Les chants perdus de l’Odyssée. Zachary Mason. 

Zachary Mason est informaticien.  C’est un as de la Silicon Valley. Il a plutôt nagé dans la science-fiction jusqu’à ce jour (The void star) mais a récemment ajouté à sa (encore maigre) bibliographie un ouvrage de SF qui variationne sur les Métamorphoses d’Ovide (Metamorphica).  A vrai dire, son nom évoque peu; c’est un patronyme anglo-saxon d’ailleurs assez courant ; rien à voir avec l’acteur génial de Lolita (James) ou le batteur légendaire de Pink Floyd (Nick).

On peut s’interroger s’il existe un rapport de cet univers frigido-technologique des systèmes d’information, peu vénéré sur nos Cahiers d’Alceste, avec ce livre, avec sa source d’inspiration, avec les mythes homériques. Sans doute pas, et ce serait tirer les cheveux que d’en caser un à tout prix. Le couloir est plutôt tracé dans l’univers de science-fiction dont Mason semble très familier, et qu’il sait bien alimenter dans son ouvrage. Dieux, démons, présages, sorts et magie foisonnent dans son texte.

Le thème initial des « Chants perdus » est simple, et somme toute, peu original en soi : Mason imagine un manuscrit, découvert dans de vagues fouilles – on ne s’attarde pas trop sur l’origine du machin, ce n’est pas le sujet vraiment – qui nous révèle que l’Odyssée tel qu’on la connait est un texte incomplet, et voilà. Il manquait en fait quarante-quatre chants, soit deux fois plus que n’en comprend la totalité de l’œuvre connue. Alors, c’est quoi, ces chants retrouvés ? A quoi ça ressemble, ça nous dit quoi, et comment, qu’est ce qu’on y trouve de nouveaux ? Défi borgésien, c’est gonflé pour un premier roman.

L’ouvrage est donc composé de quarante-quatre chapitres, chacun est une forme de conte. Des textes de dimension variable, le plus souvent courts, quelques pages, certains chants ne sont retranscrits que sous forme de fragments ; d’autres sont des nouvelles à part entière.

Le style, propre, assez moderne, limpide, ne recherche pas à plagier Homère avec moult archaïsmes et emphases à la mode antique, sans véritable suite chronologique. Aucun ne cherche à s’insérer sur un plan formel dans le texte d’Homère ni en reprendre le mode épique. On y trouvera une connaissance solide des codes de la littérature homérique, mais pas un challenge d’érudition, ou d’exégèse sur les vingt-quatre (vrais) chants de l’odyssée. Pour ceux qui recherchent cette dimension, ils iront plutôt lire, si pas déjà fait, le merveilleux « Un été avec Homère « » de Sylvain Tesson, dont l’inspiration intellectuelle, et rêveuse nous aura donné un bel émerveillement.

Quand on a toujours été passionné par Homère, premier amour de lecture pour votre serviteur dans une version aménagée pour les enfants, on est attiré par le projet de Mason ; tout en se disant, attention, soit coup de foudre, soit casse gueule. Les mythes homériques ne seront jamais achevés, aussi accomplis que soient leur forme et leur texte. Pourquoi ne pas les continuer, les renforcer ? Mais il faut quelque chose à dire.

Mason ne s’en tire pas si mal. Il nous offre une lecture plaisante et qui prend bien. Sa narration nous livrera beaucoup de trouvailles captivantes ; Achille, enfermé trois jours dans un tombeau par ruse, décide de renoncer à la violence ; Ulysse aux enfers (24) est un funambule qui passe en équilibre sur des tribunaux (infernaux) ; Agamemnon mobilise toutes ses ressources de tout son empire pour trouver un mot, un seul mot qui englobe toutes les significations du monde, qui puisse l’apaiser (Agamemnon et le mot, 5) ; notre auteur sait aussi dégager , quelquefois, là où on n’attend pas, un verbe poétique délicat (« le susurrement de la neige qui tombe » 25). Parfois, les récits empruntent à la première personne, ce qui peut paraître sacrilège dans la poésie d’Homère (Une nuit dans les bois, 11, très beau récit ; Intermezzo, 29 ; Lamentation victorieuse, 30). Tantôt Ulysse est un jeune homme qui part à la guerre à l’âge de 20 ans sans expérience, tantôt déjà un roi chevronné et rusé qui fait autorité sur ses confrères. Tantôt il est déjà à Ithaque, tantôt il n’a pas quitté Troie encore. Et ainsi de suite.

On ne sait si c’est son expertise des décisionnels informatique qui lui insuffle cette imagination frénétique, mais on sera ébloui par l’invention de l’écrivain qui éclaire chacun des chants de façon autonome. En fait, l’écrivain à la seule envie de se faire plaisir par des variations sur le thème de l’Odyssée et de l’Iliade. Il n’y a pas de chronologie entre les contes, certains même se recoupent, ou se contredisent. Mais on se plaît dans ce dédale et dans ce découpage. On est pris.

Pourtant, il y a bien une sorte d’unité dans tous ces contes et ces histoires qui se télescopent et se répondent. Cet imaginaire puissant n’est pas joyeux. Passe en filigrane sous le flux du récit une violence coupable : suprême vainqueur de Troie, Ulysse en est le boucher. L’atroce carnage final de la guerre – dont l’Iliade ne dit rien car ce n’est pas son thème- laisse une trainée sanglante dans l’intégralité du mythe et toutes ses variantes ultérieures, puis, au-delà, toute la littérature occidentale, et le coupable, c’est lui. Le leitmotiv majeur des « Chants perdus », c’est la mort. Et ce dès le début, pour peu qu’il y ait un début dans cet échelonnement de contes (Élégie de Pénélope, 9). Elle est présente, la mort, sous une forme ou une autre dans toutes les histoires et toutes les méditations dont le roman nous gratifie. Ulysse lui-même meurt dans plusieurs chants, c’est vous dire.

J’ai parlé plus haut de défi borgésien ; en fait on est plus proche de l’univers d’Italo Calvino. Un imaginaire savant, très codé et construit, anime cette œuvre qui est loin d’être mineure. On ne sait si Zachary Mason, qui n’est pas vieux, entend se consacrer à ses inventions d’intelligence artificielle, ou à la bonne vieille littérature. Ce serait dommage que ses algorithmes nous le vampirisent. Il a des choses à dire, pour un informaticien américain… On verra bien. En attendant, lisez ces « Chants perdus de l’Odyssée » : si Homère n’est pas encore de retour, ça vaut cependant le détour.

 

Zachary Mason.  Les chants perdus de l’Odyssée. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Hoepffner. Edition Jacqueline Chambon, 253 pages.

 

 

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