John James Audubon. Scènes de la nature.

John James Audubon explora au début du XIX è siècle une grande partie du continent nord-américain, pour en recenser et étudier les oiseaux. Il fut, comme l’indique le titre de la collection, un pionnier. Sa démarche, à la fois aventureuse et scientifique, a fondé pour les siècles à venir sa notoriété. Aux États-Unis, sa mémoire reste célébrée comme celle d’un héros (plus de six cent mille membres à la Audubon National Society, cent musées et parcs naturels portent son nom, des rues, des avenues, des sites par centaines etc.).

Ces pages nous déclinent le récit de ces voyages dans la nature américaine libre absolument du XIX è siècle naissant, siècle et continent de toutes les aventures. C’est le témoignage, et les souvenirs d’un solitaire, l’esprit constamment sollicité par une grande curiosité, et montrant une indulgence soutenue pour les humains qui l’entourent. Il exprime une admiration constante pour ce monde immense qui s’ouvre et qui appelle. Partir recenser les oiseaux dans un univers sauvage, malgré la colonisation tout azimut, où la densité humaine reste si faible, partir seul, avec un canot, ou un cheval, dormir, se nourrir et vivre pendant des semaines sous le ciel et les étoiles, ce fut la vie d’Audubon, et c’est assez gonflé, il faut bien le dire. Sans doute l’époque induisait-elle ce genre d’élan vers des lignes inconnues.

Malgré un style parfois enserré dans un académisme très XIXe siècle, – ou effet de la traduction ? – mais dont on s’accommode facilement, c’est une lecture très agréable, et qui file bien. A la fois relaxante, et énergisante : le plaisir de traverser ces pages nous est donné par une rare qualité d’observation, qui nourrit chaque moment de ce récit. Celle d’une ingénuité positive devant ce monde qui s’ouvre, et à la nature plutôt accueillante pour ces aventureux pionniers. Que l’on songe aux pièges redoutables de l’Afrique à la même période…. Audubon, dont l’expression reste sobre, avance partout d’un pas tranquille. Il s’émerveille, et nous avec, sans se lasser de cet univers aux paysages géants. On partage cette sensation de liberté intime que nous offre les espaces sans limite de ce continent. Ce nouveau monde est nouveau en tout : ses oiseaux, bien sûr, mais ses fleuves, ses montagnes et ses plaines, ses forêts et ses champs, ses humains, ses animaux. Pour le regard nouveau de l’explorateur, tout est différent de ce qu’on connaît ailleurs. Beauté des montagnes, des rivières, des forêts. Cette immensité offre un plaisir quasi-physique. « Je me promenai (…) pour contempler les beautés de cette nature au sein de laquelle j’ai toujours su trouver mes plus grandes jouissances ».

De cette nature majestueuse, qui est absolument la matière première du récit, l’homme n’est jamais absent. Audubon a l‘œil attentif, et le style adéquat, pour nous ramener vers ces temps de conquête des éléments. Il est d’ailleurs, plutôt indulgent pour ces premiers américains, qui canalisent une société déjà originale, et déjà : très américaine. Il en estime la fortitude, et cette forme de courage devant l’immensité du travail qui s’ouvre.  La description de la fête du 4 juillet dans un village du Kentucky est journalistique (un vrai reportage) mais reste joyeuse. On est saisis par le fumet des viandes et des jambons, les crinolines blanches, et le violon qui grince. C’est champêtre, c’est… américain.

Tout cela est très grand et très vivant. Et pourtant, et pourtant, comme disait Issa de ce monde de rosée… Audubon devine et identifie déjà parfaitement les symptômes du désastre à venir. Cette absence de règles dans la relation de l’homme au vivant, et cet espace si vaste que tout semble permis. Entrons, servons-nous sans retenue, c’est si grand qu’il en restera toujours. Il observe que les bisons ont quasiment disparu de cette partie orientale de l’Amérique.  Des espaces entiers sont  complètement déboisés.  Audubon a saisi le drame du vivant face à l’humain : ce dernier est dans son essence, un destructeur de ce qu’il ne crée pas. Pourtant, malgré sa passion pour la nature qu’il côtoie, plus qu’il ne la traverse, cet amoureux des oiseaux reste étonnamment du côté de ce même genre humain dont il a relevé la brutalité. Il stigmatise sans retenue ces pilleurs d’œufs, qui dévastent les nids de guillemots par centaine. Mais il ne manifeste pas la même compassion pour les autres catégories de créatures animales.

Une part très importante de ces 350 pages est en effet consacrée à la rencontre du monde animal. Et là, étonnamment, peu de pitié de sa part. L’animal reste en toute circonstance, un objet extérieur à toute émotion. Loups, élans, ratons-laveurs, putois, écureuils, daims, ours, puma, tortues, dauphins, tous sans exception sont massacrés sitôt rencontrés. L’exploration tourne au carnage. La neutralité de l’expression avec laquelle il rapporte comment trois oursons sont déchiquetés vivants par les chiens – après avoir été quasi-brûlés vif sur l’arbre, est significative. Chasser est un acte naturel, presque une sorte de reflexe, devant ce monde grouillant. Et de l’œil du chasseur compulsif, l’idée du vivant est absente (sur la chasse au raton, cette formule étonnante : « Je préfère le raton vivant au raton mort, et j’ai plus de plaisir à le chasser qu’à le manger ». Chasser n’est pas tuer dans ce monde-là.  C’est presque vivre.  Audubon a décrit et peint avec passion les oiseaux d’un continent. Mais n’oublions pas qu’à cette époque, il n’y avait pas d’appareils photos ni téléobjectifs. Les oiseaux qu’il a peints, il les a tous abattus avant ; d’où cette posture souvent circulaire, tête sous les ailes, qu’on remarque sur ces magnifiques dessins.

Il n’en reste pas moins que c’est le livre d’un passionné de la vie naturelle, d’un monde encore libre de toute dévastation humaine et sa passion de l’avifaune est sans concession. On y discernera une nostalgie de ce qu’aurait pu être la terre si les hommes avaient été sages. Ces pages gardent l’évocation d’un temps révolu, quand l’homme était encore humble devant la nature, tel un suppliant à l’entrée du temple d’un dieu généreux et terrible. Le rapport de force n’était pas inversé, la nature était dominante et le vivant universel, avant que l’homme ne le consume pour rien, sinon sa vanité. Toute chose est en place, et loin du désastre sans appel de ce XXI è siècle dont nous redoutons tant les décennies à venir. Et hélas, John James Audubon, par la sagesse de ses voyages, de 1810 à 1835, avait déjà tout compris. Ces récits de voyage sont la chronique d’une occasion manquée, celle d’une harmonie de l’humain avec le reste du vivant, dont nous ne cesserons plus de porter le deuil.

 

 

John James Audubon. « Scènes de la nature ». Ed. Le Pommier (coll. « Les pionniers de l’écologie »). Traduction de l’anglais (américain) par Eugène Bazin. Présentation de Henri Gourdin. 344 pages.

 

©hervéhulin