Les anciens bardes racontent ainsi la dernière aventure d’Ossian. : un jour que celui-ci était à la chasse, perdu dans la forêt, il rencontra une cavalière d’une beauté surnaturelle qui le séduisit d’un regard – comme les fées savent si bien le faire- le désigna élu de son cœur, et l’invita à monter en croupe pour l’emmener vers la terre d’éternelle jeunesse. Ossian sans comprendre pourquoi, chassa vite ces souvenirs et cédant à l’invite, se laissa emporter par-dessus les nuages et les continents. Ils arrivèrent à la terre de Tir n’an Og, d’où le temps est absent. Ils connurent un bonheur paisible durant de très nombreuses années. Mais Ossian, ne percevant plus les saisons voyager, ne parvenait plus à chanter. Nul mot de sa bouche, nul accord de sa harpe. Il se prit à penser à sa vie ancienne, aux temps aventureux. Tant et si bien que la fée le surprit à pleurer, et en eu grande pitié : elle lui permit de retourner voir son ancien pays sur la monture enchantée qu’il l’avait emmené, mais à la seule condition qu’il ne mit pas pied à terre. Tout joyeux, voici notre Ossian qui s’envole et arrive en vue de ses terres chéries…Hélas ! son cœur céda bien vite, et il mit pied à terre pour fouler et embrasser cette herbe adorée. Aussitôt, le cheval disparaît. Lui, voit ses mains se rider, se blanchir ; tout son corps s’épuise et vieillit, au point de ne pouvoir se déplacer. Le sol, les arbres, les collines avaient changé … De Selma, il ne reste que trois pierres ruinées…De ses amis, la trace à peine visible de leur tombe. Le monde entier a changé, il ne reste que cendre. Pendant ces quelques jours qu’il avait cru passer là où le temps était absent, combien de siècles, combien de vies, s’étaient donc écoulés ? Même absent, le temps reste le maître, n’est-ce pas ?

Lorsque le soir venait, songeant à cette fable, j’étais d’humeur sombre et je n’avais pas envie d’interrompre mes errances pour retourner à ma retraite pourtant si paisible. En ces instants, ma solitude me paraissait moins harmonieuse. Je laissais mon regard circuler à vide  sur la lande, loin jusque à l’horizon, et je pensais à l’indifférence de ma situation face aux évènements lointains du monde. Là-bas, derrière bien des infinis de plaines, de collines et de mers, un empire éclatait, des dieux mourraient, une nouvelle religion prenait son essor dans les airs pour gagner tout l’univers, et tout recommencer vers une nouvelle ère sans plus d’importance pour ma petite âme. Et si je restais de la sorte bien droit contre le vent, j’entendais les effluves navigateurs de celui-ci murmurer à leur insu des nouvelles du monde comme un enfant poète ne sachant cacher sa vie intérieure à la suprématie des adultes.

Je ressentis tout à coup l’envie de parler, le désir d’une présence humaine, et je me dirigeai vers la forêt, jusqu’à parvenir à la petite hutte. De la fumée serpentait d’une cheminée de fortune. « Ohé…ohé…quelqu’un pour m’accueillir ? » criais-je en m’approchant. Une voix forte surgit dessous le toit de chaume. « Oh Là. » Je sursautai, peu habitué d’être accueilli de cette façon. Et je me sentis tout drôle. Un homme un peu âgé sortit, souriant, l’air vraiment heureux d’être sur terre. Son crâne rasé sauf au pourtour, sa robe de bure me révélait un chrétien, de ceux-là qui s’isolent quelque part pour mieux prier en silence leur dieu crucifié. Et peut-être pour oublier le fanatisme dans lequel nombre de leurs coreligionnaires maintiennent cette étonnante doctrine venue en ces temps funèbres jusque sur nos rivages et qui, dit-on, a rempli Rome tout entière. Pourtant cette rencontre soulevait en moi une étrange sensation : celle d’un moment retrouvé, déjà vécu, très intime, tout à coup de retour dans la conscience.

Il me salua, et m’offrit son toit. Pendant qu’il servait un potage très amer, aucun de nous n’a demandé à l’autre ce qu’il faisait dans un coin si reculé de la Bretagne. Mais la réponse n’avait pas besoin de sa question.

– « Je cherche un peu de paix loin du monde dévasté »

Sa baraque était un capharnaüm. Toutes sortes d’odeurs naviguaient dans les fils du désordre, et rien ne semblait vraiment propre, certainement pas sa personne. J’observais le bleu ultramarin de son regard. Oui, un corps sale et des yeux purs, voilà bien une allégorie fort simple de cette croyance-là.

– « Moi aussi …il n’y a qu’en ce genre de contrée qu’on la trouve ».

Ce fut tout sur nos raisons respectives. Mais il me parla longtemps avant même que je ne l’interroge, de la manière dont la solitude l’aidait à contempler « le Seigneur ». Je notais que son discours voulait être ignorant de la réalité de la nature ; le vent, la mer, les arbres, le soleil et la lune devaient lui sembler très secondaires en regard de l’immensité de son dieu unique. Il est vrai qu’avec un seul œil, on ne peut recevoir la vérité éclatée de l’univers.

Son regard ne portait plus sur les reliefs de la terre mais seulement sur le plat du ciel. Moi, je lui parlai un peu de ma vie, un peu de ma nostalgie, et du monde que j’avais laissé. Je lui parlais de mon poème, et de cette puissance émotionnelle qui découvrait en moi quelque chose de terrible et nouveau que je ne savais nommer. Mais j’avais à peine évoqué ce mystère que mon moine m’interrompit :

– « Ton cœur n’est pas mûr, déclama-t-il, et il ne sait reconnaître le don …Ta foi, qui est-elle, pour ne pas savoir te répondre ? »

Il paraissait soudain exalté, lui si nonchalant une seconde auparavant.

– « Vide ton esprit, et observe cela » dit-il.

Ce faisant, il souffla sa lampe à huile et je découvris que la nuit était venue. Puis, il alluma une chandelle. La flamme ondula, nue de tout rayonnement ; elle éclairait son visage penché aux yeux très concentré sur le halo …

« Observe cela, O barde, reprit-il, observe alentours, vois ; cette flamme exhale si peu de lumière qu’elle ne suffit à dévoiler la lune de ton visage tout entière … Et pourtant si tu observes ma hutte, une foule de petites choses te sont désormais évidentes, que tes yeux tout à l’heure ne savaient déceler dans la lumière plus forte » …

Il avait un peu raison. Un reflet sur une cruche, l’enchevêtrement des chaumes, le scintillement translucide d’un flacon, une pubescence poussiéreuse brillant sur les bois …Jusqu’ à l’odeur de la terre …C’était troublant mais pas exaltant. Cet homme-là est clairvoyant mais il n’est pas un sage, pensais-je.

– « N’as-tu jamais senti, me souffla-t-il, une épaisseur mystérieuse dans le vent, une présence sous le frémissement de l’herbe, un sens véritable dans la direction des nuages ? Ne connais-tu pas une voix en toi, tel un miroitement d’étoiles, dont l’espace apaise ta peine ? N’as-tu jamais le désir de parler au ciel comme on se confie à son père …Mieux, un vieil ami ? Tu es enfant décidément… Un jour, barde, je te nommerai ce mystère, si semblable à la chandelle».

Moi, je pensais à mes états d’âme récents, sans trouver à partager son exaltation. Pour en venir à la question que je brûlais de lui poser – lui prétendument si savant -je lui parlais des paysages de la contrée, puis de la forêt, puis de sa chênaie, et enfin de la fontaine attrape-lune. Et son apparition chantante.

– « O, moine, Dis-moi …je crois bien avoir aperçu au clair de lune une jeune fille assez étrange. Elle chantonnait tout en jouant du tambour au bord de la fontaine. Elle est pâle, transparente comme un rayon de lune …N’est-ce pas curieux ? Tu dois l’avoir déjà entendue, peut-être vue, la fontaine est si proche d’ici ». Et je n’osais ajouter : est-elle vivante ?

Son regard descendit, embué d’une allure vague. Je compris qu’il tenait une pause pour raconter une histoire.

– « Contrairement à ce que tu peux penser, barde, cette vierge n’est pas un spectre dont la lune fait l’offrande. Elle n’est pas une fée égarée ou déchue, ni l’esprit tutélaire d’un guerrier mort je ne sais ou …Rien de ce genre d’histoire-là ».

Je souris intérieurement car ce préambule, sans doute, avait pour objet de rassurer l’esprit primitif qu’il m’attribuait sous mon crâne païen.

– « Tout ce que je sais, d’un savoir sûr, poursuivit-il, c’est qu’elle vient comme toi du pays de Morven… »

Ici, une délicate sensation de brûlure, pour me trépaner le cœur, comme une goutte de rubis enflammé le traversant.

– « Certainement, disait-il, son profil ne trompe pas et c’est une fille de haute lignée, quelque princesse, comme celle qui traverse vos légendes ou vos balades …Ou une prêtresse, ce qui explique son extase sous la lune. Reste à savoir comment elle s’est retrouvée ici, de l’autre côté de la mer, toute seule, sauvage, effarouchée et l’esprit offert au vent, c’est le moins qu’on puisse dire …Et bien, supposons, vois-tu, une traversée sur un beau vaisseau orné d’argent, trois grandes voiles, voguant par ici vers une côte ou l’attendent, réjouis pour la noce, un fiancé et tout son clan. Et puis là, soudain, à l’angle de la pointe, sur les récifs, voilà : le naufrage … »

Il fit une pause dans son récit pour avaler une rasade de vin. Je ne comprenais toujours pas s’il élucubrait sur des hypothèses ou s’il parlait avec certitude de faits rapportés.

« Tu me diras, reprit-il en s’essuyant la bouche avec le dos de la main, que ce récit n’explique pas tout … Bah, sans mystère il n’y aurait rien de vivable, ce n’est pas un barde calédonien qui me contredira. Après le naufrage, si loin de son but et ses espoirs – si on peut en mettre dans le mariage – ruinés, elle erra longtemps, pleurant son fiancé qu’elle ne connaîtrait jamais et qui l’avait sans doute oubliée, ou l’avait crue disparue dans les vagues … mais ça ne s’arrête pas là il y a autre chose probablement. »

Il fit une autre pause avec une autre rasade. Il s’attendait que je le questionne avec impatience mais je préférais un peu de silence. Et il ne m’avait toujours pas offert de vin, peut être déçu de ma réaction. Il reprit son histoire.

– « Ceci n’est pas une histoire puisque tout est vrai. Sans doute sans mémoire, la malheureuse erra dans toute la contrée et même assez loin, vivant sauvage et rêveuse. Vers l’ouest, loin d’ici, sur les rochers de Deénir, un palais de pierre abritait deux frères. Deux joyaux d’un noble clan … Brillants, dans un seul cœur. Bref, une nuit dit-on, ils la virent en rêve, en un seul rêve.  Ils s’en éprirent, de la belle éplorée. Ils vinrent la chercher. Mais qui des deux l’épouserait ? Toute à la malédiction d’être aimée de deux êtres sans en aimer aucun, elle composa un court poème pour toute réponse. Ce poème dut paraître bien mystérieux, le sens leur resta caché. Ils n’y entendirent rien. Il y avait bien un oracle, jadis au menhir de Cona. Mais il fallait un barde, un fenian, seul pour le recevoir. Les années passèrent, mais l’amour des deux frères, point. Jusque-là, barde tu suis ? »

Je hochais, la tête, je ne me sentis pas très à l’aise…

« Un jour enfin en plein hiver, arriva un fenian, comme toi, errant sans foyer. Un type avec un drôle de regard vif et flottant, voilà, et une grande tresse noire jusqu’aux reins. Une harpe un peu semblable à la tienne. Alors un soir dans les menhirs enneigés, les deux frères lui soumirent le poème et les syllabes de l’oracle. Il leur donna le sens. Vraiment, je ne sais ce qu’il leur dit, mais ils décidèrent tout de suite de se combattre et bien sûr le moins mourant se donnant comme il se doit le coup de grâce sur le corps pantelant de son frère. Voilà. Depuis la belle effarée lunaire vit telle que tu l’a découverte… Beaucoup de sang sur la neige pour rien. Mieux vaut éviter l’amour, un point et voilà tout ; les passions humaines, il ne conviendrait de ne les connaître que dociles, si tu veux mon avis … »

– « Non pas, O moine. Car on vieillirait bien vite. Mais dis-moi, comment peux-tu connaître une histoire pareille, toi l’ermite, une histoire ficelée comme un chant gaélique ? »

– « Et pourtant je t’assure qu’elle est vraie. D’ailleurs tu l’as vue, de tes yeux vue, cette visible femme… Et ce barde, tu l’as compris, celui-là avec une tresse noire, qui avait déchiffré l’oracle ; il revient parfois par ici en hiver, près des menhirs de Cona…Il lui arrive même de passer ici et je lui offre à boire. Mais c’est un être rare, très silencieux. »

– « Mais cette fille, tu n’auras jamais tenté de la connaître, de lui parler, peut-être même de la convaincre de ta croyance ? »

– « Non, barde sauf une fois. La première nuit ici ou comme toi, sa plainte m’avait réveillé. J’ai approché, elle s’est enfuie. Bah ! ces choses-là se calmeront. Tout se résorbe à l’approche du ciel.  Un jour, elle se lassera de son égarement, et Dieu l’accueillera en son sourire. »

Je le remerciai de son hospitalité et le quittai aussitôt. Sa compagnie m’apparut à la fois acide et précieuse comme un objet auquel on prête une vertu bizarre. Triste, je traversais la nuit, et retournais à mes ruines ainsi qu’à mon poème.

En écoutant attentivement le vent geindre alentour, je cherchais le ton exact de l’invocation pour ouvrir mon chant. Ainsi réceptif, je voyais filer des nuages. Impuissant papillon heurtant contre les pierres, ma volonté balayée sous le premier assaut, je me laissais conquérir sans réaction par le son immobile de la mer. Et mon poème, mon projet que je chérissais tant, resta encore vain comme les nuages cette nuit-là.

Pauvre barde en exil ! Tu erres par ton esprit dévasté dans un paysage beau et solitaire. La destinée de cette étrange vierge fait balancer sous son écorce le fût hautain de ton cœur. Non par la tristesse même de l’histoire qui est commune à notre temps ; mais par l’émotion de son image et l’amour vain et le sang et le combat et la mer qui tous évoquent sous la lune quelque chose révolue. Et comment ce moine a-t-il deviné ce que je suis ?

« Comme chaque soir l’orgueil du soleil pâlit, il doit fuir tandis que l’ombre rouge sur la bruyère devance son noir sillage, ainsi les images des ans passés reviennent et leur spectre affectueux vient hanter mes pensées »

Pauvre Ossian oublié, n’y a-t-il donc pas une de tes amertumes resplendissantes que tous les bardes du monde n’auront partagées ? Génial Ossian, je pense à toi et comme un pâle rayon de lune sur le torrent, je compte chaque flot de chaque jour passé et je surprends une envie de pleurer comme celle d’un vieil homme un peu lâche.

Pour conserver l’essor de mon esprit face à l’assaut des remords, je travaillais les jours suivants avec une étonnante ténacité à mon poème ; j’achevais assez vite l’invocation initiale, bien que sur un mode plus sombre que celui souhaité avant toute cette histoire. La lune ne m’apparaissait plus dans le cours de mon chant, comme un astre dominant la nuit de son halo d’argent ; mais plutôt comme un chœur vulnérable, un miroir mobile selon la lumière et l’ombre d’énergies distantes qui l’effleurent de leur bon vouloir. Frêle esquif morne, encalminé parmi les charmes d’autres astres.

Pourtant si la chaîne des images s’améliorait, si le rythme épousait avec plus de minutie la prosodie de chaque vers, l’ensemble de l’édifice, sous certains regards, restait obstinément faux. Je m’interrogeais près de trois nuits et je convins de changer le thème secondaire. Petit à petit, je conçus que les images du monde qui ouvraient le chant, comme un gigantesque sillage de l’invocation à la lune, devaient plutôt situer par leurs dimensions une trame plus réduite, plus intime.  Je brûlais trop de ces souvenirs qui m’avait emmené sur cette terre solitaire et que le récit du moine avait exhumés à peine enterrés. Captifs de cette histoire, tâtonnant autour de son possible message je voyais mon inspiration, sitôt découverte, s’effaroucher et s’enfuir vite vers l’image de cette nocturne inconnue. C’était quelque chose dans mon âme à rebâtir par cet ouvrage avant que sa blessure m’emporte. Je mis quelque temps à comprendre cette impossibilité du ton juste pour les mélodies que j’inventais. La vérité pourtant se révéla au bout d’un temps : il manquait une voix, il fallait une ligne de chant supplémentaire. Je n’en trouvais pas la clé. Pour la première fois dans toute ma vie, ma harpe était dominée par l’idée du poème.

J’ajoutais donc une flûte dont la mélopée attractive devait peu à peu se lever de l’ombre sitôt la fin de l’invocation. Mais ce son, que je connais bien, me paraissait encore trop léger. J’aurai souhaité un or plus volubile, plus étoffé de velours ; un or plus intérieur est immanent, plus difficilement nommable. Sans doute la voix d’un instrument qui n’existe pas encore. Tant bien que mal, j’entamai le développement, il parvint jusqu’ à un point remarquable où l’émotion du texte comme alimentée de cent flux ramifiés, ne pouvait plus que se résoudre sur un grand éclat, puis décroître avec douceur. Mon ouvrage alors me parut un peu moins vain. Je retrouvais de la joie dans les paysages, et le récit de mon moine avec moins d’émotion.

Tout se passait en moi comme si cette pratique déjà vieille du chant des bardes ne pouvait plus me donner qu’une joie modérée, comme si seule une nouvelle ardeur dépassant les conditions d’intelligence du siècle m’aurait permis de parachever le poème. Cet élan vivace que je n’avais auparavant jamais pressenti, fruit d’une solitude trop réfléchi, me rendait fiévreux comme un monde à l’éclosion d’un nouvel astre. Peut-être la certitude de ne jamais être entendu me donnait une plus grande ambition.

Au soir tombant, c’est une habitude ancienne, j’observe naître les étoiles. Une à une, elles viennent. Ou plutôt grâce à quelques angles de lumière enfin captée, elles apparaissent sous la nécessité d’un mouvement qui les désigne presque vivante, presque attentive à la coloration merveilleuse de l’espace. Au-dessus des crêtes, sur les collines et les plaines, par-delà le tracé embrumé de la bruyère, elles tremblent, transfigurées par la seule beauté de leurs distances. Attendant le soir, je suis le témoin de leur éternité. Fixant mon regard, loin au-dessus de l’horizon, sur l’orangé terrestre du ciel, je les atteins et les retrouve. Réfléchissant leurs miroitements, je ne suis plus qu’un enfant sur terre, un pauvre muet, un instrument sans corde qui ne sait pas dire ce que je peux concevoir.

Alors je cédais, ne souffrant plus cette torture du vide, cette oppression physique de ne pouvoir tout dire, tout inventer, tout concevoir, tout saisir dans un seul ou dans mille éblouissements, de ne savoir tout comprendre, tout faire, tout créer, comme on l’aurait désiré à s’en consumer tout entier, de ne savoir réagir selon la nature. Je saisissais ma harpe, et partis au soir vers les menhirs de Cona. Ceux-ci étaient plus à l’ouest, un peu en retrait dans les terres, si bien que je marchais jusqu’ à l’aube avant de voir enfin leur impressionnante silhouette noire cisailler la blancheur à peine rosée du ciel. J’étais très fatigué. Les jambes me faisaient mal. Je regardais un temps les sept grandes pierres ; chacune était haute comme deux fois ma taille. Elles étaient dressées en demi-cercle face un petit tumulus de pierres, effondrées en désordre sous des bouquets de fougères. Le vent sifflait sur le roc noir. J’allais de menhir en menhir palpant la Pierre et appuyant mon front, luttant contre le sommeil, jusqu’à ce que je sentisse les premiers traits du soleil percer les brumes. J’explorais alors face contre la pierre le fourmillement des points de cette surface minérale que le jour pâlissait. Et je découvris une minuscule gravure, dont le tracé avait à peine entamé le roc, profilant les signes contorsionnés de nos oracles. Le barde avait bien choisi l’emplacement ou graver l’énigme : malgré les brumes et sans doute quelle que fut la raison, il était obligé que le tout premier ensoleillement du jour l’éclairât. Ainsi, comme progressait cet imperceptible flamboiement, moins réel qu’un souffle même, je découvris les mots de la jeune fille que les deux frères avaient ici soumis aux feux du levant, et je lus :

« L’aurore oscille dans mes veines

Mais à quel soleil mûrira-t-elle ?

Celui du meilleur sang

Qui jamais à l’autre se livre »

Je restais alors figé dans une hébétude douloureuse, comme au bord d’un abîme. Une délicate sensation de néant soufflait une buée légère sur ma conscience. Un flot noir roula en moi, pour laisser éclore lourdement l’impression du désastre et d’un pourquoi prédateur près de tout renverser. Ce mystérieux lecteur de l’oracle à la tresse noire ne pouvait s’être trompé, et pourtant il avait donné une clef mortelle que rien n’exigeait dans ce poème. D’autres sens plus doux, moins terribles eussent pu être avancés aux deux frères pour résoudre leur atroce dilemme, que celui d’un duel dont le principe affleurait à peine parmi les mots… Le « sang qui jamais à l’autre ne se livre… »  Je songeais à cet autre barde… Était-ce un crime, était-ce une épreuve, était-ce une expiation ? Toujours est-il, pensai-je, que pour avoir à ce point trouvé noirs les omineux rayons du soleil sur la pierre, il fallait que cet homme fût bien le plus malheureux des hommes. Puis, épuisé de ce parcours, je me blottis au bas d’une des grandes pierres parmi la toison de bruyère, et m’endormis, d’un sommeil de neige immaculée.

Quelques jours passèrent pendant lesquels je flânais aux alentours de ma retraite, l’idée d’avancer mon poème quelque part dans les détours de ma tête. Mais plus rien d’extérieur ne parvenait à émouvoir mon attention. Je n’entendais rien aux miroitements précoces de l’été. Je n’écoutais plus le vent sur ma harpe. Sans doute que je n’avais aucune chance de le rencontrer un jour, mais je ne pensais qu’à ce barde à la tresse noire, Ce frère inconnu qui paraît-il revenait quelquefois hanter les hivers, à cette fontaine là-bas sous les chênes. Je vivais, tout entier dominé par le flottement de cet abysse comme le silence entre les fûts des grands bois.

De sorte qu’un soir, je lâchais prise face à cette émotion, et me dirigeais silencieusement dans la chênaie, vers la fontaine. La lumière déjà basse avive les reliefs essaimant sur les formes des contre-jours colorés qui plongent avec délice la rétine dans l’illusion d’ors de rouge fantômes. Dans l’odeur ardente des fougères, dans le calme pubescent du bois, la clairière s’ouvrit à moi. Comme ambrée par le crépuscule, ses reflets presque doués d’un éclat minéral, l’eau de la fontaine en captant sans douceur mon regard ravissait par ses rayons tous les secrets de mon énergie. Au printemps, les couleurs du crépuscule sont chimériques. J’ai la sensation de pouvoir sombrer dans la paix mystérieuse des arbres, loin vers cet ailleurs empourpré, et je la vois, elle, ma lointaine, sa nudité ondulant sous les vaguelettes.

Je reste là, couché, sans me trahir d’un bruit. La vérité étrange de cette scène rejoint ma sensation : ainsi dénudée, la jeune fille devait à mes regards, approcher la réalité tangible des choses. Et pourtant, elle s’en éloignait. Je regarde son corps voler à mon insu le rayon de mon regard. Cette carnation troublante me ravit tout ce qui est originaire de la matière, tout ce qui pourrait être travail et forces vives ; je deviens pantelant, je me sens devenir transparent autant que cette blancheur, là-bas, resplendit de plus en plus. À travers l’ombre qui s’épaissit au gré de l’air tiède, je la vois irradier ; elle est l’apogée secret de son innocence. L’obscurité du bois et de l’onde est sa vraie dimension, elle renvoie l’être au rang de chimère momentanée. Se laisser ainsi porter dans l’eau des rêves, devenir invulnérable aux lois matérielles de la nature, c’est déjà le signe de n’appartenir ni à la mort ni à la vie ; c’est déjà avoir scellé l’orbe parfait de son propre chant. Je subis son mystère, je ne suis plus qu’une âme, et mon amour pour elle n’a d’autre souffle que de détourner sa mort. Mais qui donc saurait comprendre ? Il fait nuit. Tout à coup, par une trouée dans les saxifrages, je vis la lune sur l’horizon. Alors je me levai, et appelai doucement mon inconnue.

Elle eut très peur, jaillit hors de l’eau, et saisit un linge sur le bord. Je voulus lui parler, mais avec des mots que l’éclat de la lune désignait mort-nés. Ô… Dieux…elle me regardait complètement effarée. Chaque bout de parole hébétée fit sur elle l’effet d’une petite secousse. Il me sembla qu’elle pleurait ; je sus qu’elle allait s’échapper, mes ridicules exhortations n’y changeraient rien. Mais je continuais, stupide. Qu’avais-donc à lui dire pour lui plaire ? Er faire retomber sa peur ? « Ne pleure pas …ne t’en vas pas …qui donc … » mais elle avait déjà disparu. Je ne distinguais même plus sa blancheur.

Pourquoi avais-je fait ça ? Je restais solitaire, débout sans la nuit, mon regard à jamais orphelin d’elle. Mais pourquoi donc ? Qui, aujourd’hui encore, peut le dire ? Le cœur empesé de remords je voulus aller jusqu’à ma tour. Et fatigué par la nuit et par ma solitude, par les brumes soudains sortie de leur sillon, je m’endormis sous une souche. Je rêvais mauvaisement …que j’étais Ossian, tout d’abord, de retour de la terre d’éternelle jeunesse ou la fée Niv -sans visage dans mon rêve – m’avait emporté …A peine bravant l’interdiction, avais-je effleuré le sol que celui-ci noircit, les arbres tordirent des silhouettes calcinées, et moi-même je n’étais plus qu’un hideux vieillard en ce désert. Tout était mort depuis longtemps. Je distinguais la silhouette rougeâtre des menhirs de l’oracle. Et pour la première fois je vis le profil de ce barde, son œil vague assombri, sa tresse noire le long du dos, sa harpe à hampe d’argent. J’étais seul comptable de ma souffrance, et celle-ci franchissant l’orée du rêve en fuite perdura longtemps après que je fus éveillé.

Un ciel d’aurore très tendre berçait mon regard… Retournant aussitôt à la clairière, je m’immergeais la tête dans la fontaine. Ainsi vivifié, mon esprit s’allégeait dans les brumes nivéales du matin. Je descendis dans le vallon pour longer un moment les rives encaissées de la mauvaise rivière. Là, une échappée de branches brisées, le tracé d’un éboulis brutal sur la glaise du rivage attirèrent mon regard. Mon regard sur l’eau, à peine posé, se glaça. L’équilibre du monde est ainsi conçu que dans un sillage figé de nénuphar, prisonnier dans le filet des racines et des fleurs d’eau, il peut se rompre le temps d’un battement de cœur; en bas, coincé entre des rochers, m’attendait, calme et pâle, noyé depuis peu, le corps de la jeune fille. Elle était presque nue, son lin défait tremblant dans le liséré d’une crête d’eau, sa peau inerte fouettée par le courant. Son visage était enfin visible entier, et sa beauté plénière en attente de l’éternité. En captant un peu de ciel rosâtre, le flot délicatement colorait la peau blanche pour préserver du soleil déjà proche, le secret d’un sang qui jamais ne se délivre.

 

 

©hervéhulin