Nos sens imparfaits, notre entendement étroit et les limites de notre raison se font vite jour sitôt qu’il s’agit de considérer le genre humain dans tous ses visages. Nous disons « les gens » les « hommes » « le peuple ». Nous n’entrevoyons qu’un modèle au profil générique car cette simplification s’ajuste plutôt aisément à nos esprits. Alors que ce sont tant d’individualités qui composent ce prodige. Regardez donc Antiphile: vous le concevez intraitable dans ses affaires, et mal aimable en toute circonstance avec ses semblables. Il est cassant, et trop fier pour qu’on apprécie de le fréquenter. Mais inventez donc un œilleton imaginaire sur l’intimité du personnage, et vous verrez que sitôt arrivé chez lui, tardivement comme ce que lui permet sa journée de travail, il n’aura pas manqué de porter  des fleurs à cette épouse chérie depuis vingt années, et se presse d’embrasser ses enfants qui lui font fête de le voir rentré avant leur coucher. N’est-ce pas là un tableau touchant de grâce et de beaux sentiments que nul n’aurait deviné, derrière le tableau d’usage commun de cet homme ?

Vous savez tout de ce que Parménon vous expose de lui-même. Mais vous savez que personne ne pourra décrire sa vie, invisible, sa famille, absente, ses amours, inexistants. On l’imagine secret, timide, enfant coléreux peut-être, ou vieillard précoce, ou encore violent, passionné, vierge ou lubrique, sitôt le rideau tombé. Vous en êtes réduits à inventer bien des choses, et lui prêter des évènements et des sentiments hasardeux.

Et que dire de la personne de Mélinde ? Vous la connaissez, n’est-ce pas ? Vous ne l’imaginez, pour la fréquenter cinq jours par semaine, qu’aimable, complaisante, plutôt rieuse, parfois volage, un rien légère dans ses propos, mais toujours de belle humeur, souvent facétieuse, voire farceuse, portée vers les joies et les peines des autres, qu’elle sait écouter, mais constante à force d’être ingénue, jamais malveillante, bien que souvent hésitante dans ses affaires, telle une enfant qui sait apprendre de tout, et passionnée de ne rien ignorer de la vie, et des choses, et des gens. Mais permettez-lui de sortir de ce profil tant reconnu, de se livrer à son imagination et de mener à bien une entreprise dont jamais elle n’aura osé parler. Donnez-lui la clé qui va faire lever le verrou insoupçonné.  Cette personne est alors toute emportée dans cette affaire dont sa vie, alors si tranquille, dépend soudain avec fièvre. Elle parle un autre langage, elle crie souvent, n’articule plus, elle n’écoute plus, elle dit de façon grandiose des choses simples, et de façon grossière des choses compliquées, la voici pressé en toute circonstance, se hâtant de conclure des sujets à peine inventés, et repousse au lointain d’autres objets bien pressants. Est-ce bien la même Mélinde, comme cela transfigurée ? Et serez-vous sûr qu’elle appartient bien à la même espèce qu’Antiphile ?

Sont-ce bien là des composés, des particules, de ce vaste ensemble amorphe et incolore que nous appelons « les gens » les « hommes » « le peuple » ? Celui, là-bas, si affable, serait-il criminel, que nul ne le verrait. Et cet autre, à votre côté, si sévère, toujours dévoué à autrui quand personne ne le sait. Voilà bien un prodige dont l’effet nous échappe. Finalement, il n’y a pas de versant tracé ni de variation établie dans cette espèce si commune, il n’y a pas d’absolument gentil ni de définitivement mauvais ; tout n’est que décision, volonté et dérive, et c’est bien là l’espérance du genre humain.

 

©hervehulin