Voici  un authentique entrepreneur, un homme qui prend des risques et qui n’est pas sans rien faire, et c’est Arsène. Voici dont un vrai libéral. On peut dire de lui qu’il ira loin, mais il a déjà parcouru bien de ce chemin que la vie dévoile comme on s’y aventure. Arsène considère que tout investissement – d’argent, de temps, de relations- est juste par son principe. Il adore le mouvement mais rejette l’oisiveté, honore le profit et déteste l’assistance. Arsène est un gagnant. Qui lui donnerait tort, de nos jours ? Il est pour l’entreprise et le capital, hostile au partage et à la solidarité dont il affirme que c’est la dictature des faibles et des inaptes. Seul le travail et la valeur font la fortune. Sans doute nourri de son succès, et assourdi par son propre mouvement, Arsène n’aime pas les modestes de la société, et n’a pas de mots assez sévères pour les distancés, les exclus, les précaires et les pauvres, qui ne sont  -tout le monde le sait – que des invertébrés accrochés à leur rocher. Souvent, on le voit s’agacer ou s’emporter quand ces êtres réduits, à la vie confisquée par le sort, encombrent devant ses pas la chaussée qu’il emprunte. Plus les années passent et plus il est intransigeant pour ceux-là. Plus son succès l’élève dans cet ordre social qu’il vénère, plus ceux qui restent en bas l’exaspèrent. Mais qu’on ne lui reproche rien de cette mauvaise obsession, ce n’est là qu’un détour; jadis, on l’aura deviné, Arsène fut pauvre, jusqu’à un soudain virage du sort et toute ces foules de misère sont autant de spectres qui le pourchassent de les avoir oubliés. Lui seul les voit qui le hantent et le pourchassent, mais il ignore qu’on le sait.

À se complaire dans l’attraction des puissants, on en subit les grandeurs et les servitudes. Vous êtes ami avec l’un depuis vingt ans, mais le voici qui tombe bien bas par une affaire d’argent, d’impôt ou de vilaines mœurs : happé par l’appel d’air et sitôt effondré au creux de l’indignité, vous n’avez su rien voir venir, vous dira-t-on, et qu’il ne fallait surtout pas vous approcher si près d’une personne aussi peu recommandable.  Vous êtes aussi ami avec cet autre depuis six mois, tout autant inquiété : à peine son avocat a-t-il fait annuler un mauvais jugement, que vous serez encensé d’avoir pour fréquentation une personne aussi avisée. Mais ne vous leurrez pas : celui qui s’en tire vous laissera loin derrière, quand celui qui sombre vous emporte avec lui. Ce sont là des amitiés bien difficiles, pourvu qu’elles soient sincères.

Chrysante est fier de sa promotion. Celle-ci, dit-il, le valorise. A ses amis, Il représente sa position comme on le fait d’un moment de théâtre. A sa famille, il parle de ses responsabilités, de son nouveau bureau, de ses notes de frais. Il déclame et s’agite, il est tourbillon et référence en même temps ; il dit comment les jeunes viennent lui solliciter conseil, les moins jeunes prennent exemple sur lui ; les seniors y voient à nouveau avec nostalgie leurs espérances de jeunesse. Il raconte souvent d’un air nonchalant ses exploits.

Ce matin encore, nous dit-il, il a sauvé le comité directeur de l’effondrement qui menaçait. Tout y était routine et plus de vingt personnes y parlaient en même temps sans jamais s’entendre. Mais notre Chrysante qui pendant deux longues heures n’avait point parlé, intervient. Voici qu’il s’élève au-dessus des rangs ; très vite, la cohérence de son discours, le resserrement de ses arguments captent l’attention de tous comme d’un seul homme. Les esprits lassés se réveillent. On se nourrit de son verbe, de sa compétence. On loue son excellence. Les décisions pertinentes seront alors prises sous cet éclairage sans appel. Il raconte tout cela d’une traite, l’air nonchalant et satisfait.

Sitôt la réunion finie, auréolée de sa gloire quotidienne, il sort, longe son couloir, jusqu’au bout. Il regagne son espace de travail à lui seul dédié, à côté du photocopieur, à la droite des lavabos. Il a trente exemplaires à produire. Personne n’approche, lui seul sait manipuler la reprographie. Chrysante rêve d’un vrai bureau pour lui seul.

Croire que c’est le travail exercé qui nous donne notre principale dignité est d’un usage répandu. Il est en quelque sorte l’étalon qui fixe le prix de votre personne. C’est un piège délicieux dont les liens sont appréciés, jusqu’à ce le tour du vent change.

 

©hervéhulin2022

Cléobule est ouvrier, ou postier, ou infirmier mais peu importe, vous le connaissez. C’est un homme souriant, plutôt d’humeur avenante. Il déploie sitôt qu’il parle cette faconde heureuse et ce peu d’instructions dans ses propos et ses références qui est pour beaucoup, et pour le grand malheur de celui-ci, la signature du peuple.

Ses opinions sur la société, les lois et les gouvernements, sont consolidées. Il est pour le peuple, pour la fin des puissants et la fin du capitalisme. Pour le partage des richesses, car les grands groupes et leur patrons sont des criminels, leurs biens doivent être rendus à tous et mis en commun, en production et en consommation. Il est pour un gouvernement commun qui assure avec autorité l’intérêt général et protège les pauvres avec rigueur et l’appui de lois très fermes.

Mais il est aussi contre des décideurs abstraits et mous, se sent loin de ces hommes politiques et ces élus décadents, contre ces journalistes vendus au système, contre ces migrants qui nous parasitent, contre l’idée d’un pays mélangé voire remplacé, contre les juifs qui nous surveillent, contre ces musulmans qui nous effraient, et contre tous ceux qui cherchent à nuire à l’homme blanc hétérosexuel de souche chrétienne de cinquante ans. Il est hostile à ce pays qui ne ressemble pas assez à celui de ses arrières-grands-parents.

Car notre curieux Cléobule est convaincu d’être peuple. La preuve qu’il est vraiment peuple, vous dira-t-il, est qu’il est peu allé à l’école, n’a jamais voyagé hors de sa banlieue, est fier de ne jamais lire un livre, et de gagner très peu sa vie, avec ou sans travail. Mais encore de sa sueur, ou d’avoir les mains abîmées. Tout cela est d’une bonne marque de fabrique. C’est sa ligne bien à lui, dont il ne déviera pas. D’où lui vient donc cette furieuse conviction ? Cela fait quarante ans au moins que ces puissants qu’il déteste, lui ont inculqué cette si basse image du peuple, et cette vérité : convaincu d’être peuple parce que tout en bas, détestant tout ceux qui sont plus hauts que lui, et ne disposant de la connaissance de rien ni du goût d’autre chose, Cléobule ne changera jamais rien à la pyramide des choses, pour le grand bénéfice de ceux qui ont tant de mépris pour lui.

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Ne voyez-vous avec quelle ferveur Chrysante sert toujours Théramène de si près ? Il est en toute circonstances, à le précéder, pour s’assurer que le chemin est libre, sans encombrement ni saleté devant les pas de son illustre ami ; que la porte est ouverte, que la chaise est tirée. Il se penche encore et lui ôte sa veste. Il se charge de ce que la voiture soit garée sans souci. Au restaurant, il est encore là, vérifie que la commande passée est la bonne, que c’est bien le bon vin et le bon plat, et le bon menu et le bon prix, se lève et va sermonner jusqu’au fond des cuisines. Il se fait voir et revoir tout près de Théramène, il parle et rit à voix forte, démontre sa connivence à force moulinets, et met la main sur l’épaule, s’esclaffe à nouveau, pour peu qu’on ne l’ait point encore remarqué, changeant le ton sonore de son rire, tantôt grave, tantôt aigu, criard et efféminé en même temps pour être certain d’avoir été entendu. Passionné d’être utile à celui dont il a fixé le sillage, il ne voit rien que sa mission. Sa vie n’est plus qu’une antichambre fermée de cette réussite qu’il n’a pas. Mais demandez à Théramène qui est Chrysante : il ne saura vous répondre, et jurera ne l’avoir jamais vu. Car à force de ramper toujours plus bas pour servir un bien plus puissant que lui, le pauvre Chrysante, toute substance perdue, est devenu invisible.

©hervehulin2023

Céphise à l’habitude remarquée de rire haut, en montrant ses dents qu’elle a blanche.  En parlant, elle fait toujours des gestes des mains, qu’elle met en avant pour qu’on les voie. En écoutant, elle fixe son regard, qu’elle cultive comme profond, noir et brillant. En riant, elle met la tête un peu de côté. En travaillant, elle garde la tête bien droite, et plisse toujours un peu ses paupières. En marchant, elle met lentement un pied devant l’autre, et ainsi de suite sans varier de discipline. Souvent, aux beaux jours, elle se déchausse discrètement d’un pied sous la table, pour faire voir, dans le message de sa peau nue, comme elle peut être sensuelle. Mais tous ces gens qu’elle fréquente sont bien décevants assurément, qui ne voient en Céphise qu’une femme trop forte, bruyante, insupportable à force d’apprêtements. En dormant, elle ronfle fort; tel est son authentique secret.

Métaphraste souffre d’une maladie qui ne se soigne pas: il veut réussirRéussir dans le métier et la carrière et figurer parmi ceux qui comptent. Il veut avancer encore et encore, et chaque jour qui passe nourrit cette fièvre. Plus il fréquente, plus il rencontre autour de lui, et plus son ambition le rend souffrant. Il est en écoute à chaque minute, et en mode veille sur toute sorte de chose, des grandes et des petites, mais toujours là. Il distribue sa carte par liasses, il sillonne les réseaux de ses mots. Il se précipite vers vous, et vers d’autres, pour rendre service, et vous dire ce qu’il convient ; il fera le mystérieux, jouera l’influent, mais vous garantit qu’il accomplira ce qu’il faut à votre service. C’est lui qui fera le dîner de la promotion, et passera cent coups de fil à cet effet. Qu’une porte s’ouvre sur l’antichambre d’un préfet, une fenêtre, ou même simple lucarne, sur le cabinet d’un ministre, et le voici qui s’engouffre sans attendre qu’on l’appelle, pour s’y montrer et s’y faire reconnaître. Un colloque, apprend-t-il, s’organise pour cette semaine? Il fait des pieds pour en être, des mains pour y parler de ce qu’il connaît, s’y invite quand la réponse ne vient pas assez vite, et vous pouvez lui faire confiance : il prendra la parole, et ne lâchera pas le micro ni l’écran avant d’avoir brillé. Il rentre tard le soir, à peine pour embrasser ses enfants, et le fait savoir partout où il le faut. Mais ce n’est pas encore assez pour réduire la température et la soif qui le tenaillent.

Pour apaiser cette fièvre, ses amis et ses collègues lui disent bien qu’il fait un parcours admirable, que c’est un sans-faute, et en chaque occasion, il lui est répété qu’il ira loin. Mais si on lui dit qu’il ira loin, n’est-ce pas le signal qu’il est encore trop près et qu’il faut encore vite avancer ? Mais redoubler d’effort ne lui fait pas peur. Cette énergie d’aller plus avant et plus haut qui le brûle délicieusement lui remplit tout le corps et l’âme en même temps, alors que la distance enviée et la hauteur aperçue n’existe que dans sa tête. Métaphraste souffre d’une maladie qui ne se soigne pas; il a réussi et veut réussir encore.

 

©hervéhulin2022

Ceux qui ont mieux réussi leur trajectoire en société que d’autres, nous les admirons parfois tandis que dans leur cheminement, ils nous étonnent. Mais limitons à ça notre regard et n’allons point au-delà. Car parmi ces nombreux-là, il y en a tant qui ont renoncé à de beaux et justes sentiments, tant qui ont sacrifié les émotions attendues, qui ont vendu leur fierté pour trois titres vains ou cinq marches sur l’échelle de la gloire qui en compte plusieurs millions, qui ont écourté leurs amitiés ou les ont simplement vendues, qui ont renoncé à leurs familles et délaissé ces enfants qui attendaient bien tard le soir, et bien d’autres qui auront oublié leurs opinions pour avancer encore et encore, et tous ceux-là ne manqueront pas de s’en souvenir en secret un jour. Ils sont allés dans la carrière comme jadis on allait au couvent, en s’inventant une vocation qui ne ferait, en s’asséchant avec l’âge et les désillusions, que découvrir lentement l’horizon des vies délaissées.

Tout ce qu’ils ont gagné, tout ce qu’ils ont acquis, l’aura toujours été à titre onéreux et de faible bénéfice, à un prix qu’aucun sage ne voudra donner: tout renoncement à ce qui fait la vie plus douce est d’un coût insoupçonné au moment de l’achat : ce même prix dans les vieux jours saura leur rappeler son poids. N’envions à aucun de ceux-ci la gloire de leur carrière.

 

 

 

Être un homme de mérite est toujours un agrément pour autrui, mais parfois une épreuve pour soi-même. Artémon est apprécié de juste valeur, par ses pairs et ses subalternes. Sa réputation assise avec solidité, il lui aura été facile de monter des échelons. Regardez-le, son aisance et sa réussite font envie. Voyez comme il est concentré sur cette présentation, comme il est réactif dans cette réunion. Mais que savez-vous de son visage intérieur ? Au fonds, subsiste une pâle sentine ignorée de la lumière ; Artémon, chaque seconde, doute du cheminement de sa vie. Cette invisible réalité des âmes, quand vous le voyez si attentif au travail, veut qu’il ne pense qu’à de belles choses jugées de faible prix. Les papillons, les oiseaux, les fleurs. La ligne bleutée d’une crête lointaine, un rire d’enfant sur la plage.  Quand il est seul, face à son miroir, ou dans l’instant précédent le sommeil, il lui semble être un imposteur suffisamment habile pour jouer ce qu’on attend de lui, mais toujours à la merci d’un regard ou d’un glissement qui le trahiront pour toujours. Souvent, il fait le rêve qu’il est perdu dans les couloirs familiers de ses bureaux, qu’il a loupé par inertie une importante échéance comme il était occupé à lire un poème, ou encore, face à un public noué à sa parole, qu’il ne sait pourquoi il est ici, ni ce que lui veulent ces gens. Mais aussi qu’il doit entrer quelque part où il est attendu, et que la double porte en est fermée quand elle devrait être ouverte. Pire encore, qu’il a une décision à prendre devant un auditoire pressant, de cent visages au moins, et ne sait rien faire de ce qu’on attend de lui. Artémon depuis des années est hanté par le duel intime de ces deux moitiés d’âme, et redoute leur inversion au grand jour.

Il ne sait pas, Artémon que tous ceux qui l’observent et le jugent chaque jour, tous ceux qui le reconnaissent, tous ceux qui le gratifient de louanges, souffrent du même mal, partagent les mêmes songes, nourrissent la même frayeur. Il ne sait pas, Artémon, que tous ceux-là partagent avec lui cette émotion secrète

©hervehulin