Damippe n’aura eu toujours que deux passions dans la vie, qui sont l’une de gagner de l’argent et l’autre de le dépenser. Le flux soutenu de cette double stimulation irrigue toute son existence.

Pour garantir l’accomplissement de la première, il sait ce qu’il convient de faire. Il a le métier qu’appelle cette commune passion. Il connaît les détours et les moteurs de la finance, et ses revenus s’accroissent avec ses manœuvres ; plus il gagne, et plus il désire gagner encore. Plus il gagne encore, et plus ce succès appelle de nouvelles dépenses.  Alors, il travaille et s’acharne, et place, et revend, et rachète avant que d’investir encore.

Pour assouvir la seconde, il désire ce qu’il ne possède pas encore, et veille à se l’approprier grâce à cet argent qu’il façonne chaque jour. Il change tous les trois ans d’appartements, et a fait de ce déplacement perpétuel une discipline. Sa voiture tous les deux ans gagne en cylindrée – sans qu’il puisse en citer la marque. A défaut de pouvoir acheter la Terre, il se contente pour l’instant de l’arpenter en de coûteux voyages ; peu lui importe le lieu et la contrée, il ne s’attache qu’à la note des palaces qu’il traverse. Il est contrit si sa déclaration de revenus montre un montant inférieur à celui de l’année précédente. Mais ceci ne se produit jamais.

Damippe dépense et Damippe achète ; ainsi, tout en se cristallisant loin de ses émotions, ses envies et ses passions, il est vivant grâce à ce balancier, et grandit comme un organisme condamné à l’expansion. Pour un sous dépensé, deux seront gagnés, dont il sait quoi faire avant même que le premier sous soit encaissé. Quel besoin survivant, quelle sorte de manque pourraient lui résister ? Parfois, quand une nouvelle opération réussit et lui apporte de nouveaux zéros sur l’un de ses comptes, il se sent la force et la dimension d’un titan.

De ses enfants, il veille à leur condition et renforce chaque saison les placements qu’il assure pour leur avenir ; il reconnaît plus les taux d’intérêt et les profits prospectifs de ces contrats qu’il génère et soigne en même temps, que l’âge et l’anniversaire de ses fils, dont il ne pourrait dire un mot de la scolarité. Il les imagine déjà superbes financiers comme lui quand ils seront grands. Mais il ignore qu’ils sont déjà si près d’être grands, et que la destinée de l’un est d’être pâtissier, et de l’autre horticulteur, et que rien ne pourra inverser leur voie. Quant à son épouse, il n’aime plus d’elle que les parures offertes et qu’elle veut bien encore porter. L’immeuble qu’il a acquis pour l’avenir de toute sa famille, il n’a pas résisté à le revendre, avant d’avoir fini de le payer. La belle plus-value est partie aussitôt sur un compte lointain, bien rémunéré, par-delà les océans.

Damippe, donc, disparaît peu à peu dans l’abstraction de son or. C’est avec volupté qu’il s’enfonce dans cette épaisseur infinie. Il sait et ne sait pas que ce mouvement vertical l’avale toujours plus dans une torpeur minérale. Il finira figé sous un volcan, et plus il s’agite dans cette étrange matière, plus il disparaît sous la masse incendiaire de sa vanité.

 

©hervéhulin