Théramène encore enfant, avait rêvé sinon d’être riche, du moins d’avoir assez pour ne pas compter et s’offrir ce qu’il voudrait. Pour cela, il a  étude bien, travaille bien, avance biné ; de la sorte que jeune déjà, il a accède à un bel emploi ; assez vite il y excelle, et sa rémunération lui permet de bien jouir de la vie à cet âge qui la croque avec envie. Il se vêt avec goût, profite de bien des spectacles, et, autant que possible à cette échelle, peut séduire des amis et des femmes. Mais très vite, il lui paraît que cet emploi reste étroit, et qu’il a envie d’accroître ses ressources, pour vivre encore plus et mieux. Sa ligne est alors simplement bornée : gagner deux fois plus que ce qu’il gagne alors, point. Il fait tout pour mener à bien cette ambition, à l’âge ou la jeunesse croise un peu de maturité. Il cherche, fait quelques candidatures et, toujours heureux dans son chemin, trouve ce qu’il veut. Un nouvel emploi lui double en quelques années son revenu ; il en profite tout autant qu’avant, mais se sent vite à l’étroit. Il prend goût, voyez-vous, aux voyages, aux beaux magasins, et n’est restaurant pour lui que celui qui lui mange un dixième de son salaire en un seul repas. Et c’est bien comme ça. A ce moment de son existence, ne récolter que deux fois plus lui paraît une perspective sage, et accessible. Pas question de ne pas vivre à force d’ambition et de travail. Mais en travaillant toujours mieux et un peu plus, et consacrant plus de temps à sa carrière, le voici qui monte encore dans la hiérarchie de son métier. Son revenu suit bien évidemment, et lui ouvre encore de nouveaux horizons. Ses voyages sont plus lointains, puis plus luxueux ; ses loisirs avancent dans les mêmes proportions. Au théâtre, à l’opéra, il ne choisit que les sièges en carré or. Mais soutenir ce train exige vite quelques sacrifices ; ses horaires de labeur s’étirent encore sur sa vie, il quitte très souvent quand il ne fait plus jour ; d’ailleurs, ceci lui plait assez, il en est d’autant respecté de ses confrères, et surtout de ses collaborateurs. Ses amis vantent sa réussite. Un jour, arrive bien ce qui doit arriver : sa direction lui offre un poste plus élevé encore, mieux payé encore- soit le double ou presque. Il sait qu’il faudra s’y livrer plus absolument que ses précédentes années ; mais le prestige et le salaire en valent plus que la peine. D’ailleurs, on s’arrêtera là. N’a t-il pas déjà deux fois doublé ses gains au travail ? Plus besoin d’avancer ni de gagner plus. Bien sûr, il a moins de temps possible pour dépenser ses puissants revenus, qui font  souvent pâlir autour de lui ; mais ces rares moment n’en sont que plus appréciables. Les dîners qu’il offre sont entièrement produits des meilleurs traiteurs.  Ses maîtresses, bien que parfois lassées de le rencontrer si peu, et de le connaitre moins encore, ne se lassent jamais avant qu’il leur ait offert de coûteux bijoux. Ses voyages baignent alors, à ce moment de sa vie, dans un luxe aveuglant. Son appartement dans le cœur de Paris est celui dont tout le monde rêve. Les meilleurs médecins protègent sa santé, les clubs de golf les plus chers lui donnent le sport dont il a besoin. C’est un couronnement. Voici que le temps s’acheminant, Théramène commence à s’occuper de sa retraite ; pour garantir un niveau suffisant au maintien de ses plaisirs qui l’ont toute sa vie accompagné, un nouvel – et ultime-  échelon lui semble indispensable. Car à quoi bon la retraite, si nulle ressource pour en jouir comme il convient ? Il ne se contentera que de peu de chose mais ne veut pas perdre de moyens. Surtout pas percevoir plus, mais au moins maintenir un palier comparable. Alors voilà, il fait connaitre son vœu, rassemble ses relations influentes, il manigance un peu – à ce moment de sa vie, il est bien connaisseur des pratiques requises, et très habile à ce jeu depuis toutes ces années – et il atterrit directeur général ou quelque chose d’approchant. L’apogée. Son salaire encore gonfle, cette fois, non par ambition, mais simplement pour continuer à vivre semblablement ; de dîners, des séjours, des costumes encore plus fabuleux. Quel bonheur de si bien gagner sa vie, et de ne même plus savoir ce qu’on donne comme impôts !

Mais les dernières années de cette vie filent très vite, engloutis par les responsabilités et leurs insatiables commandements.

A présent, voici que vient le premier jour de cette retraite attendue au terme d’un si glorieux parcours. Le compte en banque garantit de beaux moments. Théramène est donc chez lui, seul, oisif enfin, le front contre la baie vitrée du grand salon ; la belle vue sur Paris est décolorée sous la pluie de novembre.  Il se dit qu’il est bien tard.  Il aura réussi de passer toute sa vie à doubler son salaire, à monter l’escalier, à consumer son esprit à cette ambition, sans avoir vraiment commencé d’avoir vécu.

 

©hervehulin2021