Lettre d’information N°19 – Janvier 2025.

Dans cette dix-neuvième lettre d’Alceste, bien des choses pour cette nouvelle année, qui verra, n’en doutons point, amis misanthropes, le genre humain à nouveau se distinguer par toutes sortes d’exploits suicidaires…Attendons la fin de l’hiver, déjà discrètement, s’allongent les jours. Les hirondelles reviendront.

Donc, lettre dix-neuf: un regard-devinette sur la poésie chinoise; Michel Leiris et son étonnantes règle du jeu; dialogue musique et littérature entre deux maîtres japonais; la folie qui nous tourne la tête, au Louvre et dans le siècle; et Rimbaud, dont l’image et la trace ne finiront jamais -mais alors, jamais, vraiment- de nous hanter. Quelques rêveries de Bas-Empire, aussi…

Une nouvelle année qui ne s’annonce pas très sûre: ceux pour qui l’espérance est une vertu (comme moi) me rejoindront sur cette perplexité. Entre les chefs d’état fous et l’incapacité du genre humain à préserver la planète dans un état élémentaire…

Mais laissons les pensées sombres en ce début d’année. Un peu de poésie chinoise pour ouvrir cette lettre. Et une jolie contemplation de l’hiver dans ces quelques mots, dont le titre délicat est « Neige».

Paysage du Nord :
Mille lis de glace scellés,
Dix mille lis de neige en volée .
De la Grande Muraille, au dedans, au dehors,
Rien qu’une blanche immensité sans bord.
Du Grand fleuve, de l’amont à l’aval,
Le flot impétueux soudain s’est figé figé

Comme toujours avec la poésie de Chine, c’est léger et descriptif, et la contemplation prend le pas sur l’action. Question, O lecteur attentif: qui est donc le poète auteur de cette rêverie hivernale, composé sur un mode classique parfait? Li Po? Sou Tong Po? Wang Wei? Mais qui donc?

Réponse à la fin de cette lettre.

Michel Leiris et sa règle du jeu. 

Les mots sont un peuple vivant. Le sens nous échappe en partie et pourtant, c’est la vie la plus simple qui en oriente le sens. Un souvenir, qui glisse vers une image, une image vers une pensée ou un concept, et voilà ce qui fait le sous-jacent de la littérature. Leiris va chercher dans le détail d’une vie qu’il présente somme toute ordinaire – du moins cette partie de la sienne qui n’est pas à la recherche des mythes Dogon et des mystères de l’Afrique -ces perspectives latérales qui font soudain basculer la création.

L’auteur devient son propre terrain d’observation. En interrogeant ses souvenirs d’enfance, en explorant son quotidien – odeur d’un parquet, contact des rideaux, position d’un soldat de plomb – en faisant son autoportrait, il interroge ce qui le fait écrire. Les livres l’ennuient, du moins c’est ce qu’il dit…A l’heure ou l’auto-fiction narrative prend le pas de façon conquérante sur l’édition française, il est sain de lire cette somme indispensable pour comprendre ce que signifie écrire sur soi – à partir de soi… En quelque sorte, une écriture appelée par les mots et les liens secrets avec l’âme, et non une écriture qui les conduits à son terme.

Raconter des faits, des anecdotes, non pour les énumérer mais pour les restituer dans une transfiguration qui interroge tout le monde, tel est l’objectif de l’écrivain Leiris. « Une chose qu’on oublie c’est une chose morte, (…) c’est très détestable de sentir qu’on est entouré de choses mortes ». Or l’écriture permet de s’inscrire dans une certaine pérennité, « si l’on arrive à donner une forme littéraire à quelque chose qui vous est arrivé, cette chose persiste. »

BiffuresFourbisFibrillesFrêle bruit : titres en cadavres exquis (souvenir de sa période surréaliste) et quatre grandes parties, rédigées sur des décennies de 1948 à 1976: Leiris, déclinant sa série des b, f, r, a tendu aux lecteurs ce piège phonétique: la langue qui «fourche» ouvre sur les horizons secrets du langage. La phrase de Leiris est longue, très longue, mais toujours claire. Elle exige une tension soutenue de l’esprit, qui mène à une intelligence accrue du texte. Alors on pense à Proust, et l’autre géante œuvre de littérature à la fois roman et autobiographie du siècle dernier.

Mais il n’y a pas de personnage chez Leiris, juste quelques silhouettes/prétextes, et la marge avec la fiction reste mineure.Les deux sommes cherchent dans l’intime et son souvenir la matière d’une œuvre sociale. Ils l’ont trouvée…On ne sera pas obligé de lire attentivement les mille trois cents pages de la Règle du jeu… Mais invitons à s’y promener.

Ozawa et Murakami. Conjonction des planètes secrètes qui animent les grands esprits. Il y a presque un an disparaissait Seiji Ozawa. Il y a quelques jours paraissait le nouveau roman d’Haruki Murakami, « La cité aux murs incertains » (quel titre…). Ces deux géants, et amis, avaient il y a quelques années produit un livre de conversations passionnant. La facilité de leur dialogue , autour de la complémentarité entre leurs art respectif captivait l’attention, et ça se lisait d’une traite (plus facile que Leiris, ça c’est sûr…).Le magnifique dialogue de ces deux beaux esprits, à partir d’un regard certes extrême-oriental, exaltait une vertu toute simple, celle de l’universel.

D’Ozawa, j’ai eu la chance d’assister à une dizaine de concerts. Je garde le souvenir de la fluidité hors pair du son et de l’élégance du trait, de sa gestique de danseur contenue. Sans vouloir forcer le rapprochement, force est de constater que l’écriture de Murakami procède des mêmes caractéristiques. Lisez « La cité aux murs incertains », c’est symphonique. Et c’est autre chose que le nombrilisme stylisé Ernaux ou Angot.

Enfin, le site du Philharmonique de Berlin a publié récemment, en hommage au maestro défunt, un magnifique coffret de ses concerts avec cet orchestre de légende, toujours le meilleur du monde; entre autres merveilles, une symphonie « rêve d’hiver » qui ravira les amateurs de Tchaïkovski, ou encore une Septième symphonie qui surprendra, par son poli lumineux, les adorateurs de Bruckner. Et un Prélude de Tristan à tomber par terre. Comme Bernstein, dont il fut l’élève, Ozawa possédait cette magie d’habiter n’importe quelle partition et l’éclairer de l’intérieur. Il nous manque.

 

Le jour des fous. La folie s’expose au Louvre. Que redoutons-nous le plus, de la mort ou de la folie? Derrière la bouffonnerie du regard de l’autre, il y a parfois, filtrant sous le grotesque, l’image fugitive d’une souffrance. Ce n’est pas drôle d’être fou.

Et pourtant, le fou était le seul autorisé à faire rire jadis des seigneurs et de leur pouvoir pervers. VGrâce à cette belle exposition, vous parcourrez toute l’histoire de cette étrange distorsion de l’esprit, redoutée et vénérée au Moyen-âge et à la renaissance. Inévitable, puisque la norme morale est alors dictée absolument par la religion. Plus l’esprit se libère et s’éclaire dans l’histoire par les progrès de la philosophie et du savoir, plus l’image du fou se dédramatise. Puis, un creux dans l’histoire, et c’est le romantisme qui ravive la braise. Parcours très complet de cette exposition, qui mène à s’interroger sur son propre mental. La folie est partout, comme un gaz inspirant et incolore…Dialogue de la mort et de la folie:

   La mort au bouffon

Tu te plais à sauter, eh bien saute, bouffon !
Mon jeu ferait suer le fou le plus agile
Mais laisse toujours ta marotte inutile
Tes farces parmi nous ne sont plus de saison

    Réponse du bouffon

Oh ! Que j’aimerais mieux n’être qu’un pauvre diable
Porter de lourds fardeaux, être chargé de coups
Que de suivre ce monstre à face épouvantable
Qui ne respecte rien, pas même les fous !

Pas mal…On regrettera juste une réelle lacune de cette exposition: inexplicablement, aucun espace n’est consacrée à Donald Trump (oui, c’est facile, mais rions-en un peu pendant qu’il est encore temps…).

Rimbaud et son image, Rimbaud sans image ?

C’est très marquant, la façon dont l’image de Rimbaud nous hante, quand on a si peu d’images de lui. Un livre/curiosité publié cet automne entreprend d’illustrer la période poétique de la vie du personnage grâce à l’intelligence artificielle. (Luc Loiseaux -Rimbaud est vivant- Gallimard).

L’image ci-dessus n’existe pas. Et pourtant. C’est curieux, curieux et troublant de prendre en face à chaque page ce visage connu et inconnu en même temps. De sorte que les moments les plus colorés de la vie du poète – ses fugues multiples, sa « montée » à Paris, son échappée morbide avec Verlaine, jusqu’à son désespoir et sa violence -sont ici illustrés en noir et blanc dans la marge du texte. Et on se prend à aimer cela, malgré l’artifice.

Tantôt, les traits sont un peu lisses; tantôt ils font vrais. Mais le, plus souvent, comme saisi dans des postures ou des mouvements, le jeune homme est là, parmi d’autres visages de son temps, lui, dans toute sa fulgurance. Ainsi, ces épisodes deviennent visibles. On dira que cela est bien du cinéma, sans doute. Mais il faut s’y faire : l’intelligence artificielle ouvre des portes, et des corridors très inconnus. Comme le dit bien Loiseaux, c’est toujours l’homme qui est aux commandes. Feuilletez Rimbaud est vivant, ça vaut la peine.

La prochaine Lettre, je vous parlerai encore de Rimbaud (décidément, il nous tient le gamin…), sous le filtre de Patti Smith et sa sous-estimée édition d’Une saison en enfer (Gallimard, encore).

A vrai dire, je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai écrit Le tombeau de l’Empereur Constant. Je ne sais pas d’où ça vient, cet étrange poème. Peut-être, partant du nom de Constant, une résonance qui se source dans une phrase lointaine de Pascal Quignard, la seconde des Tablettes de buis d’Apronenia Avitia, l’un de ses tous premiers romans: « Constant gouvernait l’Empire » quand naquit Avitia. Un écho de signifiant que Leiris aurait apprécié. On sait peu de choses de Constant, fils de Constantin (« Le Grand ») sauf qu’il n’aimant pas gouverner, il négligea de surveiller autour de lui, et ceci l’a perdu.

Trésor pâle d’une vie
Cadence de la nuit
La paille de l’espoir oublié d’un jardin
La tendresse et le respect pour toute mesure
Et tout ce qu’on vit
Et tout ce que l’on donne
Cet éclat qui palpite au fond du souffle
Tout est passé
Le regret que l’on vit
Les secrets que l’on donne

Je n’ai jamais pu m’empêcher de penser que notre temps avait des caractères de Bas-Empire…Allez voir mon Constant, donc, c’est sans génie, mais vous ferez connaissance avec ce perdant magnifique, comme disait Leonard Cohen.

https://www.lescahiersdalceste.fr/le-tombeau-de-lempereur-constant/

Ah oui… Le poème chinois et son auteur?… Bon…La réponse, c’est: Mao Tsé Toung… Le grand timonier n’a pas fait qu’éliminer massivement les contre-révolutionnaires et affamer son peuple par des décisions stupides, il a aussi composé des poèmes de bonne facture. Comme quoi, ne désespérons jamais du genre humain.

Pour finir, quelques mots de Christian Bobin, que, vous le savez, j’affectionne particulièrement pour son élégante sagesse :

Voilà : « nous ne cherchons tous qu’une seule chose dans la vie :être comblés par elle – recevoir le baiser d’une lumière sur notre coeur gris, connaître la douceur d’un amour sans déclin. Être vivant, c’est être vu, c’est entrer dans la lumière d’un regard aimant. » (L’inespérée).

Après tout, peut-être Luc Loiseaux avait-il lu ces lignes rares pour faire voir Rimbaud, et nommer son livre imagé : « Rimbaud est vivant » ? Ce serait bien, que les poètes échangent les pensées avant même de se reconnaître…

Que les humeurs lassées acceptent quelques fleurs… Très bonne année à tous ceux qui flâneront un moment ou un autre sur les cahiers d’Alceste, à ceux qui leurs sont chers, une année de paix (intérieure), d’amitié, de fraternité et de droiture, de cœurs rapprochés et de mains tenues. Une année d’espérance, et de tendresse apaisée pour ceux qui nous ont quittés et ne seront jamais absents.

Allez, ne faiblissons pas, et croyons fervemment à la littérature amateure.En attendant, les cahiers d’Alceste, c’est toujours par ici et ci-dessous. A bientôt, si on nous le permet encore.

             https://www.lescahiersdalceste.fr/

(ceci est le lien vers le blog, pour rappel)

Et n’oubliez pas vos bienveillants commentaires…

hervehulin6@gmail.com