Dien Bien Phu, ou l’exaltation française du désastre.

Echelle conoscopique : 9/10.

Jean-Pax Méfret est un chanteur, auteur, compositeur. Ce n’est pas Brassens. Son inspiration est plutôt du côté de la couleur kaki, des torses bombés, des chants paras, de la droite catho, du drapeau qui claque et la marche au pas, et de l’honneur de la patrie, et du travail, et de la famille. Il a beaucoup de succès chez les fachos (appelons par leur nom ces gens-là, il n’y a pas de mal à ça.). Son répertoire est de noble facture. On a droit au « Loup de guerre », un vieux mercenaire boucher de guerre qui se sent las des massacres avec l’âge : on a aussi « Chouans » « Saint-Cyr », « Le vieux soldat », alors celle-là n’est pas mal non plus, c’est un soldat à la retraite, qui est très malheureux parce qu’il ne supporte pas qu’on critique la Marseillaise etc...On a aussi « Kolwezi ». N’en jetez plus.

Mais dans l’œuvre complète de Méfret, le morceau de bravoure est une chanson amusante qui est intitulée Dien Bien Phu.

« lls attendaient dans la cuvette
Le tout dernier assaut des viets
Dans la boue, ils creusaient leurs trous
Diên-Biên-Phû »

On sera indulgent sur la médiocrité de cette poésie (ah, la rime ! Cuvette avec Viet, c’est fulgurant…). Et encore, vous n’avez pas la musique, aussi pauvre, en mode binaire. Mais là n’est pas l’objet de ce Conotron. Pourquoi Dien Bien Phu ? En France, on aime nos batailles, et on a une mauvaise tendance à lire l’histoire par la priorité de ce biais. C’est un peu idiot. Mais on s’attache plus encore à nos défaites. Allez savoir pourquoi. Demandez à un collégien s’il connaît Waterloo ou Azincourt. Il en aura entendu parler au moins. Mais de Castillon, Cheasapeake, ou Denain ? Non, on vénère plutôt la défaite. Et les militaristes, les exaltés du drapeau et de l’uniforme, plus encore que le commun des mortels. Car dans la défaite, eux, ils voient du sacrifice et tout le toutim. On reste rêveur devant cette fascination…

Plus on perd les guerres, et plus nos hyper-patriotes s’excitent. Cette inversion maladive est captivante. Dien Bien Phu est emblématique de cette curieuse névrose. De quoi s’agit-il ? Des généraux incompétents dans une sale guerre coloniale, donc injuste dans son principe, ont lamentablement sous-estimé l’adversaire (normal, puisqu’on est dans une guerre coloniale), positionné leurs troupes, très loin de leur base arrière et en terrain hostile absolument, au fond d’une cuvette de montagne. Le résultat fut le désastre que l’on sait. Ces soldats n’avaient aucune chance de s’en tirer. Ceci s’appelle un casse-pipe. Et ils sont morts par milliers, pour rien. Rien du tout.

Et au lieu de pleurer la honte de cette situation, on ressasse et s’en régale. Rien de tel que la pire des défaites pour faire bomber le torse et allumer les feux du nationalisme. Mais pourquoi une telle jubilation ? En quoi les vaillants combattants de la cuvette ont-ils d’ailleurs plus d’héroïsme dans la casquette que leurs lointains compatriotes d’Azincourt, O mère de toutes les défaites ?

Poussons plus loin la tendance. Nourrissons notre gloire nationale de nos catastrophes militaires. En plus, notre grande nation a de la matière, c’est le moins qu’on puisse dire. On a déjà la place d’Alésia, et le métro qui va avec. Pourquoi ne pas rebaptiser la place de la concorde Place de Juin 1940 ? Les avenues de Wagram et Friedland, la gare d’Austerlitz, deviendraient avenue de Crécy, de Poitiers, gare d’Azincourt ? N’oublions pas Sedan : et là, bien joué car on a deux déculottées (1870 et 1940) pour le prix d’une. Imaginons un vaste boulevard de Trafalgar. Et tous les ans, au lieu de célébrer le 11 novembre 1918, on fêterait le 22 juin 1940. Jean-Pax nous mettrait tout ça en chanson, en chantant le grand air du sacrifice des sublimes vaincus.

Allez voir sur internet Jean-Pax Méfret, chanter son Dien Bien Phu ; vous trouverez facilement, un récital il y a quelques années. Regardez bien l’exaltation frénétique du public, comme il lâche son émotion. On reprend en cœur, on se lève, on applaudit, on ovationne. Impressionnant et pathétique en même temps.

Le dernier couplet de cette chanson, de facture aussi simpliste, donne ceci :

Aujourd’hui tout l’monde s’en fout
De Diên-Biên-Phû
Mais nous, nous restons fiers de vous
Diên-Biên-Phû

 C’est un travers très humain de repeindre d’héroïsme et de vertu cette boucherie qu’aura toujours été la guerre. Le mental militariste verra toujours de la grandeur là où il n’y a depuis l’aube des temps, que du carnage.

Non, Jean-Pax, tout le monde ne s’en fout pas. Mais presque tout le monde a compris. De Dien Bien Phu, on a honte. Tous ces vaillants sont morts pour rien. Pour rien, sauf une mauvaise chanson. Ils méritaient mieux que ça.

 

©hervéhulin