« Le carnet d’or » est ce qui s’appelle un livre absolu. Une fois qu’on a dit ça… On me dira que d’ordinaire, sont évoquées dans ces chroniques des œuvres qui ne crèvent pas forcément les vitrines des libraires. Or, « Le carnet d’or » est un fameux poids-lourd du XXème siècle, un machin monumental et célébrissime. C’est vrai.

Difficile d’en présenter le résumé, car c’est une œuvre monde (oui, sans doute un cliché, mais en l’occurrence, si exact). Doris Lessing (1919- 2013) fut un écrivain éclectique en tout, dans sa vie et son œuvre. Icône féministe avant l’heure- entre autre, grâce au succès de ce roman – mais sans jamais se revendiquer telle, de nationalité britannique mais née en Perse, et sud-africaine de cœur, militante communiste, puis déçue, mais toujours humaniste, elle a été préoccupée par la tension entre la conscience individuelle et le bien commun. Son juste prix Nobel a couronné tout cela en 2007. Et ce roman, publié en 1962, est comme une fusion équilibrée de toutes ces facettes.

Une jeune romancière, Anna Wurz, qui a connu une célébrité soudaine grâce à un premier roman talentueux, est hantée par un sentiment de vide et ne se sent plus capable d’écrire autre chose qui justifie sa renommée, pourtant déclinante. Pour lutter contre cette angoisse qui la mine année après année, et comme la vie s’effile vite entre ses doigts, elle note et écrit, sans intention de faire œuvre d’écriture, toutes ses rencontres, petits évènements, impressions et scènes de sa vie, ses esquisses d’œuvres en devenir, dans des carnets de couleurs.

Il y en a cinq. Ses carnets, outil d’écrivain en recherche de sens et de matière, l’accompagnent et construisent toutes les séquences de sa vie, parce qu’Anna « éprouve le besoin de séparer les choses qui font son existence ».

Un carnet noir, sorte de biographie de premier degré, relatant l’expérience africaine de sa jeunesse, le groupe d’intellectuels communistes se réunissant au pub, la guerre, la colonisation, le racisme, l’apartheid et l’injustice qui brûle ; dans ces couches de vie et de souvenirs, c’est le sédiment de son premier roman qui lui a ouvert le succès, celui qu’elle a tant de mal à retrouver.

Un carnet rouge, ensuite : sur la politique et son engagement au parti communiste, sur ses doutes d’intellectuelle confrontée aux premiers échos du totalitarisme, le dilettantisme de ces intellectuels anglais qui prennent la pause avec le marxisme, mais aussi les amitiés qui peuplent le militantisme au sein du Parti ; et l’écrasante déception finale.

Le carnet jaune n’est qu’une nouvelle – et on peut y percevoir comme une forme de remise en route du travail de création, autour de l’histoire d’une femme libre, Ella, en partie inspirée de celle d’Anna ; mais une Ella plus forte, qui incarne les refus et les volontés qu’Anna n’aura pas su s’autoriser peut-être.

Et un carnet bleu, enfin : journal intime, en prise avec un quotidien kaléidoscopique de mère, d’amie, d’amante, avec un goût de liberté tâtonnante face au pouvoir des hommes, ses doutes existentiels, et sous le sable, le vertige de la folie qui rôde, comme un appel secret.

Anna pourtant abandonnera ses carnets -dont aucun ne semble achevé -pour entamer l’écriture d’un seul carnet qui les absorbe tous : le carnet d’or. Invisible, il est le trésor, que le lecteur ne fera qu’entrapercevoir. Le carnet d’or n’est pas seulement l’espace de la résilience. Le carnet d’or c’est la littérature. Et peut-être, par un effet de miroir proustien, le cœur battant de ce grand livre qu’on vient de lire.

Car « Le carnet d’or » est aussi le roman d’un roman – un « méta-roman » – en train de s’écrire, comme un combat contre le vide qui ronge la création et la hantise de la mort cérébrale. Lessing décline sur un mode symphonique qui, partant du chaos, se dégage progressivement au fil de la lecture, toutes les puissantes thématiques du siècle dernier. La vanité du politique, dans la désillusion sans appel du communisme, et l’ombre de l’apartheid ; les tournoiements de la psyché féminine, et ses aspirations intimes à l’esprit libre face à la domination absolue des hommes ; la création littéraire, et ses ressorts secrets dans un monde secoué et inconséquent ; la solitude, l’angoisse et la névrose intérieures sous les vanités et l’ordre obsessionnel du quotidien. Le roman procède ainsi d’une oscillation entre l’intime et le social, qui en assure le flux et magnétise le lecteur assez vite.

La lecture n’en est pas facile, on doit bien le dire, et l’auteur ne fait rien pour ménager son lecteur : plus de neuf cents pages, peu de paragraphes et de retours à la ligne, plusieurs plans temporels qui s’échelonnent, divers niveaux de narration à la première personne, des histoires parallèles, dont celles qui sont en train d’être écrites. On sort et on rentre dans le roman de la narratrice, on explore son mental, ses idées, puis on passe dans ses personnages, en parcourant le monde qu’elle voit ou qu’elle imagine. Et pourtant, et pourtant, on trouvera un réel plaisir dans ce foisonnement, tant l’écriture est riche et inventive. Mais aussi parce qu’on se retrouvera toujours un peu soi-même, dans ce cheminement si éclairé, qui ouvre une douce complicité entre Anna/Lessing et son lecteur. On s’y plaît, plus qu’on le croyait aux premières pages.  C’est aussi un livre promenade, qu’on doit pouvoir lire absous de toute chronologie, et en fonction des situations. « Le carnet d’or » est de cette race de roman qui ne se contente pas d’une histoire, mais obéit à un réseau de trames. C’est un arbre, dressé d’un tronc solide, mais à la ramée démultipliée vers les cîmes, avec, en arrière-plan vertical, le bleu du ciel.

 

Doris Lessing. Le carnet d’or. Traduit de l’anglais par Marianne Véron. Edition Albin Michel (Le livre de poche).  945 pages.

 

 

 

 

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