Que vous arrive-t-il donc, Elmire, que vous n’entendiez rien aujourd’hui à ce qui se dit, à ce qui se fait tout autour de vous ? Vos proches, vos collègues, vos parents même, semblent parler un langage dont le sens vous est étranger ; vos amis ont des comportements dont vous ne saisissez rien; vos parents même, tiennent des propos inaudibles, comme d’ un patois inconnu. Mais que font-ils donc tous, à s’agiter ainsi, dans ces curieuses élucubrations dont le verbe vous semble hors de portée?

Il y a quelques jours seulement, toute heureuse du travail accompli, vous avez soumis votre nouveau projet à cette étrange réunion du comité de pilotage où, comme à l’accoutumée, les uns parlaient en même temps que les autres. Tous se sont pourtant retrouvés vite sur une opinion commune, que votre idée prêtait plus à sourire, que personne n’y avait rien compris ; que les circonstances ne s’y prêtaient pas. Vous avez eu l’impression que vos mots n’étaient plus traduits, et sans effets sur l’attention qu’ils méritaient.

Et cette soirée, hier partagée avec des amis, de très anciens amis, qui n’ont rien écouté de ce que vous donniez dans la conversation, comme si celle-ci était à présent enserrée dans un code dont vous n’avez plus la clef. Vous avez saisi leur regard vide, et cette étrange déconnexion entre votre parole, si volubile, et leurs mots, si réservés. Mais vous avez bien vu qu’ils en souriaient entre eux. Pourquoi donc, qu’ont-ils compris, quand vous avez perçue être lointaine ? D’où viennent ces tournures dans le verbe, que vous ne reconnaissez pas ? Ces drôles de mots ? Quel est donc cette langue ?

Et ce triste dimanche, ce repas attendu avec vos propres parents, et des cousins très chers. Vous n’avez reconnu personne dans cette conversation, du moins sitôt que son sujet a décollé du temps qu’il fait et qu’il fera, et de la qualité du gigot servi ; des propos sévères, qui vous ont paru si étrangers, sur les étrangers ; une étrange obsession pour les politiciens quand la politique, disent-ils, est si peu honorable ; une détestation orchestrée de soi-même et des autres. Toutes ces vérités, qui ne méritent plus d’exister parce qu’on ne veut plus les reconnaître ; et ce ton, ce ton chargé d’acide, et de peur sans doute. Que disent-ils donc ? Les lèvres bougent, mais le sens des mots s’épuise avant d’arriver à vous, comme sombre une vague avant le sable.

Mais qu’est-il donc arrivé à tous ces gens, qui sortent de si étranges signaux de leur bouche ? Se comprennent-ils eux-mêmes ? Ils ne sont pas heureux, ils ne croient plus en eux. Voici donc ainsi toute méchanceté justifiée ?

Ne vous reprochez rien, Elmire. Sans doute des jours meilleurs reviendront, des jours de raison et de cœur. Ils parlent leur langage, mais le vôtre reste si juste que nul aujourd’hui ne peut plus l’entendre. Gardez-le précieusement. Sa grammaire est d’une économie lointaine pour leur entendement, son sens est trop tourné vers le goût des gens, et vous-même, trop, attachée au bonheur. Un jour à nouveau il sera reconnu. Votre caractère, Elmire, est tout en bonté et en humanité. Voici la seule cause à votre désagrément. Voici la seule raison que plus personne ne vous comprend et que vous ne comprenez plus personne.

 

 

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