Ne parlez pas aux jeunes des difficultés de leur âge. La plupart est peu disposée à en entendre les couplets, qu’elle aura déjà cent fois écoutée : que leur fait votre compassion, quand vous avez de loin passé l’époque des recherches d’emploi, des angoisses aux lendemain d’examen, des solitudes douloureuses et de l’abysse du chômage ? Leur nature les porte autant à la fierté que celle de leurs aînés… Vous voulez ouvrir une porte, et faire entrevoir un cheminement meilleur que celui tracé par ces années malaisantes ? Évoquez donc le poids des âges et la vieillesse qui monte, son cortège sombre de faiblesses et de maladies, représentez-leur ce qu’il en est de voir partir ses amis et tous ces instants heureux avec eux réduits à de simples harmonies de souvenirs, tracez donc, avec la précision de l’expérience, la finitude du temps qui vient ; mais surtout, en toute circonstance, n’oubliez pas de dire ce qu’est la sensation d’avoir beaucoup vécu,  son inégalable goût de cerise, et l’écho harmonique de cent mille souvenirs… alors, vous aurez su parler à aux jeunes, les éclairer utilement sur la vérité de l’existence, et quand bien même un sur cent vous aura écouté, croyez que celui-là, pour les temps qui s’ouvrent à lui,  sera bien devenu sage.

Voici Amphion, qui est banquier, qu’on regarde de loin comme il sort de ses bureaux, et qu’on déteste et fustige; car il vit sans humanité, on le sait bien, comme tous ceux de cette mauvaise famille. Ces gens-là n’ont pas d’âme et sont trop dévoués à leur gain. Il commet chaque jour des transactions furieuses pour amasser plus de fortune et se faire plus puissant, plus riche encore, pour mettre à genoux des entreprises, coller à la rue des familles entières, ruiner des lignées et des cités, et certainement déchiqueter des patrimoines centenaires. Partout où son argent s’amasse, fleurit le malheur. Ce sont des nuées d’Amphion qui chaque jour sur terre font les indigents plus indigents…C’est une personne à fuir. On n’en voudra ni pour gendre ni pour ami.

Mais qu’il traverse la rue, s’approche, sourit comme il vous tend la main, et oubliant juste une fois les faillites et les actions, on l’invitera à dîner.

Clélie est parisienne et ne vit que pour les réseaux. Cette passion la démultiplie dans un rayonnement de relations virtuelles. Tous les jours, elle envoie un trait, une image, quelques verbes, une maxime de son cru. Le temps qu’il fait, le dimanche qu’elle a passé, le cinéma qu’elle a aimé, les chaussures qu’elle a achetées. Parfois, des inscrits lui répondent. Ils lui disent la même chose, et en signent la portée, en aimant, souvent, ou désaimant, parfois.

Un matin, Clélie, juste avant le travail, photographie d’une minuscule terrasse, son café noir et son croissant. Elle poste un commentaire, qui ne dit que cela, comme il fait bon, un matin de printemps, déguster un café noir et un croissant sur une terrasse; et elle ajoute, dans une intuition éclair : c’est l’esprit de Paris. Cela, donc, et rien de plus.

Et voilà, ça part, et ça circule. La formule plaît. Et elle plaît vraiment, et re-plaît encore : de partout arrivent en flots soutenus les aimants sur son adresse. En deux jours, elle est notoire, en quatre, elle est célèbre. Sa phrase incarne à elle seule, dit-on, tout le sens d’une époque, toute l’âme de son temps, la merveille de Paris. Elle y a tout saisi, en une poignée de mots. Quel œil, quelle vérité en si peu de choses ! Clélie est illustre soudain et, propulsée influenceuse majeure. Tant de jeunes lui demandent conseil. On parle d’une émission de téléréalité, on parle d’une entrevue télévisée avec la Maire de Paris, et qui sait, le Président… On parle d’un magazine. Sa popularité déferle sur les esprits jeunes et simples. Les semaines avancent, et l’été vient.  L’esprit de Paris…

Toute à son succès, électrisée et transformée, Clélie sait qu’on l’attend encore. L’opinion des amis et les foules de guetteurs attendent d’elle une nouvelle opinion. Ils ne savent quoi, mais ça doit advenir. Un soir de chaleur, à la même terrasse, elle envoie, la photo d’un verre de vin rosé glacé et trois olives. Et elle commente : et maintenant, voici l’été sur Paris.

Que n’a-t-elle pas dit là… Cent mille réponses se ruent dans la seule nuit qui suit. On la désaime en masse. Quoi, voilà tout ce qu’elle peut dire des merveilles de Paris, de la splendeur de l’été. D’autres ajoutent que dans une ville où tant de gens dorment dehors, il y a d’autres choses à glorifier qu’un coup à boire… Décidément, ce pauvre hère n’a rien à dire qu’elle n’a pas déjà rabâché. L’été sur Paris, le rosé et les olives, quelle pauvreté de ton et de propos. Clélie, blessée, titube, mais entend défendre son opinion. Oui, envoie-t-elle, la robe du rosé est bien la couleur de l’été à Paris. Et la foule invisible et sans tête à force d’en avoir cent-mille, se déchaîne. Quelle nullité, quelle imbécillité, quelle médiocrité ! Comment la jeunesse en est-elle arrivée là ! Du rosé!

Clélie n’écrira plus rien, n’enverra plus rien, ne notera plus rien. Elle se couvre le visage en sortant dans la rue, sait comme on rit d’elle à son travail, qu’elle redoute de perdre au premier tremblement. Ah ah, le café, et le rosé… Elle n’ose plus prendre le métro, de crainte qu’on ne la reconnaisse. Elle évite ses voisins, et sent bien une pesanteur et des silences dans les repas de familles. Elle n’envoie plus rien sur les réseaux. Elle ferme un jour son compte.

Alors on l’oublie, et plus tard, elle tiendra une librairie très en vue, dans une agréable ville de province.

 

©hervehulin

Troïle est très en vue dans l’univers des réseaux et de la télévision. Il fait une émission et, non, même plusieurs. C’est peu croyable, la masse d’audiences qu’il captive chaque jour. Il bouffonne avec aisance et rayonne avec talent dans toutes sortes de grimaces pour étonner et faire rire. Il n’est pas intelligent et ce qu’il montre peut le faire passer parfois pour stupide ; il y gagne encore de la célébrité. Son langage est limité mais il parle beaucoup avec les mains ; il fait avec sa gorge et son nez toutes sortes de sons qui compensent l’absence de syntaxe. Ainsi, on l’adore et on en rit. Parfois dans ce qu’il dit ou dans ce qu’il fait dire à ses invités, on veut à tout prix trouver quelques signaux d’intelligence qui le rapproche de l’homme. Car il reproduit à la perfection les comportements d’acteurs ou de journalistes de notre temps, mais d’une notoriété très supérieure à la sienne, dont il nourrit et amplifie son geste. De temps à autres, il envoie ces sortes de méchancetés qu’en ville on aime tant pour les rapporter au terme d’un dîner ou dans le coin d’un salon ou sur la ligne d’un réseau ; il sait alors découvrir soudain une mâchoire acérée avec laquelle il mord : on aime cela. Ensuite, il n’hésite pas, pour gonfler l’attention, à parler joyeusement et sans fard de son intimité, ou de celles de ses hôtes, comme d’autres montrent leurs fesses. C’est donc une forme d’animal de média que l’on connaît bien et que l’on reconnaît à l’orée des jungles et des savanes. Ainsi est Troïle. Bête à marcher à quatre mains, exhibant son cul dix fois par jour pour marquer son territoire, avalant tout ce qu’il trouve, doté d’une mâchoire de chien qu’il faut éviter, et restant tranquille à condition de ne pas être approché. Son métier l’a métamorphosé. Troïle est-il encore un homme où déjà un babouin ?

 

En contre-jour des postures et de l’apparat des mondanités, dans la démultiplication de gestes des courtisans ou des intelligents, dans le frisson des rassemblements que les cultes et les réseaux appellent, un nom est écrit. Sur tout ce qui cherche un sens, ou déjà trouvé le sien, sur les panneaux de signalisation, les rocades et les ronds-points, sur tout ce qui se meut et emporte ce qui ne se meut point, sous les angles, les cercles et les droites et tout de leur vérité physique, un nom est écrit. Dans les soirées de beaux esprits, la grimace du bouffon, les files d’attentes des soupes populaires et des entrées de cinéma, les jeux du cirque et les philharmonies, les brasseries et les cantines d’entreprise, ce nom est écrit. Aux enseignes des commerces bien sûr, sous les portes de service des derniers palais, sous l’ego des architectes, sous le pseudonyme des vedettes, les caprices des divas et le traitement de texte des plumitifs et des fonctionnaires, autour de l’éblouissement des médias, ce nom est écrit. Dans le sourire du prince à chacune de ses promenades, à chacune de ses lois, la courbure de ses affidés, la volonté des ennemis de l’État ou la fragilité de ses amis, dans les remords de l’intérêt général, derrière la fatigue des républiques et les folies rentrées des révolutions, dans le cercle des faiseurs et des penseurs, ce nom est encore écrit. Dans le désespoir des foules, et l’orgueil du genre humain ; sous la peau caressée et le filigrane des passions, parfois même, dans l’éclat du hasard, et l’attente de la gloire, son nom est toujours écrit.

En tout cela et plus encore, ineffaçable, est écrit le nom de l’argent.

 

 

 

 

 

 

Qui connaît Caton ?  Constamment loué grâce à la douceur de son propos et l’harmonie de son esprit, ce qu’on apprécie dans sa compagnie, plus encore que l’attention qu’il offre à tous ceux qui le connaissent, qui le fréquentent et s’en réjouissent, c’est cette façon de ne jamais heurter dans la conversation par une parole sans nuance, et cette douceur respectueuse qu’il imprime sitôt qu’il converse. Toujours en société, toujours entouré, il reste d’humeur égale et sait se mettre en phase parfaite avec les sortes de caractères que la journée lui envoie, du plus tourmenté au moins difficile. L’unanimité sur sa personne atteint les effets d’une symphonie.

Mais qui est Caton ? On ne lui connaît pas d’épouse ni de maîtresse. Liant qu’il est avec chacun, on ne voit jamais ses amis, on ne lui devine que très peu de compagnie.  Mais on ne parvient à savoir si une telle tempérance dans le monde est assorti de sentiments partagés. Quel est son métier ? Quelles sont ses passions ?

Quand vient le soir, le profil change dans cette intimité invisible du monde. Le voici qui rentre, après un long transport dans la foule soudain indifférente, à son domicile, étroit et peuplé d’un vieux chat et décoré de papier peint à grosse fleur. A peine refermé la porte qu’une nouvelle vie se détache de celle reconnue. Il est alors devant l’écran de son petit ordinateur, et l’infini des connexions avec l’univers s’ouvre à lui. Il s’active sur son clavier.  Les réseaux captent son verbe, le propulse derrière l’horizon imaginaire des applis, et diffusent dans l’univers l’électricité de ses avis. Partout ailleurs dans la Ville, dans le monde, sur des nuées d’écrans et devant des regards captifs, des vies solitaires, des esprits fatigués, ses phrases cruelles s’étirent et attaquent. Pas un évènement mineur du monde accompli dans la journée quelque part, ici ou ailleurs, qui ne rencontre son jugement, et inévitablement, sa condamnation. Les élites, les politiques, les juifs et les musulmans ; les banques et les paysans, les fonctionnaires et les patrons, les jeunes et les migrants. Les faibles et les autres. Il déteste le monde, il se délecte d’agresser les lointains. C’est sa joie sans épuisement, que la tiédeur des journées ne pourra jamais lui offrir. Il n’est plus celui qui tout à l’heure collectionnait les embrassades. Dans la haine et sur le net, il est enfin lui-même. Qui reconnaîtra Caton ?