Polyclès arrive à son travail. Comme tous les matins, depuis des années, il file droit à son bureau, dépose sa mallette, en sort son portable, le met sur le bureau, allume son ordinateur, saisit son mot de passe, puis sort à côté vers la machine à café, en tire son capuccino, revient à son bureau, boit le cappuccino d’une traite, se brûle la langue, ensuite prend un dossier, reprend son portable, sort du bureau, prend le couloir, et enfin, entre dans la salle de réunion.

Là, sont déjà installés les collègues, et le chef de service. Polyclès va droit à sa place usuelle, tire le siège de la grande table et s’assied, pose son dossier devant lui, l’ouvre ; alentour, on parle déjà, on se raconte et on échange des mots, malgré que le travail n’a pas véritablement commencé.

Mais soudain, dans la rumeur et la brume de ces voix habituelles, Polyclès sursaute. Tous ces visages lui semblent une surprise. Qui sont donc ces gens, qui sont là, à leur place et qui parlent, bougent leurs têtes, ouvrent leurs bouches, agitent les mains ? Pourquoi sont-ils là, et Polyclès lui-même aussi ? Comment se nomment-ils, quel est leur rôle, leur existence ? A qui obéissent-ils ? Comment donc sont-ils vêtus, pourquoi ces apprêts, ces costumes, ces cravates ? Que disent ces voix, dans un étrange langage, avec des mots aux sons comme inconnus ? D’où viennent-ils, où iront-ils, quels sont ces lieux, dans quel bâtiment, dans quelle ville ? Que signifie donc tout cela ?

Alors Polyclès se lève et sort de la salle. Il sort de l’immeuble, il sort de la rue, il sort de la Ville. Il s’envole dans un avion sous le soleil de midi. Il disparaît dans la nuée.

Bien des années ont passé. Polyclès est oublié. De lui, tout ce que certains ont pu dire, c’est qu’il vit maintenant sur une île lointaine et minuscule, sous les tropiques, un atoll, presque. Entouré de sable blanc, comme la chair sucrée et le jus d’un fruit autour du noyau. Allons, toute la réduction de notre destinée n’est pas si tragique.

 

©hervéhulin