Hégesippe depuis toujours est quelqu’un de plaisant. On ne l’a vu pas autrement que d’humeur égale entoute circonstance. C’est l’effet Hégesippe, comme disent ses amis, qu’il a nombreux. Il y a quelque chose de délicat, de fragile en lui, qui le fait si séduisant.Il est très cultivé, et peut converser sans apprêt de la meilleure interprétation de la Sixième de Mahler, de la poésie japonaise ou de celle de Properce, des portraits de Van Dyck ; et quand il vous parle de Proust, il en fait presqu’une gourmandise. Un vrai puit d’humanités, on pourrait passer des heures à échanger des points de vue de toutes sortes de couleurs, on en revient enrichi.

De fragile, vraiment ; car il est de cette partie du genre humain qui ne sait pas dire non. C’est un conflit qui le dévaste, chaque fois qu’il doit opposer sa volonté à celle d’autrui ; refuser n’est pas dans sa matière, il en est ainsi. Alors il simule de se laisser convaincre, et d’être toujours d’accord. Il avance sans volonté propre. Il vit sans choisir ni décider et voilà tout. Il se laisse porter, par la brise, toujours selon le même sens.

Enfant, il avait le sourire facile et montrait une grande douceur en toute situation. Ses parents, son entourage était toujours charmé de son imagination, de ses dessins, de son langage.  Plus tard, à l’adolescence, on l’a vu devenir drôle, et cet humour circonstancié est alors devenu son point fort. Il faisait rire avec finesse, et beaucoup d’à-propos. Il écrivait des poèmes, en secret, qui n’ont jamais été lus. Dans ses années de jeunesse puis de première maturité, pendant ses études de droit, au début de sa carrière administrative, Hégesippe s’était ainsi laissé guider, et ce fut avec fruit. Il s’abandonna aux lumières flottantes que la vie allumait devant lui, loin devant, jusqu’où peut porter son regard, et il sut leur faire confiance. S’il a fait du droit, c’est parce que sa mère lui a conseillé cette voie : son fils avait bien du mal à s’en tracer une, de voie. Il aurait secrètement bien aimé faire autre chose, voyager, écrire et enseigner la littérature, par exemple. Mais il ne l’a jamais dit. Il n’a pas osé.

Il cachait avec habileté, dès cet âge, une réelle timidité. Il était toujours plus à l’aise avec les adultes qu’avec les jeunes gens de son âge ; qu’avec les jeunes filles surtout, dont il craignait le rire en staccato. L’une d’entre elles a imprimé un souvenir qui ne l’a jamais quitté ; il ne lui aura d’ailleurs jamais adressé la parole.

Cette timidité qu’il a gardée, le nourrit pourtant autant qu’elle l’accompagne ; elle lui confère au fond de son intimité, comme une couche transparente de tristesse, plutôt de mélancolie. C’est ce fonds un peu ombragé qui a généré cette sensibilité, et cette aptitude à saisir la beauté des choses et des instants. Cette aptitude si appréciée de ses proches et qui fait ce charme doux comme un miel.

Le voici quelques années après, plutôt bien diplômé. En réalité, Hégesippe avait du mal à affronter l’idée même de la vie au travail, dans l’univers que lui ouvraient ses diplômes. Mais il a bien fallu s’engager et passer des concours. C’était la pente naturelle après le droit. Il fut reçu très bien classé, une nouvelle étape de sa vie a commencé. Il y trouva rapidement une grande satisfaction de société. Lui, le solitaire, fit la connaissance de nombreux collègues, dont beaucoup devinrent des amis fidèles. Son empathie naturelle n’avait aucune difficulté à capter leurs sentiments.

Il est ainsi, Hégesippe. On le pousse et il avance. Il attend le vent. On l’appelle et il y va. Des portes s‘ouvrent, il entre. Sa carrière marcha de ce pas sans discontinuer. Il progressa en silence, comme une voile lointaine glisse vers l’horizon grâce à un courant invisible, mais avec cette mobilité droite que traduit une inertie électrique.

Cette carrière pourtant tout à fait honorable, ne l’intéressa pas beaucoup. Pas plus qu’au -dessus de la ligne de flottaison. Bien sûr il aimait les contacts et la vie de société, la reconnaissance aussi qui lui était montrée. Souvent, il pensait à cette œuvre de littérature qu’il caressait dans ses envies, et qui ne voit toujours pas le jour comme passent les années. Il fit un agréable mariage, quand une jeune femme à qui il plaisait bien, l’entrepris au plus près ; certes, ce n’était pas l’âme idéale dont il rêvait, il préférait intimement les brunes et elle ne l’était pas. Mais il y eut beaucoup de tendresse toute sa vie grâce à cette acceptation du cœur. Et ils eurent des enfants merveilleux. Trois, comme elle le souhaitait. Là, ce fut un bonheur.

Il ne combat jamais, mais toujours il accepte. C’est une manière de vivre sans affronter la dure réalité d’un choix. Plus le temps passe, plus il convient de se protéger, se dit-il. De toutes ces choses qui coûtent, ces secousses des autres, ces petites guerres du voisinage. Et ce tumulte du monde qui vous saoule et vous épuise. Dans le silence des nuits blanches, il songe à des vies parallèles, celles qu’il aurait pu avoir. On remarque bien, derrière son humour, et son immense culture si bien partagée, un niveau d’expression, une sorte de culte des mots, peu communs.

Les années ont passé. La vieillesse est arrivée. A présent seul dans sa vie longiligne, il a bien remarqué que les mots lui viennent moins bien, et que les souvenirs tremblent, puis s’effacent. Il s’habitue à cet état programmé des choses. Un jour, alors qu’il est procédé à la vente de sa maison, et au déménagement des foules d’objet qui occupent cet espace familier, alors qu’il est l’heure de la maison de retraite, il retrouve un poème qu’il avait composé à l’âge de vingt ans. Il le lit. Et là, il manque de chavirer. La feuille lui tombe des mains. C’est un vertige aveuglant qui l’assaille. Ce petit texte est d’une immense beauté, sculpté par un talent scintillant, d’autant plus que refoulé. Là était la vérité d’Hégesippe, et il s’est trompé; à toujours vouloir se protéger dans le sens du vent, il n’a pas saisi la beauté du contre-courant.

 

 

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