Arsinia a de l’esprit, mais il est assassin. Elle n’aime personne semble-t-il, et montre en toute circonstance l’usage de dire du mal de tous. Son jugement est sur le fonds toujours égal. Sitôt qu’on cite un nom dans la conversation, elle envoie tout sourire son avis avant même qu’on ait pensé à lui demander. Chez elle c’est une nature, et elle manifeste un réel talent ; son verbe est alors imagé, orné de formules pertinentes, et bien sûr de conclusions fatales. Écoutez-la.

Celle-ci ? Son bavardage brillant cache en réalité un complexe douloureux envers les hommes, qu’elle n’a sans doute, malgré son âge, jamais connus. Et celle-là ? Elle occupe certes une place importante dans cette hiérarchie, et fait preuve de belles qualités au travail ; mais regardez bien la justesse et le moulant de ses jupes, et vous saurez comment elle a obtenu ce poste, à la place de tel autre à qui il était promis, paraît-il : ceci de source sûre, d’ailleurs c’est au cinquième étage qu’on lui a dit, vous voyez bien d’où ça vient, c’est du solide.

Celui-ci ?  C’est un fait qu’il est très apprécié mais Arsinia a eu des échos, de gens qui travaillent dans son équipe, et c’est un autre fait que ça ne se passe pas bien du tout, il n’est pas à la hauteur ; d’ailleurs, c’est celui-ci même dont elle vous parle qui ne lui a pas caché, pas plus tard que l’autre jour à la cantine, qu’il prenait des antidépresseurs pour essayer d’encaisser la charge de responsabilités de ses fonctions. Et celui-là ? De source sûre – son épouse pour tout dire, avec qui on est très amie – son amabilité notoire peut étonner car chez lui, il est souvent violent et très jaloux, et il y aurait même quelque soupçon d’addiction à la boisson, mais ça, ce ne sont que des rumeurs.

Arsinia empoisonne même ceux et celles qu’elle imagine bien aimer. De Philinte, elle soutient avec vigueur que c’est un garçon admirable, un esprit fin et toujours d’humeur égale, avec qui c’est un vrai plaisir de converser en toute affinité ; mais ce garçon formidable ne travaille pas, il faut bien le dire, il n’occupe pas un véritable poste, il ne fait rien, et on l’a mis là parce qu’on ne savait qu’en faire et qu’il n’était plus capable de progresser. Et de Phyllis, qui est vraiment d’une rare intelligence, et assurément une des toutes premières compétences financières de la maison – sans doute la première – on doit reconnaître, cent fois hélas pour elle, qu’elle n’y arrive pas, elle est complètement dépassée par le niveau relevé de ces tâches, la malheureuse; d’ailleurs, il y a de grosses tensions avec sa hiérarchie, et il est fort probable qu’elle ne conserve pas ses fonctions d’ici la fin de l’année, c’est ce qui se répète sous la main, au cinquième étage toujours . Et d’Alcmène, que peut-elle en dire ? Rien de mauvais, car Alcmène est une admirable personne, une incroyable travailleuse, si ce n’est que son seul drame est d’être terriblement seule dans sa vie, depuis toujours, sans amour et sans amitié, ne le saviez-vous pas ?

Les esprits médiocres ont pour nature de s’inventer une forme d’immunité dans la médisance. C’est un art de ne pas aimer les gens avec qui on parle, on travaille, on vit, ou, tout simplement, on partage la terre et son espace. Il mobilise du talent, de l’innovation et de la constance. Arsinia n’aime personne semble-t-il, et certainement pas elle-même. Chacun est habitué à son débit, si bien qu’on écoute, comme une antique rivière à présent polluée, Arsinia charrier sans ralentir ses limons infectés.

Mais comme tout un chacun dans n’importe quelle collectivité d’individus, elle aimerait tant être aimée. Et c’est aussi un art que d’être détestée de tous. Ceux qui brillent dans cet art-là seront toujours experts dans cet art-ci.

 

 

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