. La nuée des informations, qu’anime un mouvement en essor perpétuel, assaille nos esprits inquiets. Et nous contemplons. Le monde, et ses déviances criminelles, l’humanité dans ses détours assassins. Nous contemplons, nous nous habituons, nous nous éloignons des drames si proches qui sont le commun de la vie ordinaire des hommes. Et plus nous contemplons, moins nous compatissons. A force de fixer nos écrans et nos vingt-heures sans les regarder, que souffrons-nous encore des signaux du malheur ?

Que dans le juste cadrage de notre écran plat, ou celui qu’on peut tenir dans le creux de la main, une guerre ravage une contrée à moins de deux heures de vol, qu’elle déploie devant nous, sur de robustes créneaux horaires, sa fureur, ses massacres et ses pillages, ses génocides et ses viols de masse, et encore ses villes en ruine, ses enfants en pleurs pour la vie et ses mémoires à jamais meurtries, ce n’est là qu’une séquence de la journée qui s’achève. Qu’une épidémie d’un mal inconnu traverse la planète, ébranle les cités et les systèmes, dévaste les classes d’âge et les familles, désespère le meilleur de la médecine et nos savants les plus affûtés, ruine les progrès que la science proclame, tout cela laisse en écho une narration distancée, puis une sorte de surprise verticale quand la nouvelle survient que le voisin du cinquième est mort.

Des maux de ce monde en sang, les âmes modernes ont trouvé la guérison. Nous avons appris à vivre ainsi, avec le constant accablement du siècle en parallèle, tel un vieux couple trop habitué qui ne se regarde plus ; et des tourments de notre race, qui s’agitent sous les tropiques, ou du côté des pôles ou devant la porte, nous percevons les formes lointaines comme celle d’une guerre lunaire au travers du télescope entre nations sélénites.

 

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