Vous êtes, Dorus, dit-on, un formidable financier, et surtout, un jeune homme qui mérite sa fortune. De l’art des transactions, vous êtes expert. Vous avez beaucoup d’argent, vous en achetez en quantité plus qu’il n’en faut, pour ensuite en revendre encore plus et ainsi en gagner toujours encore. Dans cette habileté au gain, vous consacrez vos journées, vos nuits, tout votre temps et toute votre jeunesse. Vous avalez des fortunes sans même quitter votre téléphone. Vous n’en avez pas le temps, et si jamais vous lâchez cet outil, c’est pour vous river à l’écran d’un minuscule ordinateur, qui vous permet de gagner tout autant. Quel âge avez-vous, Dorus ? Vingt-cinq, vingt-sept ? Peu importe. Vous possédez une Porsche déjà, et une villa en Floride. A vingt-cinq ans vous avez atteint vos dix millions de capital propre. Votre objectif est de tripler la somme avant trente ans.  Vous êtes si efficace, Dorus, que cet horizon facile est à votre portée. Tout va très vite chez vous, tout est transaction, votre métier, vos bénéfices et votre vie qui ne font qu’une chose. Vous vous déplacez en scooter, et tout en sillonnant les rues entre vos rendez-vous et vos clients et vos mandataires, tout sinuant entre les voitures, vous achetez et vous vendez. Vous n’avez cure de savoir, de ces sommes électrisantes, l’origine et le sens et quel travail les produit. Car vous n’avez point de temps pour ces considérations. Dans cette profession qui est la vôtre, il faut aller vite ; et vous savez aller vite, très vite en toute chose. Vous voilà encore brillant sur votre scooter, fulgurant comme une truite entre les véhicules et les piétons, téléphonant et téléphonant encore, achetant ou vendant, puis téléphonant encore. Si vite que vous n’aurez pas eu le temps de goûter, de profiter, d’aimer, de retenir les rires et les joies autour de vous, de capter les sourires, de regarder les visages croisés, ni le temps de noter ce feu qui vire au rouge, et ce camion vous heurtant de plein fouet. Maintenant que vous avez si tôt cessé de vivre, Dorus, qui reste donc pour glorifier vos millions, qui donc pour pleurer cette transaction ?

 

©hervéhulin