Une bonne centaine (et sans doute bien plus…) de livres à lire pour vivre plutôt heureux. (III) Les classiques : de la renaissance à l’an 1700.

Le terme de classique est sans doute un peu artificiel. Il regroupe sur les ouvrages qui suivent, une idée de perfectionnement de la littérature, qui, de l’Europe à l’Asie, devient un phénomène majeur des sociétés qu’elle éclaire. Ce regard approfondi, et comme devenu soudain nécessaire, sur la personnalité de l’homme et les interactions sociales identifiées, s’accompagne d’un souci considérable de forme et de progrès de l’écriture.

Tout progresse, dans ces lettres au style plus abouti, comme sous l’effet d’une recherche universelle. La prose, le vers, le discours, la grammaire et le discours ; on représente sur scène, mais aussi on imagine et on conte à tout va. On s’interroge, on questionne, les personnes, l’univers et la religion, omniprésente, et archi-vigilante. On dresse des épopées, mais aussi on se moque et s’amuse de tout. On lit aussi, et on en parle. On vénère les anciens – être cultivé au Grand siècle- c’est lire Horace dans le texte.

L’enjeu majeur est alors l’élégance. Pour ce qui est de la langue française, elle n’aura jamais été si bien écrite.

Si on exclut d’une part la poésie si brillante et nouvelle et d’autre part la philosophie religieuse, le 16e siècle paraît plutôt pauvre en regard du siècle qui va suivre. La renaissance constitue néanmoins un moment rare ou l’humanisme devient en quelque sorte la raison d’être de la littérature. Par la suite, au siècle suivant, celle-ci prendra son essor grâce à une perfection du style sans égal, et la conquête de tous les sujets possibles. Ainsi, loin d’être une forme de carcan alignant de façon compassée des thèmes exclusivement sublimes, le classicisme littéraire peut se comprendre plutôt comme une sorte d’Eldorado où tous les sujets sont à découvert. Que ce soit dans le théâtre ou le roman, en passant par le mémoire et la lettre, le conte ou la méditation, toute la littérature du XVIIe siècle explore un nouveau territoire du moi dans la foulée d’une prise de conscience de l’individualité face à la société. De la comédie au tragique, l’esprit littéraire s’envole.

  1. Nicolas Machiavel- Le Prince-1532. Le mode de pensée de cet auteur, et son objectivisation absolue du politique, lui valut d’entrer dans le dictionnaire par un qualificatif qui lui est dédié : machiavélique. Machiavel est le premier à couper irréversiblement le lien, entretenu depuis Platon, entre la politique et la morale. Désormais, l’objectif de la politique n’est plus le bien commun, mais le pouvoir du Prince, c’est-à-dire du chef d’État. C’est là toute sa modernité. Son œuvre est encore riche d’enseignement, à la fois pour les gouvernants mais aussi pour les gouvernés. Affublée d’une réputation de cynisme, la pensée de Machiavel n’est pourtant pas exclusivement tordue, ni soumise.  Si vous voulez voir de la vraie politique pure et cruelle pour certains, réaliste pour d’autres, vous y trouverez bien sûr cette facette. Mais ce n’est pas que cela : c’est aussi l’art du compromis, de la négociation, et une façon de toujours faire entrer le point de vue de l’autre dans la décision politique à prendre. Quant au peuple… Il attendra l’invention de la démocratie pour devenir sujet de préoccupation.
  2. Rabelais- le cycle de « Gargantua »- 1534. Lui aussi, a marqué les lettres par un autre qualificatif : « rabelaisien » ; une fois qu’on a dit ça, on a tout dit: un langage cru, de la bouffe et du sexe, de l’humour, et en tout cela, la critique acerbe du progressisme… grossier, mais jamais vulgaire. Ces géants, dont la lignée bouleverse les certitudes des hommes, qui se goinfrent, braillent, pètent et tonnent à chaque page, incarnent l’appétit de savoir, souvent chaotique, de la renaissance ; mais aussi, la défiance vis-à-vis des institutions religieuses et politiques de cette époque de grand tournant, qui, soucieuse avant tout de maintenir leur état (cf. paragraphe précédent) ont oublié le peuple. C’est aussi très drôle, il faut bien le dire. A méditer et savourer, à condition de ne pas être trop bégueule. Le texte originel, dans une langue chaotique, sera difficile à la lecture.
  3. Michel de Montaigne – Les Essais- 1580. Sans conteste un des esprits les plus beaux, par sa tempérance et sa distance, Montaigne a inlassablement creusé son propre moi. « Je suis moi-même la matière de mon livre ». C’est œuvre de toute une vie (Montaigne l’a travaillée jusqu’à sa mort et il y écrit notamment la célèbre formule « Que philosopher, c’est apprendre à mourir ») et pourra toujours vous aider dans votre vie à vous.  Là, tout n’est que bonté -Montaigne avait de son père, reçu l’éducation nécessaire à ce conditionnement. Car oui, il y a trois tomes, ce qui peut paraître beaucoup à certains, mais il faut savoir qu’ils sont tous organisés en petits chapitres indépendants les uns des autres, et vous pouvez vous amusez à picorer çà et là dans les thèmes qui vous intéressent le plus. La vie, la maladie, la connaissance, le « goûst des livres » la jeunesse, la vieillesse, et bien sûr, l’amitié. Là aussi, le texte en français modernisé sera plus facile à lire que le texte originel.
  4. Brantôme – Vie des dames galantes. v 1580. A la fois prêtre, soldat, séducteur, courtisan et guerrier, puis infirme et écrivain, Pierre de Bourdeilles, est inlassable dans sa ferveur. De ses volumineux souvenirs d’une vie de combat et de conquête, l’histoire détache cette « Vie » des dames, qui sont autant d’amours et de séductions qu’il aura traversées dans sa vie. Il sait tout des femmes de son temps, et donc, du genre humain. Il sait beaucoup de choses, également, sur leurs désirs, et leurs plaisirs, et sait si bien l’écrire. Souvent indulgent pour leurs défauts, admiratifs de leurs vertus, il détonne sur son époque car il retrace des portraits et des types complexes, tout en profondeur, loin des stéréotypes usuels des lettres de la renaissance.
  5. Wou Cheng Gen. La pérégrination vers l’Ouest (Si Yeou Ki). Vers 1580-1590. Ce classique de la littérature chinoise retrace de façon imagée et aventureuse, l’expédition du moine Xuán Zàng qui se rendit de Chine en Inde pour en rapporter les textes authentiques du bouddhisme, afin de les traduire en chinois.  Accompagné dans sa longue pérégrination, de quatre protecteurs fabuleux- un singe magique, un dragon, un cochon, et un simple bonze – il affronte toute sorte de monstres hostiles à son dessein, et surmonte, comme on s’en doute, des péripéties incessantes : plein de sortilèges et des bagarres. Parfois, on peut penser que le personnage du roi singe, Sun Wu Kong, est le principal, tant il prend de place dans la narration. Le bonze Zang est d’une incroyable naïveté, qui fait l’intérêt du caractère : du coup, les superpouvoirs de ses acolytes dénouent les situations avec facilité ; c’est un conte. Malgré la dimension -mille cinq cents pages- le récit reste fluide et se lit avec plaisir de bout en bout. En outre, on y explore dans un registre déjanté, les origines du bouddhisme et les aspects légendaires de sa doctrine. On peut s’y plonger sans risque, on sort très enrichi de toute cette fantaisie. Probablement le plus chinois des livres chinois de ce florilège.
  6. William Shakespeare. Le songe d’une nuit d’été. 1595-1596. Ce n’est sans doute pas la pièce de Shakespeare la plus profonde, ou la plus métaphysique. La plus poétique peut-être, et en tout cas notre préférée. Onirique, sa trame puise dans le marivaudage, et, par l’esprit qui l’éclaire de l’intérieur, Molière n’est pas si loin. Deux couples d’amoureux transis, une dispute entre le roi des elfes et la reine des fées, un lutin et sa potion qui s’en mêle, des sortilèges et métamorphoses, et une troupe de comédiens amateurs qui prépare une pièce pour le mariage d’un prince, tous vont s’entrecroiser dans cette forêt étrange, un peu magique, le temps d’une nuit d’été ensorcelante qui ressemble à un rêve. Deux thèmes majeurs et à venir, du théâtre moderne s’échangent et s’enrichissent : le théâtre dans le théâtre, et la confrontation de l’amour vrai avec l’amour idéal. Rien que du plaisir de lecture. (A lire du même auteur , évidemment, plein d’autres choses : Hamlet, Roméo et Juliette, le Roi Lear, Richard III etc etc)
  7. Cervantès- Don Quichotte- 1605 et 1615. C’est peut-être ça, le chef d’œuvre des chefs d’œuvres. Faut-il choisir le réel ou l’imaginaire ? Ce texte immense est à la croisée de tout ce qu’a produit la littérature – en Europe -jusqu’à présent, et de tout ce qu’elle va produire encore. Don Quichotte est un mythe moderne, qui interroge, grâce à l’humour et la parodie, sur ce qu’est la connaissance du réel. On peut le lire comme un simple conte, et on peut le lire comme un essai de métaphysique. Les niveaux de lecture pertinents sont très ouverts, toujours la marque des grandes œuvres…Mais ne vous identifiez pas trop dans votre lecture, à Sancho Pança (c’est lui le personnage principal, et non Quichotte, attention, c’est un piège) : vous serez déçu du monde.
  8. Xu Xiake. Randonnées aux sites sublimes. 1636. Xu n’est pas à vraiment dire un écrivain, mais un voyageur de génie. Il sillonne la Chine des Ming – à pied le plus souvent- et nous en décrit inlassablement les paysages, en ne sélectionnant que les plus grandioses, qui ne manquent pas dans ces contrées extraordinaires. Ce ne sont donc que descriptions de paysages, attentives et quasi-photographiques. Des cimes ennuagées, des cascades argentées, des horizons qui s’échelonnent et se perdent dans la lumière, des pluies qui animent les lignes et les contours… On ne sera pas tenu de tout lire, dans l’ordre des pages : on peut s’y promener comme Xu dans ses paysages…Ce qui est captivant, c’est cette énergie de contemplation totale, des formes sublimes de la nature, pour en rapporter, par les mots et l’écriture, leurs enseignements aux hommes qui ne les connaîtront sans doute jamais.
  9. Pierre Corneille- Le Cid- 1637 : Corneille c’est un peu pesant quelquefois ; mais toujours sublime, et ça c’est incontestable. il est le maître absolu de l’alexandrin de théâtre. Le Cid est probablement un condensé non seulement de son art, mais du théâtre du 17e siècle, car tout y est dit : la guerre intérieure de l’âme entre l’amour et le devoir, la volonté et le destin, l’individu et la famille, l’honneur et l’intérêt. La composition est parfaite, de l’exposition jusqu’à la catharsis. Les postures improbables de cette histoire deviennent d’une crédibilité complète, et c’est palpitant. Bref, Corneille, c’est le cinéma avant son temps. Et c’est aussi le propre de ce théâtre, par sa puissance de représentation, de mettre sur la place publique des lieux des hommes, des temps, qui étaient ignorés jusque-là mais par la suite, nous deviennent irréversiblement familiers. Qui connaissait le Cid et la Reconquista avant Corneille ? Pas nous en tout cas. (A lire aussi du même auteur : Horace, Cinna, la place royale).
  10. Thomas Hobbes – Le Léviathan – 1651. Disons-le tout de suite, c’est un monument de la pensée politique, un énorme pavé. Les deux premières parties sont les plus intéressantes et vous suffiront : « De l’homme » et « De l’État ». Hobbes parmi les premiers, essaie de comprendre par quel procédé les hommes vivent en société, pourquoi il y a un État, et qu’est-ce qu’un État. Sa thèse est extraordinairement percutante, si l’on résume vite : à l’état de nature, tous les hommes sont livrés à leur pulsion et c’est le chaos. Pour sortir de cette « guerre de tous contre tous », tous les hommes se réunissent et décident de canaliser toute leur violence, en faisant un pacte. Ce pacte social, par lequel chacun promet la paix, c’est ce qui fonde l’État. D’où l’inévitable transcendance de ce même État. Mais avant tout le monde, Hobbes voit déjà dans le risque tentaculaire d’un État si puissant, tant voué à l’entropie, que l’individu est menacé. Sa leçon est simple : prenez garde, nous dit-il.
  11. Scarron- Le Virgile travesti.1653. Alors ça, ça vaut le détour…Scarron était infirme (il avait perdu ses deux jambes) mais toujours d’une humeur riante. Archi-érudit, il écrit d’un verbe joueur qui reprend toute l’Énéide sur un mode parodique, souvent burlesque et disons-le, plutôt libertin. Et tout ça en sept livres denses, tout en octosyllabes… Le sublime originel du texte de Virgile, parfois empesé, est distordu vers le comique. Et ça marche, c’est drôle et d’une lecture rayonnante… Cet Ovni littéraire nous séduit par la facilité de l’écriture parodique. Scarron n’eût pas le temps de parachever son ouvrage, d’autres le firent avec moins de brio.
  12. Cyrano de Bergerac. (Hector Savinien) – Histoire comique des États et Empires de la Lune. 1657. Hector Savinien est une personnalité littéraire assez unique, il faut le reconnaître. Il nous emmène dans la Lune (le transport s’y fait avec une facilité déconcertante, Jules vernes est largué…) non pas pour nous stimuler l’imaginaire avec toutes sortes d’inventions et de chimériques créatures, mais pour faire un peu de morale. Force est de constater que les nations de la lune sont mieux gouvernées que celles de la terre, par la description qu’il nous en fait. Foisonnant panthéisme, coloré d’enchantements et de fantaisies, à la fois roman d’aventure et conte philosophique, Hector Savinien/Cyrano nous dépouille de nos habitudes chrétiennes en ce milieu de XVIIe siècle et nous offre tout l’éventail de sa philosophie d’homme libre : c’est un monde immanent mais rationnel, aux peuples humains préservé des folies des hommes. Toutes sortes de considérations sur le bien, la sagesse, l’art de gouverner ou la place de dieu parmi les hommes, nous éclairent ; c’est un peu bavard, agité d’anecdotes en tous sens, et assez diffus. Parfois, on oublie un peu qu’on est sur la Lune, et c’est exprès. Mais on ne s’ennuie pas. Et à la clé, un enseignement de la sagesse, sans se prendre jamais au sérieux. Imaginer un monde meilleur permettra toujours d’améliorer un monde mauvais. Finalement, il ferait presque bon vivre là-bas. Sacré Cyrano…
  13. Jean de la Fontaine- les Fables – 1668 et après : principale œuvre poétique de la période classique et à ce titre monument de la langue française. Chaque écolier français en connait au moins une mais ce ne sont pas moins de 249 fables qui constituent un patrimoine plein de verve, de malice et de bon sens. Il n’y a pas que des animaux qui s’échinent à nous faire la morale (au sens haut du XVIIe siècle) ; les fables nous disent surtout la vérité des âmes humaines. Autre qualité : la langue y est parfaite. C’est pour cela sans doute que ces textes ont aussi bien voyagé à travers les siècles, et nous parlent aussi efficacement des choses à faire surtout et surtout ne pas faire.
  14. Blaise Pascal- Pensées-1669. Démonstration, à la fois modeste et scintillante, de ce que peut établir l’intelligence. Chaque pensée de cet « effrayant génie» (dixit Paul Valéry) est un régal pour l’esprit, et peut se méditer des heures. Car Pascal est trois auteurs à lui seul : un grand philosophe, un grand scientifique et un grand religieux. Sa clairvoyance est éblouissante, et enrichira chacun de nos neurones à chaque lecture. Il traversa notamment un moment mystique qui le révéla à sa conscience chrétienne (un peu comme douze siècles avant lui, Saint-Augustin), dont on a encore les traces puisqu’il l’a mis en écrit. Puis il se tourna vers la doctrine du jansénisme (un christianisme épuré et pas vraiment comique). Les pensées font partie de ces livres qui peuvent accompagner nos esprits déprimés vers de beaux et relevés horizons, sous les affres de nos quotidiens incolores. On devient plus intelligent, à lire les Pensées.
  15. Molière- Le malade imaginaire- 1673. Retenir ici une pièce de Molière, et pas deux ou plus, est un défi. Chez ce géant absolu – le premier du théâtre, devant Shakespeare (si si) – il n’y a rien à jeter. Si vous ne riez pas en découvrant cette pièce de théâtre, c’est que vous n’avez pas mis le ton en la lisant. Sous le comique dérisoire des premiers rôles de Molière, il y a la tragédie que nos vices et nos folies impriment à notre condition. Argan est désespérant parce que désespéré, et sa souffrance fantasmagorique n’est pas feinte. Les bouffons et les tartuffes inventés par cet ami proche du Roi Soleil sont d’une modernité éclatante. Ils sont notre éternel miroir. (À lire aussi de Molière : tout le reste…)
  16. Jean Racine – Phèdre – 1677. Un des textes les plus évolués, les plus raffinés, les mieux composés que nous a laissé la langue française, et tout simplement, un des plus beaux – de ceux qui se comptent sur les doigts d’une seule main. Avec Racine, tout est élégance et raffinement. Rarement l’émotion, la pudeur, l’amour et ses tourments, ont trouvé expression plus réussie. Réputé impossible à mettre en scène, Phèdre est un poème dramatique. Le drame – qui monte à chaque rime, comme un flot – d’un amour impossible, pour nous en saisir tout entier. C’est beau, et tout est dit. (À lire aussi : Andromaque, Iphigénie…)
  17. Jean de La Bruyère – les caractères ou les mœurs de ce siècle – 1688: styliste de la langue avant tout, La Bruyère est moraliste plus que portraitiste. On retient de lui les descriptions anecdotiques de personnages étalons des travers de la vie en société, mais plus des deux tiers des 765 caractères sont dépourvus de personnages : le sujet de La Bruyère, c’est la moralité. Il a cependant croqué une galerie incroyable de portraits saisissants des personnages de son époque. Derrière une langue très classique mais toujours aérienne, on est encore stupéfait de la modernité de ces observations (et ce n’est pas moi qui dirais le contraire, pauvre et laborieux plagiaire !) ; remplacez les « grands » par les énarques ou les chefs d’entreprises, « la cour » par les médias ou les institutions publiques, prenez la Ville en tant que tel sans rien changer, et méfiez-vous de ne pas vous reconnaître dans tous ces traits qui fusent.
  18. Marquise de Sévigné (Marie de Rabutin-Chantal, marquise de…). Lettres. 1696. Elles ne sont pas nombreuses, les femmes de lettre du siècle classique. Mais celle-ci est exceptionnelle, et aura laissé bien des influences (Proust l’adorait). Car elle sait admirablement peindre. Elle fait de l’écriture sa passion quotidienne (plus de mille lettres dont les deux tiers à sa fille, dont certaines ne lui sont qu’attribuées), et adopte un style en transparence qui donne un ton de conversation, voire de monologue, adapté à toute forme de sujet qu’elle aborde. C’est surtout un regard, si rare, de femme, dans un siècle peu favorable, qui éclaire les comportements et les relations comme une lumière rasante de clair-obscur. Il y a beaucoup de clairvoyance dans ces phrases très lisses qui nous documentent à chaque page sur les mœurs contrastées d’un siècle brillant mais oppressant. Une belle âme, intacte après tant de temps.
  19. Charles Perrault- Les contes de ma mère l’Oye (1697). Les contes sont beaucoup plus tranchants et osés que vous ne le pensez. Ils ont accompagné votre enfance, dans des versions remaniées en rose vers la fin du XIXe siècle, et c’est une raison suffisante pour les lire à nouveau. D’autant qu’à l’origine les contes étaient plus appréciés par les adultes que par les enfants. Vous y trouverez des grands classiques, comme Cendrillon, La Belle au bois dormant, Le Petit Poucet. Mais attention : vous ne retrouverez pas le joli côté charmant des narrations de votre enfance. Les contes de Perrault, dans leur version originale, sont cruels et tragiques. Le petit chaperon rouge est définitivement dévoré (ça lui apprendra à désobéir), le réveil extatique de la belle au bois dormant est le début d’un long cauchemar, l’Ogre est monstrueux absolument etc. A noter que ne reste de cet auteur et de son œuvre immense rien d’autre que ce volet mineur. Ont disparu de toute forme de publication de nombreux chef d’oeuvre, tels son Apologie des femmes (1694), sans doute le premier écrit féministe de langue française, ou surtout, le fameux essai (pamphlet) des Parallèles des Anciens et des Modernes en ce qui Regarde les Arts et les Sciences (1696), la « querelle » des anciens et des modernes qui lui valut une grande notoriété et dont le regard critique changea le jugement commun sur la littérature.
  20. Fénelon. Les aventures de Télémaque. 1699.Fénélon préfigure les Lumières par son souci de justice dans les gouvernements. Ce qui lui importe dans ses développements ce n’est pas la légitimité d’Ulysse mais l’éducation de Télémaque, qui sera la condition de sa survie politique. Telle est la leçon de Fénelon ; le juste gouvernement des sociétés n’est pas nature de naissance d’excellence il doit être l’effet d’un esprit instruit à l’infini. Parfois le récit -c’est un roman -emprunte aux péripéties du compte parfois à des développements didactiques qui s’adresse aux princes de son temps, et plus particulièrement au premier d’entre eux vieillissant et redoutable. Fénelon écrit probablement un des plus beaux français de toute notre littérature, c’est donc un plaisir d’y revenir ; mais avec son souci de philosophie, au sens le plus commun du terme, les préoccupations du grand siècle s’estompent déjà. Apparaît avec lui l’âge des lumières. (Du même auteur, à lire et méditer : Démonstration de l’existence de Dieu)

Prochain chapitre: Les lumières et l’esprit libre.

A suivre…