Regardez Cléante, comme il est rivé sur son ordinateur ; son jeune âge, sa myopie et son teint pâle ne peuvent vous abuser. C’est un mage, le cliquetis de son clavier est en train de transformer l’univers, ses pouvoirs sont redoutables.

Ce drôle de travers dans lequel a sombré notre temps veut que chacun ait désormais le pouvoir de produire sa vérité sur toutes les affaires actuelles ou anciennes du monde. De nouveaux moyens le permettent, à exploiter sans modération. Prodige de la distance et de l’internet. Il suffit d’ouvrir un compte via un écran lumineux, derrière lequel des mots et des images sont doués d’une animation autonome. De s’offrir un faux nom, de préférence ridicule mais qui sonne bien.

Et voilà tout ce qui autorise à nier que l’homme a bien marché sur la lune, qu’il a bel et bien existé des dinosaures à l’origine des espèces, que six millions de juifs ont été assassinés en masse pour la seule raison qu’ils étaient juifs, que notre terre est bien ronde, ou encore qu’un virus a bien abîmé notre civilisation tout entière en ce début de siècle. Le doute d’abord, puis de nouveau le doute, et enfin, le mensonge, ainsi envoyés par brèves secousses, rencontrent quelques milliers de lectures, qui vont chacune servir à transmettre la chose à quelques milliers d’autres, jusqu’à ce que le nombre contaminé atteigne un si volumineux écho que la vérité antérieure s’amenuise, perde son éclat, et se laisse ainsi recouvrir, privée de ses immunités. C’est une vaste énergie que la faiblesse de l’esprit a ainsi exhalée. L’ignorance, prenant une écrasante revanche sur le travail ardu de la connaissance, est désormais si puissante de son obésité sans limite, qu’elle peut substituer sa couleur criarde aux tons très agencés de l’histoire. La vérité n’est plus le projet du savoir, ou la destinée de la philosophie, ou le sel de la sagesse. C’est un droit individuel, plus encore, une jouissance, sans frais de surcroît, dont il serait idiot de se priver. Un mot, une image, répétés à satiété, et voilà une apparition qui change l’ordre du monde sans combat ni révolution. La vague roule et enfle à chaque battement, elle roule autour de la terre et prend bientôt de l’océan, le souffle et l’horizon. Dans l’instantané d’une rumeur solide le monde se transforme d’un battement de cil. Des êtres apparaissent, d’autres très anciens s’évanouissent. Des siècles se recomposent, d’autres se disloquent. Des continents sont redessinés. Les coupables d’hier deviennent les victimes d’aujourd’hui. Des noms sont damnés et d’autres bénis ; des statues sont abattues, des temples invisibles se dressent tout seuls, sans même la main de l’homme. Sous le seul reflet pâle des croyances, des fantômes apparaissent et de nouveaux dieux naissent sous nos yeux. Des sortilèges aveuglants, d’un souffle, effacent les cités millénaires. Les circuits numériques tissent un empire sans contour. Plus encore qu’un empire, c’est un nouvel âge qui commence, peu soucieux de raison – cette raison assommante depuis des siècles – et nourri de sa propre invention. Un âge d’argile, un âge vraiment moyen.

Regardez Cléante, comme il écrit avec vigueur sur son clavier. Certes, il a la vue basse, à force de fixer son écran. Il traque les intentions secrètes des puissants qui s’accrochent à l’ordre du monde visible. Il serre les dents, en secrétant, un peu endolori, encore une nouvelle vérité. Personne ne l’arrêtera dans son œuvre de déconstruction ardente. Le monde est à lui. Voilà, ça claque sur la touche Entrée, et s’envole une pensée qui va bouleverser les anciens systèmes. L’horizon bascule. Tremblons, amis des arts et des lettres. Prosternez-vous. Voici revenu sans partage, le temps de la magie, où les sorciers sont inquisiteurs en même temps.

 

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