Le feu des origines. Emmanuel Dongala.

Il y a deux sortes de livres pour vous faire voyager, à l’intérieur et à l’extérieur. D’abord, les récits de voyage, produits par le talent spécifique des écrivains voyageurs (Tesson, Bouvier) ou romantiques (Lamartine, Nerval etc.). Et puis il y a des livres qui vous emportent.  Par leur énergie, leur rareté, leur message. C’est le cas du Feu des origines. Voilà un roman qui part de l’Afrique, nous parle de l’Afrique – pour peu qu’un roman « parle » de quelque chose- pour arriver au destin de l’Afrique.

Emmanuel Dongala est un écrivain du Congo (version Kinshasa). Il est né en 1941 : il a ainsi pu contempler et assimiler non seulement les changements que son continent aura traversé depuis, mais aussi ceux du Monde, et en tirer toute la sagesse qui marque son inspiration. On notera qu’il est chercheur en chimie, ce qui en fait un esprit sans doute rigoureux, mais aussi, très mobile.

Le roman suit la destinée étrange du personnage central. Il s’appelle Mandala Mankuku. Il porte en lui un mystère, autour de sa naissance et ses origines ; ses yeux verts sont signe d’une lignée ancestrale et le désignent comme un être surnaturel. C’est surtout un homme qui n’est pas né : sa mère l’a accouché sans douleur ni cris, d’un seul jet, sans laisser trace de sang ni placenta ; le lieu précis de sa naissance n’aura pas été retrouvé, le rituel de sa naissance restera donc éternellement incomplet. N’étant pas né, il ne vieillira pas, et ainsi traverse les siècles.  Cette singularité constitue le ressort de la narration, puissante dans son invention et sa texture. De sa naissance merveilleuse à ses dernières années, le parcours de ce fascinant personnage de Mandala raconte l’histoire de son pays, le Congo, et de tout un continent, l’Afrique à travers deux siècles.

On commence en découvrant une Afrique encore vierge de toute pollution colonialiste, encore saisie de ses rites et mystères. Probablement fin XVIII è siècle, mais le moment n’est pas daté. Cette Afrique-là n’est pas nostalgique, et en tout cas, certes pas une sorte de Paradis perdu (« le monde n’était ni meilleur ni pire qu’aujourd’hui, il était seulement différent »). Puis viennent les blancs ; très peu à leur avantage dans le récit, cupides, brutaux, et si lointains de ce monde qu’ils dévorent. Dongala sait nous montrer comment ces deux civilisations s’ignorent et ne se comprennent pas. La scène où un colon massacre, sous le regard incrédule des autochtones, tout un troupeau d’éléphants avec un fusil, est édifiante. Une telle puissance de destruction impressionne, mais que cherche-t-il donc en accomplissant un tel désastre ? Pourquoi ça ? Alors viennent les affres de la colonisation et son cortège de ravage et de souillure. La construction quasi génocidaire du chemin de fer, l’exploitation forcenée du caoutchouc, la stupidité de l’évangélisation tous azimut, l’enrôlement forcé – et inutile- des hommes dans l’armée française en 1940. Les réquisitions, les viols et les violences, les humiliations, et la répression. Mais aussi cette part de responsabilité des africains, et leur soumission, victime de leur ingénuité contemplative. Dongala a l’art de qualifier ce drame sur un ton assez ingénu, mais avec une acuité verbale redoutable; quelques mots, et tout est dit du colonialisme sur l’Afrique; « Un monde plus fort, plus habile et plus cynique, prenait possession d’un monde moins fort, moins habile et plus naïf. »Qu’est-ce qui fait l’homme blanc si puissant, l’homme noir si docile ? C’est bien dit: les blancs arrivent, et sans coup férir , ni combat ni conquête, déclarent que cette terre est à eux et voilà tout, c’est accompli.

La recherche des origines de Mandala se mêle à l’histoire de l’Afrique et de son cœur battant, la terre du Congo. Il contemple ce triste monde,  triste et magnifique en même temps ; il interroge, et son questionnement rejoint l’histoire de l’Afrique. Mandala Mankuku est acteur et spectateur de ce désastre. Lui qui est étonnamment doué pour exercer des métiers sans les apprendre, s’acharne à gagner sans cesse en connaissance. Il absorbe toute sortes d’expérience au cours de ses décennies d’existence à travers des époques qui se succèdent et transforment le monde ; esclave puis rebelle, médecin et sorcier (« Nganga »), politicien et ouvrier, cheminot et philosophe, conteur. Il veut savoir, comprendre, explorer encore, encore et toujours.

En nous envoyant à chaque page le portrait de l’Afrique originelle mais trop souvent meurtrie, Dongala adresse quelque chose d’universel. Malgré ses tourments, cette terre reste intacte dans sa substance, et ses mythes. Il réussit une équation difficile, car dans ce croisement incessant, peu importe ce qui est africain ou européen.  Plus il nous écrit l’Afrique dans ses rites, ses traditions, ses archaïsmes et ses splendeurs, et plus nous nous y reconnaissons, alors que personne ne connait le Congo -hélas, trop fermé aux voyageurs – cette terre où palpite l’âme de l’Afrique dite noire. Mandala Mankunku interroge l’inconnu des civilisations qui se croisent et s’ignorent, ou tradition et progrès s’annulent réciproquement ; mais lui, avance en quête de son passé, pour tenter de comprendre le mystère de sa naissance et de ses mystérieux yeux verts. Mankuku nous attache d’abord par sa dimension d’humanité. Car là est la clé du destin de l’Afrique, sous ce ciel étoilé dont la contemplation conclut le roman et ses deux cents années de trajectoire, là brille doucement l’ancestral feu des origines.

La lecture est plaisante et file en ligne droite, le long d’un style imagé mais toujours harmonieux, dans la tradition contenue de l’oralité.  Dongala, écrivain francophone, mais enseignant anglophone, sait écrire sur un mode accessible à tous, sans distinction d’origine, de code, ou de langue. On retrouvera cette marque de fabrique dans ses autres romans, sur lesquels on se précipitera (priorité au redoutable « Johnny chien méchant », attention les secousses, puis « Les petits garçon naissent aussi dans les étoiles »…). En cela son message est mondial, et son œuvre le hisse au rang d’un Nobel. Chiche ?…

 

Emmanuel Dongala. Le feu des origines. Babel poche. 292 pages.

 

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