Michele Mari est né en 1955.  Il enseigne la littérature italienne à Milan, il est à la fois spécialiste de linguistique, de science-fiction et de bande dessinée. Il est aussi poète essayiste, critique… Son talent et son inspiration sont très éclectiques ; comme son roman si original. Et il avait vingt ans quand Wish You Were Here est paru.

Disons en préambule que ce roman ne ressemble pas à un roman. Ensuite, qu’il s’adresse à des gens, probablement d’une certaine génération pour rester pudiques, qui se sont saoulés de la musique des seventies et de Pink Floyd depuis perpette, qui ont fait macérer leur jeunesse et ses séquelles, dans une histoire musicale particulière. Et tout ça a contribué à façonner leur goût et leur mémoire. Ils sont ceux-là, qui n’ont jamais conçu de vivre une semaine sans écouter au moins un titre du quatuor britannique légendaire. Si, par exemple, la phrase « One of these days I’m gonna cut you in little pieces ”ne vous dit rien, si vous ne savez pas qui est le crazy diamond, si vous gobez encore que Pink Floyd signifie flamant rose, ou si vous ignorez quel est le vice d’Arnold Layne, il vous faudra faire à l’idée que vous n’aurez pas tous les repères pour suivre. Mais c’est bien comme ça et tant mieux. Car vous aurez la chance de découvrir une légende, et un secret. Et vous connaîtrez Pink Floyd mieux que bien des amateurs croient le connaître. C’est étonnant, comme l’univers des grandes rock star de l’âge d’or a peu inspiré la littérature romanesque, au moment où le cinéma, de son côté, multiplie les biopics en tout genre sur les rocks stars du siècle dernier. Donc, voilà, Pink Floyd en rouge est un roman sur Pink Floyd. Mais une belle œuvre qui va très loin.

Le roman de Mari obéit à une composition originale, qui ne manque pas de charme, et en rend le suivi facile. Il emprunte au journalisme, et à l’autobiographie. On se demande d’ailleurs si c’est parfois un roman, ou un docu, mais c’est bien un roman. Avec une trame, une progression, des caractères et tout ce qui fait un roman. Quant à l’histoire, on la découvre en lisant, page après page. Ça se présente comme une suite de témoignages. Des textes courts, bien agencés, qui parfois se répondent les uns aux autres, par une intertextualité discrète. Des échos entre les personnages, les souvenirs, et petit à petit à petit, une trace émerge dans le champ de visibilité du lecteur. Le ton évolue selon ces petits chapitres et ce qu’ils ont à nous dire : témoignage, confession, interrogation… Tout le monde peu ou prou impliqué dans la saga du Floyd y passe. Roadies, choristes, musiciens de sessions, ingénieurs son, journalistes, managers ; même certains personnages de chansons (« le gnome » lui-même prend la parole, Arnold Layne s’explique sur ses travers…). Tout le monde, les stars, et les obscurs. Les parents, les amis, les vivants et les morts. Célèbres et inconnus. Il y a même des dieux. Et bien sûr, les quatre. Tour à tour, toujours chacun en solitaire. On s’étonnera un peu de leur surnom en animal, mais on s’y fait à la lecture, et c’est plutôt pertinent. (Chien. Cheval. Rat. Chat. Allusion subtile en anamorphose à Animals sans doute…). Gilmour, un chat ? Son toucher de guitare vous met ce choix en évidence. Personnellement, je n’avais jamais imaginé le doux Richard Wright comme un rat. Plutôt un oiseau d’altitude et haute mer, mais ce n’est pas l’option de Mari. Peu importe.

Alors on lit tout ça d’abord comme une promenade. Le roman n’a pas de chronologie. Pourtant, c’est bien toute l’histoire du groupe qui se décline, comme un paradigme de la culture rock, de Piper à Division Bell. Ils sont tous intéressants, tous ces gens, dans l’ombre ou l’inconscient de la légende. Ils nous parlent de plein de choses. De musique, du show-biz, des années soixante, et de l’énergie de ces temps-là. De l’enfance, et des années cinquante. et soixante. De la drogue, et de la gloire. Très vite, le récit se compose dans ce kaléidoscope, et se creuse. Le niveau s’inverse, et en passant sous le miroitement de tous ces propos, son sens émerge autour d’une douloureuse énigme. Qu’est donc devenu Syd Barrett ? C’est là le secret, l’obsession de tous les personnages. A partir de là, on arrête la promenade, et on lit ça comme un thriller.

Le génial et tragique disparu est omniprésent, même derrière les mots, comme une pièce maîtresse qui tient l’édifice et qu’on ne peut approcher sans faire trembler l’ensemble ; en reflet dans toutes les évocations, il ne prend jamais la parole parmi ses cent trente-six témoignages de quelques soixante-neuf personnages identifiés. Ils en sont tous possédés. Ce fantôme et ses regrets travaillent le texte et la conscience de toute cette foule. On regarde lever une épaisseur croissante dans le mental des membres du groupes, autour d’une division en deux de la conscience. D’un côté la compassion et les tourments de cette déchirure coupable, de l’autre l’assomption de cette rupture chirurgicale qui a écarté Barrett du chemin de la gloire ; d’un côté, le remord du cheval et du chat, à des degrés variés : sans lui, nous ne serions pas vraiment ce que nous sommes. De l’autre, le soulagement libérateur du chien, et surtout, du rat ; quel talent, certes, mais quel boulet : avec lui encore, plus rien n’aurait été possible.

Un groupe rock n’est jamais un, mais plus son identité commune se construit, autour d’un secret, plus les consciences qui le composent s’isolent et se distinguent. Waters, le présumé tyrannique, au fil des témoignages apparaît torturé de culpabilité. Wright, le réputé introverti, est sans état d’âme ; oui, il fallait écarter Syd, il fallait s’en débarrasser. C’était la condition. On n’a rien à attendre des drogués, assène-t-il. Mais les deux versants du sentiment se retrouvent sur une hantise : cette absence généra un miracle. Ce roman d’une écriture mystérieuse en aura été l’histoire. Et pourquoi ce titre, pourquoi cette couleur rouge qui réactive le cliché rose ? Sans doute parce que si vous ajoutez du noir dans le rose, la couleur revient au rouge.

Tout ce que disent, tout ce que proclament, tout ce que cachent ou dévoilent les monologues qui sont le seul registre du roman, c’est l’obsession de l’absence, comme Wish You Were Here fut, trente ans avant la publication de ce livre, un album sur l’absence, et tout ce qu’elle enfante. Le voilà bien, le thème du livre : c’est l’inspiration. L’inspiration qui se nourrit de toute ce qui fait la fragilité humaine – y compris celle des méga-stars – la souffrance de l’absence, le remords, l’amitié, l’ambition, l’orgueil. L’hyper-célébrité qui tombe si brutalement sur des têtes d’à peine plus de vingt ans. Le temps qui passe si vite, et l’argent. Et la folie, qui a insufflé le génie des trois albums « immenses » des années soixante-dix.

La plupart des noms cités dans ce roman étrange ne diront rien ou si peu à ceux de moins de quarante ans qui le liront. Ils auront ainsi la chance de découvrir un monde ancien. Maintenant, ceux qu’on appelait « les » Pink Floyd sont morts -Rick, Syd- ou bien fatigués de leur âge -Roger, Nick et David ; et ce dernier a vendu ses fabuleuses guitares aux enchères. Pour ceux qui, comme moi, ont grandi et mûri dans cette incroyable référence sonore, il faudra bien se faire à cette absence qui vient, et au silence qui suivra. Tous les enregistrements du monde et leur éternité ne remplaceront jamais l’éclat de ce temps que nous avons connus, où les géants étaient vivants.

Michele Mari. « Pink Floyd en rouge ». Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro. Seuil. 297 pages.

 

 

 

©hervéhulin