Être un homme de mérite est toujours un agrément pour autrui, mais parfois une épreuve pour soi-même. Artémon est apprécié de juste valeur, par ses pairs et ses subalternes. Sa réputation assise avec solidité, il lui aura été facile de monter des échelons. Regardez-le, son aisance et sa réussite font envie. Voyez comme il est concentré sur cette présentation, comme il est réactif dans cette réunion. Mais que savez-vous de son visage intérieur ? Au fonds, subsiste une pâle sentine ignorée de la lumière ; Artémon, chaque seconde, doute du cheminement de sa vie. Cette invisible réalité des âmes, quand vous le voyez si attentif au travail, veut qu’il ne pense qu’à de belles choses jugées de faible prix. Les papillons, les oiseaux, les fleurs. La ligne bleutée d’une crête lointaine, un rire d’enfant sur la plage.  Quand il est seul, face à son miroir, ou dans l’instant précédent le sommeil, il lui semble être un imposteur suffisamment habile pour jouer ce qu’on attend de lui, mais toujours à la merci d’un regard ou d’un glissement qui le trahiront pour toujours. Souvent, il fait le rêve qu’il est perdu dans les couloirs familiers de ses bureaux, qu’il a loupé par inertie une importante échéance comme il était occupé à lire un poème, ou encore, face à un public noué à sa parole, qu’il ne sait pourquoi il est ici et pas ailleurs, ni ce que lui veulent ces gens. Mais aussi qu’il doit entrer quelque part où il est attendu, et que la double porte en est fermée quand elle devrait être ouverte. Pire encore, qu’il a une décision à prendre devant un auditoire pressant, de cent visages au moins, et ne sait rien faire de ce qu’on attend de lui. Artémon depuis des années est hanté par le duel intime de ces deux moitiés d’âme, et redoute leur inversion au grand jour. Il ne sait pas, Artémon que tous ceux qui l’observent et le jugent chaque jour, tous ceux qui le reconnaissent, tous ceux qui le gratifient de louanges, souffrent du même mal, partagent les mêmes songes et nourrissent la même frayeur. Il ne sait pas, Artémon, que c’est le sort commun de tous ceux dont la réussite leur a coûté une part infime de bonheur.

©hervehulin