I

Je parvenais peu à peu, à peine essoufflé mais satisfait, au sommet de la falaise, comme la nuit finissante était très claire. Une ligne de bruyère devant moi me découvrit la mer : je voyais le grand large déployer au regard son tracé pensif sous le ciel pâle. Là-bas, les flots s’en détachaient par meutes successives, striées de lune pour se ruer débridés à travers l’espace sans autre loi que leur mouvement nodal vers la côte, avant d’éclater quelque part, avec un souffle bestial, sur des récifs encore invisibles pour moi.

J’écoutais battre ce cœur insatiable, percussion d’une bouillonnante écume toujours pressée par l’inépuisable suspension des houles. Sur cette étendue incertaine, tourmentée de sa splendeur féroce avec la hargne d’un monde rebelle, l’obscurité suggérait çà et là des essaims de lueur, comme la proximité d’un éveil.

Je venais en ces lieux, hôte d’un rivage inhabité, pour trouver un ferment nouveau à mes chants. Je suis barde, et je dois à mes maîtres aux humeurs changeantes, souvent épuisés de leurs guerres, de leur politique et des dieux qui narguent leur puissance, un art sans faille. Je voulais chercher de nouvelles fondations, moi, encore jeune mais que les prêtres et les courtisans disaient le plus doué de sa génération. Une ascèse, telle était ma quête. Pour de nouveaux thèmes, et de nouveaux chants. Je continuai de marcher dans la demi-obscurité. Le sentier que je suivais se fit de plus en plus ébouleux. Parmi les ajoncs clairsemés, mes talons rencontraient à chaque pas les maussades aspérités du sol. J’avais fait un long voyage jusqu’ici, beaucoup marché, en quelques jours seulement depuis le sud, et mes chevilles commençaient à demander grâce.

En gravissant de la sorte ce terrain, je ne pus m’empêcher de penser qu’à force de n’utiliser son esprit que pour la conception des plus délicates idées, on ne risque guère de connaître la matière de la terre ; pourtant, à force de ne fréquenter que le visage le plus charnel des hommes, on sacrifie les sphères les plus relevées de l’esprit et il n’est plus loisible de cultiver le véritable clair-obscur du cœur. Certainement, sauf à vouloir vivre en paysan, bûcheron, ou grand guerrier, il est difficile de faire sien le monde peuplé des hommes. Car dans l’épaisseur de la matière à vouloir impromptu forcer ses propres lignes, le cœur s’y retrouve vite compassé. Il est impossible de quitter ce monde tel qu’il est, ou seulement à moins de laisser sa vie. Il doit être plus invivable de vieillir dans un monde sans humains, aussi volatils soient-il, que de supporter leur agitation dangereuse.

Les fées, les korrigans, les enchanteurs, feront toujours face à nos raisonnements. Tout ce peuple des forêts et sans doute de nos rêves n’est pas plus paisible. Enfant, je redoutais l’âge prochain ou il me faudrait attester de mon humanité envers les autres ; ces jours qui approchaient se confrontaient à mon insouciance mortelle avec la même sensation de basculement que les rivages enfin visibles d’une terre hostile assaillent de toutes parts la pensée du navigateur qui, achevant la quiétude bienheureuse d’un voyage sans histoire, voit se réaliser cruellement, comme un horizon inquiétant, le terme de sa mission. Je me prêtais donc tant bien que mal à ce devoir, et au rite d’initiation. A vingt ans, j’avais compris les deux faces du miroir : cette vie, elle vaut bien la peine d’être adoré en chacune de ces minutes, autant que resteront à jamais vaine pour moi les espérances d’un bonheur conforme. Cette déchirure, j’en avais eu la révélation au terme de ma première jeunesse- éclosion d’une vérité couvée depuis toujours – quelque chose en moi n’était pas conçu pour ce monde et cette absence n’aura cessé de me procurer à la fois la souffrance et le recueillement d’une traversée périlleuse.

« Comme on voit la plus faible lumière du soir s’exténuer devant la pénombre sur la ligne des collines de Lathmon, les anciens jours déclinent. »…

Vent, cesse donc ton passage. Le temps glisse comme une barque, change tout ce qu’il effleure, il flétrit, il cueille, il fleurit, dans un même contact et pourtant le monde reste la même petite sphère opaline. Peut-être ceux qui pourront percevoir ce propos dans quinze ou vingt siècles s’étonneront-ils de sa commune mesure ; mais en notre temps de force et de désordre, fer contre fer, barbares contre barbares, j’ai la fierté d’avoir identifié cette vérité et sa banalité future n’est que le signe de son accomplissement. Je doute fort que même en des temps lointains, force et désordre aient cessé de gouverner les choses. Tout juste auront-ils moins d’évidence, moins de légitimité, parmi les principes des cités.

Geindre, souffrir, s’effondrer, vouloir désespérer une fois pour toutes, litanies et lamentation sont le lot partagé des fragiles. Certains y ont plus de prédisposition que d’autres. Et moi peut être plus encore que certains. Il faut bien admettre que le barde y trouve un champ nécessaire, pour se délasser des récits de guerre et d’exploits. Je connais la gradation voluptueuse de ses grandes plages intérieures qui montent dans les plus nocturnes hauteurs de l’esprit ou plutôt quelque chose d’autre que l’esprit que je ne saurais encore nommer en ces temps frustes, quelque chose de plus immanent, de plus pur, plus évolué encore, qui pourrait presque survivre au corps et qui capterait à notre insu la plus douce intériorité de la nature et même des dieux pour lui absorber une part nécessaire de son énergie, et l’infuser, et l’ombrager comme une ramure de saule sur la couleur soudain faussée d’émeraude de l’herbe. J’ai passé de longues heures à satisfaire le goût de ces redoutables lamies ; il est vrai qu’on ne les perçoit redoutables qu’au moment de leur reflux, lorsque gavées de l’énergie de leur victime, elles se retirent soudainement dans un grand éclat de rire, visage tout à coup révélé hideux dans le halo de la chandelle.  Tant qu’elles vous charment, elles sont si séduisantes … la tristesse a ceci d’addictif que dénudant la personne de toute résistance, on aura bientôt nulle autre raison d’être que ces abandons doublement sacrés, tellement tendres, tellement venimeux. Il y a aussi dans la propension à cet état d’humeur automnale, je le sais bien aujourd’hui, une incapacité de l’esprit à vieillir, à se nourrir des phénomènes, à construire. Je parle d’esprit et de phénomènes et de principes actifs. Quelque chose décidément en moi me maintient distant de mon temps et parfois le ton de mes paroles me fait un peu peur comme si ce n’était point ma voix qui parlait mais une autre, une expression majeure fulgurante à travers des colonnes de siècles.  Cela est un secret dont je n’ai pas la clé.  Cette époque est trop primitive, je ne l’aime pas.  Ma voix emprunte à un autre temps son propos. Mais les collines de Lathmon, et les côtes blanches de Morven, je les reconnaîtrai toujours, où je reviendrai.

Tout à coup, comme je réfléchissais à cela, un éboulis trompa mon pied. Je descendis le sentier la tête en bas dans un grand craquement de poussière. Une petite pierre me heurta sans me blesser mais suffisamment pour me donner envie de rester couché sur le dos sans bouger. L’herbe était fraîche et odorante. Tout contre moi je la sentais faseyer sous le vent et ce frémissement rayonna sur toute la lande. Là-haut le ciel commençait à se diluer d’aube. Je remarquais comme la lumière de la lune qui avait pu me guider jusqu’à présent n’existait plus. Dans cette obscurité vacillante, la rumeur de la mer si proche tendue par le vent comme un appareil de voile étarqué se faisait plus transparente, presque plus docile. À la façon dont s’innervait là-bas le ciel de lueurs dédaléennes, on devinait déjà les brumes encore invisibles que recueillerait la terre au matin levé. Un peu de mouvement, le corps un peu secoué, pour me rappeler qu’il est toujours là, pour me faire soupeser la vanité de mes divagations…

Tout à l’abandon de cet instant, tout à sa saveur pleine comme une exsudation toujours recommencée de l’air, je me laissais flotter, une dérisoire douleur derrière le crâne, inattentif encore à une vibration musicale dans l’espace que je ne détachais plus, à force d’habitude, de mes émotions de fin de nuit. Parfois, garder un bref moment la tête plus bas que les pieds est propice à une saine rêvasserie. Cet aspect du monde soudain inversé, exhalait en moi la lointaine réalité d’une vie irréversible, inaltérable, victorieuse des brouillards de la mort. Le souvenir que je garderai de cette minute est celui d’une sensation de sphère rétractile où se résorbent regrets et espérance dans la fusion d’un curieux alliage. J’étais loin de mes souvenirs, suffisamment pour envisager le passage à une nouvelle vie. La vibration cessa, assez nettement pour en générer sa nostalgie dans un silence rasant. Cette nouvelle vie serait immobile et ardente à la fois.

Alors, chassé par cette rupture minimale de mon immobilité de songe, je me relevai et ramassais ma pauvre harpe. Les cordes étaient enduites de sable. De minuscules ramilles de bruyères s’étaient immiscées mais le vent les chassa à l’horizontal sitôt que j’eus soulevé l’instrument. Son poids ne m’est plus qu’une idée lointaine. Tant de complicité viscérale, de larmes partagées font que seules les réalités de son volume plutôt que de sa masse m’importent dans son maniement ; je ne saurais plus me lasser de la tendresse odorante du bois de chêne, du contact fortifiant des pierreries ou des multiples motifs druidiques qui en font pour moi une identité vivante plus sage que la plus sage étoile, la volonté lustrale de toute une vie. En haut ,sur une marge d’airain niellé, reliant avec grâce les deux pommeaux d’argent, une frise montre un personnage muni d’un chaudron pour figurer le Dagda entouré de petites créatures magiques et tout au long de la double hampe, cascadant en spirale sur le bois, une foule de petites figures comme un miroir de ce monde ; une brève effigie de Cernunnos et ces chiens nocturnes dont la meute suit la courbe de l’instrument jusqu’au dessin d’une fontaine ou s’abreuve la triade, un vol de corbeaux passe au-dessus jusqu’à un champ de blé, les hommes sont courbés et minuscule qui y travaillent, et toute une procession de druides ; puis, au bas de l’instrument sous l’attache des cordes, des boucles représentent la houle peuplée de poissons et de pêcheurs et la côte et les portes d’une ville avec des marchands, des chasseurs et des juges, sous un nuage est filiforme ou passe l’esprit de Lug avec ses deux  corbeaux pour veiller sur la cité ; ensuite, en remontant, des guerriers, des chevaux attelés, une bataille contre des saxons ou peut être des romains et tant d’autres figures tant aimées sous les pins jusqu’ à un cercle de petits personnages avec des lyres sous une arche… ce sont eux, les Fianas, l’élite du genre humain… Les anciens bardes dont le chant sonne sous les voûtes de Selma… C’est toute cette foule qui est mon seul monde… Leur relief, les images, les gesticulations, confondus dans

L’harmonie d’une seule courbe… Riez de moi ceux-là qui ont bien vécu, qui ont vu passer beaucoup de gestes et d’actions, de passions aussi, mais la seule femme qui aurait été dévotieuse à mon cœur et à qui mon cœur aura su parler, c’est elle, ma lyre Olamh… Oh ma fidèle !  Jamais elle ne m’aura trompé. Son cristal sait éclairer l’air et les rumeurs font silence à son appel. Dans les landes fourmillantes de bruyère, je marche à ses côtés avec l’aplomb compassé d’un jeune fiancé en cuirasse, la voix murmurante du plain-chant de ses cordes venteuses, la tête chantante de ces sources vocales et le cœur grandement avivé. Je marche à grands pas dans les sillons des tourbes, mes tresses, dans la brise, et le regard ébloui à sa présence telle une armée insoucieuse. De mon inaltérable compagne je sais garder le meilleur secret. J’arrivais tout au bord de la falaise. La lune réapparut.

« Blanche étoile, chantonna jadis Ossian, chaste regard de la nuit, bijoux radieux au front moins du crépuscule, que vois-tu dans la plaine ? ». Il n’y avait à ce moment rien à voir dans la plaine.  La nuit ouvrait ses portes sur un abysse de lumière. Des pluies lointaines sur la mer striaient cette blancheur comme un ressaut symétrique à la falaise. Un lieu enfin trouvé longtemps cherché paraît tout à coup familier sitôt son identité révélée.

Calme dans le vent, j’exhalais quelques accords de harpe sans autre projet que quelques accords de harpe calmes dans le vent. Avec la coulée du jour, des bosquets de pins se profilaient. Est-ce la saison ou l’instant du Levant ?  Toujours est-il que les pins rougeoyèrent doucement quelques secondes ; au matin, quel que soit l’endroit du monde, leur couleur évolue, leur taille change, le ton même de leur rumeur varie comme s’échangent l’ombre et la lumière.

« Etoile brillante, que vois-tu dans la plaine, mais déjà ta douce lueur descend peu à peu sur les bords de l’horizon. Les flots de la mer s’entrouvrent, pour te recevoir et baignent, O fille du ciel ta chevelure argentée ! »

Moi, je veux avoir bientôt tout perdu du sens du monde, pour n’en garder que la pulpe et l’essence. Et c’est bien la seule raison pourquoi je suis ici, au bord des falaises, face au double concert du vent et de la mer. J’ai compris à l’âge d’homme que ce temps présent, cet âge terne ou le poème n’est qu’un balbutiement, rudimentaire des guerriers, des druides, des castes et des mystérieux, serait très long, beaucoup plus que ma vie. Ce monde à toutes les maladies que l’enfance tardive plaque sur l’esprit ; il ne sait pas où aller, il est animal à force de rêverie. La folie des hommes qui dévastent nos terres ne sont même pas la condition d’un monde meilleur où l’aboutissement de la révolution d’un astre. En vérité, j’avais marché jusqu’ici en ce lieu ignoré des cités et des lignées, parce que fui j’avais la guerre et ses violences immondes, et je ne voulais pas en être partie prenante. Là-bas, quelque part, au Sud, à l’Est, des hommes tuaient massivement d’autres hommes par orgueil, des peuples envahissaient d’autres peuples, des nations et tribus en dévoraient d’autres toutes vivantes, et ce ravage continu semblait à jamais être devenu l’ordinaire chronique du monde.

Ici je veux être seul et vivre comme ça …Vivre le temps d’une œuvre où s’absorberont tous les chants probables, une œuvre donc véritable. Et nulle autre loi à présent que celle-ci pour ma vie. D’ailleurs solitaire, le resterais-je vraiment ? Peut-être quelques rencontres viendront jusqu’ici …Et puis, une fois l’ouvrage terminé, une fois impossible d’en ajouter un mot, un accent, une syllabe sans en troubler l’équilibre, je retournerai dans les cours des princes et des rois, je plongerai à nouveau dans la gloire des banquets et des fêtes, et tous se disputeront l’honneur de faire donner mon chant en ma présence.

Ce long, très long poème, sera nouveau religieusement ; avant même que d’en avoir conçu le contenu, je sais déjà qu’il sera écrit dans le plus pur gaélique estimable et non dans le parler vulgaire …Oui, il sera écrit ; ceci, pourrait-on dire n’est pas en soi nouveau, les meilleurs bardes ont parfois gravé ou fait transcrire leur verbe. Par contre, et c’est là où notre époque me sera redevable, je veux reporter également le chant de la lyre sur le parchemin de sorte que la mélodie ne se transforme jamais jusqu’ à se perdre chaque fois qu’elle changera de lyre. Pensons aussi à la totale mais brève splendeur du monde, à qui ce chant sera seul dédié, loin de mes amertumes ; ce sera une œuvre bien achevée, un délicieux petit orbe pensif. On verra cela naviguer partout sur les terres connues, sur les landes, derrière la mer. Je serai célèbre, ma renommée galopera jusqu’au bout des contrées où des gens ont envie encore de mots et de mots.

Telle était ma flamme ce matin-là, où brûlait la nécessité pour moi d’avoir pu contempler le lever du jour. Je repris la marche en longeant à crête la falaise. J’entrais dans la pinède : celle-ci était baignée de la rumeur immanente des branches en bord de mer. Le soleil ne s’étant pas encore levé, je marchais un peu dans l’obscurité ; des fougères m’enlacèrent les pieds, puis les jambes et jusque-là taille. Indulgent pour cette fausse adversité, je détournais quelque peu mon chemin vers l’intérieur des terres. Fourbu par une nuit de marche, je ne me sentais pas volontaire pour tailler à chaque pas cette végétation dardue et affolée. Mes pas commençaient à me peser. Peut-être était-ce seulement la fatigue, peut être seulement le reflux de la joie novice qui m’avait traversé le cœur à mon arrivée, je me sentis tout à coup très las. Depuis mon départ je n’avais que peu dormi, et pas du tout depuis qu’il y avait bien des veilles, l’embarcation m’avait accosté. Où donc s’établir sur cette terre sauvage ?

Les dieux du hasard nous mènent avec un bon vouloir déroutant. A peine une situation nous ayant comprimé le cœur, l’esprit en a-t-il ressenti quelque effet, douleur, joie, besoin, que surgit un phénomène pour parfaire cette situation dont on découvre qu’il ne s’agissait que d’un commencement de situation. Ainsi, comme fatigué et marchant péniblement dans la végétation je rêvais d’un abri où me reposer avec humanité, je sortis du bois de pin pour un bois de bouleau et là, solitaire et noir, sur la lande bleutée de bruyère, face à moi une tour se dressait.

Une vieille tour se dressait avec évidence, dominant la forêt, et au-delà la lande, puis la mer même. L’ouvrage était intact, mais abandonné. Elle m’attendait. Des bouleaux alentours épaulaient sa stature. C’était certainement de ces tourelles qu’on avait bâtie à la hâte il y a quelques décennies pour veiller contre les saxons qui attaquaient régulièrement par la mer. J’entrais dans l’édifice sous une petite voûte granitée et me trouvais au milieu d’une salle ronde à peine éclairée par les interstices des pierres. Je goûtais un moment le calme de l’endroit, posais ma harpe et mon baluchon et empruntais un petit escalier taillé à même le mur qui montait en cercle vers le sommet. Là, j’arrivais à une aire crénelée, battue par le vent et cerclée d’un muret empanaché de lichen. Toute l’étendue du paysage se dévoilait alentours. La mer commençait à se départir de sa teinte mauve ; de l’autre côté, la lande autour du bois de pin couvrait de son moutonnement le pays jusqu’ à l’horizon. Là-bas, le pourtour émeraude d’un autre bois.  Malgré le vent, la pluie, la sauvagerie des embruns, cette tourelle, mon domaine, ma retraite désormais, était resté étonnamment intact. Comme d’une île délicieuse on pouvait guetter toute l’œuvre du monde de cette maison vide peuplée seulement de vent, à l’image de laquelle je voulais désormais me forger.

Je dus passer la matinée à aménager cet emplacement magique. J’avais arraché juste ce qu’il fallait de scolopendres pour polir quelques pierres ou ranger les rouleaux de parchemin. Avec la tourbe épaissie de salive, je bouchais petit-à-petit les espaces, juste pour disposer de quelques angles de retraite face au vent ; je battais la terre du sol, je déroulais ma natte, installais quelques objets de culte et de souvenirs. À mon clou d’argent, cadeau d’un roi danois, je suspendais dans sa housse de cuir ma tendre Olamh vouée à mon projet.

C’était un vent d’automne qui traversait cette tour. Si mon esprit était aussi vide que la tour, le vent traverserait de la même manière et ce serait la seule condition pour qu’il l’anima également. Ce vent n’est pas une offrande. Qu’est-il d’autre que son propre mouvement ? ce n’est pas un gage pour celui qu’il aura perçu à cet endroit et à cet instant. Ce n’est pas non plus une faveur. Pour l’épouser dans ses courbes, il faut la paix d’un esprit impassible, fixé sur son propre vide. C’est un vent d’automne, un vent marin innervé d’embruns. Du sommet de l’édifice, je contemplais donc toute la mer. Il était midi à présent. Le soleil était haut. S’il suffit de songer que les éléments du ciel -foudre, pluie, vent, soleil, tonnerre -sont immanents au-dessus de nous, pour qu’on redoute aussitôt dans ce surplomb l’instant à venir, pour qu’on se sente désespérément vulnérable à la moindre inflexion du sort, alors il suffit, pour peu qu’on ait à cet instant la tête assez légère de surplomber la mer, la brume, le vent même, pour se libérer de cette oppression et devenir un peu soi-même le ciel. Pour quiconque vit sur la terre constamment exposée aux errances et aux éléments, ses richesses deviennent à peine discernables. Seuls les bardes atteignent après toute sorte de peine à cette altitude sur les choses qui les associent aux essences supérieures du monde et les détache de ses formes.

Je contemplais donc l’extension du monde. Mon attitude n’était reliée au sol que par la minéralité de l’édifice, ce vide matériel dont je devais absolument faire mon plus précieux allié., Ainsi nettoyé, désormais complice de mon projet, ce type d’endroit d’où le regard n’est plus borné par rien d’autre que la distance et découvre des falaises dominant la surface épaissie des forêts ou des collines des étendues sans commune mesure avec ce qu’il peut reconnaître du niveau de la terre, me permettait une réelle altitude. Mes premières odes furent d’ailleurs consacrées à l’altitude. Être plus haut que la hauteur du sol, c’est une possession grisante et je me sens alors convaincu d’une rare puissance sans scrupules et sans questions sur le sens de ce sortilège. Qui pourrait en connaître la formule ? La sensation d’immortalité déjà perçue -quand le matin même avait levé les limbes nocturnes -devient ici plus forte, palpable dans son cocon, frissonnantes avec l’énergie vibratile d’une épaisseur intérieur. Certainement, celui qui se ravit d’un regard porté de très haut, le guetteur supérieurinvoque à son insu au moment de l’accomplissement un dieu mineur sur la montagne. Et toi, conteur, que voulais-tu décrire des plaisirs et des actions ? Les sensations les plus parfaites sont celles qui s’achèvent sans souffrance à l’instant idoine. D’un clignement de paupière je suspends mon essor.

Je redescendais, emportant au passage ma harpe, m’aventurer à la rencontre des terres. J’ai toujours aimé cette pudeur avec laquelle les paysages marins de nouvelle Bretagne sont à la bordure du monde et cessent sitôt que la côte – rumeur de la mer, vent exalté, embruns odorants- n’est plus perceptible comme révolu par un discret passage de cap.

Cette forêt de l’autre côté de la lande que j’avais vu du haut de mon édifice, je l’atteignais sans tarder. La pâleur des bouleaux, la finesse des frênes, émergeaient hors d’un océan de fougères et de saxifrages. Errant un moment guidé par le seul bonheur des odeurs, je découvris ensuite un petit sentier, taillé de quelques coups de serpe et conforté par l’habitude d’un passage ; il cheminait un peu parmi les herbages, disparaissait sous un tumulus de ronces, pour resurgir innocent, scindé en deux branches qui se rejoignaient juste au pied d’une sorte de cabane. J’avançais jusqu’à la misérable baraque, toutes couvertes de mousses et de lichens. Je hélais d’une voix forte : il n’y avait personne. Pourtant à l’intérieur, le désordre de quelques ustensiles domestiques, et un petit amas de cendres chaudes dans l’âtre tel l’ombilic d’une vie quotidienne, attestaient d’une présence accoutumée. J’attendis un peu, j’appelais encore. Mais en vain. Je retournais sur mes pas me promettant de rencontrer plus tard ce voisin. Il s’agissait sans doute de quelque anachorète retiré de notre monde barbare : cette sympathie objective de notre sort me forçait de revenir.

Je poursuivais mon exploration, traversant ensuite une grande chênaie. Au creux d’un vallon, entre les chênes, une rivière très encaissée, au lit profond, glissait lentement comme un dragon, révélant sous les racines saillantes des courants féroces. Puis, plus haut ce fut une jolie clairière, très vaste dans l’espace embué ou trônait une fontaine, tranquillement comme avec évidence. L’édifice de pierre d’où jaillissait le filet d’eau sonore ne dépassait pas un pied et demi de haut ; par contre une mare large presque comme un étang, étonnamment profonde ondulait tout autour ; on aurait pu s’y baigner jusqu’aux épaules. J’ai observé un moment, rêveur, les parhélies solaires papillonner à la surface comme des argyronètes radiantes, des ombres glisser sur les rides, et l’herbe s’animer tendrement. Qui était-elle, donc cette fontaine chantante ? Il était tard. Il fallait s’en retourner. Je parvins au soir à la tour, je mangeais quelques tubercules. Le jour, le premier jour fini sur cette nouvelle aire, s’était délicatement inversé. Je me trouvai soudain face à une nuit flottante, saturée de plages sablonneuses ; que pouvais-je donc dire, figé dans l’argile bleuté, sinon qu’il était venu, le temps des retrouvailles, des retrouvailles avec ma propre absence. Enfin calme et mûr, je m’endormis massivement.

Mais vers la fin de la nuit je me réveillais soudain : dans l’obscurité vorace, ma conscience flotta un moment, cheminant avec effort vers la cause de ce sursaut. Un signal m’avait ému. Tout était calme… Le vent dans les pins, le souffle de la mer, la proximité décelée de la bruyère et des étoiles, tout paraissait conforme à l’ordre dans lequel mon sommeil avait laissé ce petit monde, quelque chose quelque part perturbait cet ordre. Je ne pouvais encore savoir quoi. La pleine lune dominait l’espace. Les bouleaux nocturnes étaient-ils moins bruns, la fragrance des fougères moins vive ? je guettais de tous mes sens : dans la rumeur étrangement alourdie du vent quelque chose très loin battait. Cela semblait venir du bois de chêne, peut-être même de la fontaine … y aller ? Immédiatement je saisissais ce fil approprié.

En m’approchant je percevais avec plus de netteté un son lourd, sonnant là-bas dans les chênes sans doute celui d’une résonance dont l’impact me cachait son origine. Je me souvenais de ces folies sonores qu’on attribue dans nos terres aux Korrigans. Surprendrais je leur danse fanatique ? Plus j’avançais et plus j’identifiais la courbe exacte de ce trouble. C’était un battement sourd, irisé discrètement encore de quelque chose d’autre, plus aérien, plus éclairé.

Cependant, la difficulté qu’imposait la nuit de connaître la source de cette sonorité laissait mon cœur lourd. Selon les tours du vent, la beauté fugace de cette plainte que je devinais, s’atténuait où se recomposait. Je continuais tout en trébuchant et tâtonnant sur les pierres et les racines mais l’esprit dévoré du plaisir d’une conscience aimantée sur un point unique, une

conscience possessive annexant une à une à son seul commandement toutes les perspectives ouvertes. Sous la clarté molle de la lune, je traversais la forêt pour parvenir enfin à la clairière, face à la fontaine. Le son lourd était celui d’un tambour, frappé lentement, un de ces bodrhans irlandais à la résonance puissante ; l’autre son, le son irisé, était la voix plaintive, étrangement en harmonie avec celle du vent, d’une jeune fille qui chantonnait debout dans le clair de lune en frappant son tambour.

La lumière trop faible ne me permit guère de contempler les traits de l’étrange apparition. Tout ce que je distinguais, ce fut un peu la ligne de son profil – un nez court, une gorge hautaine-quelques mouvements de chevelure, le brillant fabuleux du regard, et le disque pâle du tambour si proche de celui de la lune captive dans la fontaine. L’espace transitoire de cette clairière, ces sonorités immatérielles, pourtant façonnées de la terre et du vent, raisonnaient plus mystérieusement. Dans l’énergie magnétique de cette contemplation, je perdis le fil de ma pensée. Le délié de ce chant, sa ligne confondue extraordinairement à celle du vent secrétèrent en moi une plénitude éloignée. Était-ce un rêve ou le signal d’un moment réel, ici convoqués dans cette voix dominant les ténèbres ? Je me sentis écrasé dans la nuit, désespérément mortel, distancé de la réalité du monde. Je me devinais condamné au néant comme un ver souterrain, comme un infinitésimal gnome. Ah…mourir de ne pouvoir tout dire, secouer la torpeur de sa destinée, constamment occupé d’eau grise, comme en un mauvais rêve… C’est ainsi que passent les choses les plus désirables sans qu’on en trouve les mots. La lune avait bien baissé, je n’en voyais plus le reflet dans l’eau, quand l’inconnue cessa son chant d’extase et s’en alla. Je restais seul, corps douloureux, esprit désorienté dans cette clairière désormais magique. Hébété par ce trouble, je ne regagnais ma tour qu’au soleil levant. Ma harpe m’attendait sur son clou d’argent.

Je lui consacrais toute la journée suivante. Je commençais mon œuvre en marchant dans la bruyère sans m’éloigner de la mer. Le rythme de mon pas inspira celui de mes premiers vers.

Un soleil vite saturant régnait sur la contrée ; le vers et l’émotion me venaient facilement. J’ébauchais dans un même travail les thèmes principaux sur mes cordes : le plus dur et de façonner un peu de marbre durable avec quelques odeurs de bruyère, où le phrasé du vent. Jamais ma harpe ne m’avez paru si douée.

Soleil ! Dans l’écrin des brumes
Pâme argentée de la lune
Du bouclier oscillant de la mer
Au rempart tremblant des collines
De la chair usée de la terre
Au frisson passant des nuées
Je suis celui qui jamais ne se tait
Le vent me mord, mon sort est pénitence,
Et je sais les mots du monde
Que ma harpe ceint

Au terme de cette première journée de travail je convins, harassé, que j’avais trouvé les plus belles idées de mon poème, sans que la construction fût achevée. Mon esprit ne pouvait atteindre la fixité essentielle : toujours repartait-il en battant vers la question nocturne de cette jeune fille. L’ignorance que sa découverte avait entrebâillée en moi, cette Terra incognita qui s’ouvrait, me cisaillait de feux intérieurs et mon poème, alors loin de ces thèmes, n’était que l’oscillation la plus réceptive de mon tourment. La nuit approchant, je retournais au bois, vers la fontaine. Le disque entamé de la lune bientôt apparut, veiné dans les arbres, et retentit à nouveau le chant plaintif aux battements du tambour. Tapi dans la mousse, sous les ronces, je contemplais la jeune fille cherchant à voir son visage. Elle était là, tranquille, son profil levé en offrande à la lune. Le tambour à la fois immédiat et lointain, rythmait l’intimité de la nuit, mais je ne comprenais toujours pas quelle était l’identité invoquée. Désirant connaître mieux ses traits, je rampais sans faire remuer les herbes, comme nous seuls savons le faire. Las ! Quel que soit l’entraînement légendaire des Fianas, qui prétendent pouvoir se rendre invisibles, le naturel des oiseaux nocturnes leur sera toujours supérieur : je froissais probablement une fougère et sur ma gauche, la silhouette blanche d’une chouette s’envola. À ce signal la musicienne sursauta, et disparut dans la forêt. Je restais incroyablement triste, stupidement allongé sous les ronces, désespéré dans la désolation de la nuit. Qui était-elle, dont je n’avais pas même réussi à capter le regard ? Je sentais le fourmillement de mon esprit avivé par cette préoccupation, et mon imagination désormais rythmée de plus somptueuses images. Certes, je souffrais beaucoup de cette échappée si belle mais si incurable…

Le lendemain, je ne parvins à me départir de ma peine, malgré le grand soleil. Je restais interdit devant mon travail. De nombreuses figures, des fragments de mélodie surgissait en désordre. Le poème naissait d’un grand éclat. Mais je ne parvenais à assembler ces trouvailles comme je le souhaitais, c’est à dire de façon à soutenir une mélodie ample et lente, qui permit à toutes les diversités du texte de se résoudre en cette unité. Ah…Que n’avais-je le secret de son chant à elle, si naturellement mêlé à celui du vent ! Cet instant où je me je suis trouvé seul avec l’inconnue chantante, si proche et si loin, je l’ai aimé comme un temps d’éternité. Je soupirai, sans soupçonner ce que ce soupir allait creuser de sillon en moi.

J’errai encore par la suite, vers l’intérieur des bois. Je parvins à un endroit ou la végétation souffrait encore la marque d’un incendie ; nombre de pins n’étaient plus que des squelettes noircis, d’autres, sur un tronc brûlé avait conservé une frondaison étrange qui balançait dans le vent. La terre était sèche encore, toute ocellée de cendre. Toucher ce sol, fouler ce brûlis m’attristait au point que je me sentais faiblir avec une grande émotion de vanité. Pourtant de toutes parts, parmi les souches et les troncs, levaient des pousses de jeunes pins et de nouvelles Fougères. L’apaisement de la terre bleuissait est déjà dans la bruyère. Je m’allongeai sur la nappe de mousse à peine nubile. C’est seulement ainsi que je remarquai l’étrange situation du lieu. Une déclivité soudaine faisait basculer le bois vers un aber, que je n’avais encore jamais découvert. Le bleu de la mer, ourlé de goémon, filait un miroir tranquille. Là-bas sur l’autre rive, une prairie relevait la pente ; je pouvais distinguer une petite chaumière, et un verger ; plus loin minuscule pour l’œil nu, la silhouette d’un paysan ployée sous son faix de paille. Et sur la crête, l’infime édifice d’un autel chrétien repérable à sa croix. Mon cœur battait d’avoir surpris de cette manière le monde des hommes que j’avais voulu quitter, surgissant à cette frontière soudainement révélée. Je songeais au tambour de la belle épiphane.

Un vent fougueux passait sur cette aire en faisant bourdonner les cordes de la harpe comme saisies d’une vie intérieure. Dans le ciel très pur, le manège nuptial de quatre corbeaux attira mon attention. Oiseaux chéris de Lug, ils sont toujours admirables. Leur trajectoire dessinait une série de signes donc je ne pouvais qu’ignorer le sens, bien qu’il existât avec certitude, comme les druides nous l’avait enseigné. Deux couples sans cesse se détachaient l’un de l’autre, voletant sur les distances pour se rejoindre après d’innombrables entrelacs, de leur vol croisé, trompant l’altitude et jouant avec le ciel comme un enfant une bille entre les doigts. La vision de ce délicat rituel peuplant le ciel de silhouettes démultipliées le rendit d’une tristesse légère et cotonneuse. Sans doute la grandeur discrète du lieu par un jeu de miroitements contraires affinerait-elle la solitude de mes espérances. Car c’est ainsi dans la paix du vent, du soleil, et de la terre, abandonné aux altitudes et aux messages des perspectives, silencieux et paisible dans la bruyère, c’est dans ces instants de grande situation qu’on perçoit son indigence et qu’on reste pétrifié. Pauvre cristal songeur, à la croissance d’un grand et impossible amour…

Le désir n’est pas, je ne l’ai jamais cru, une fixation de l’esprit et des sens sur un rayon concentrique ; bien plus tôt, derrière une aire d’ombres et de contre-jour, un chaos continu, la diffusion d’un déferlement sans fil ou aller, vers quoi tout se consume et tournoie. Alors on se retrouve encore plus seul au monde point confronté au feu de cette harmonie cruelle, on comprend à quel point on n’aura jamais la sagesse. Alors il faut cesser son rêve, rentrer chez soi, réaliser sans cœur un ou deux poèmes …J’aurais trop rêvé de trop miroitants miroirs, en moi, vers moi, par moi, j’aurai trop réfléchi sur moi de trop blessants rayons.

 

A suivre…

 

 

©hervehulin2021